01
Si seulement la Terre pouvait cesser de tourner.
Ma tête allait exploser. Des flocons de neige se posaient sur mon visage avant de s'évaporer au contact de mon corps enflammé et un filet de bave me coulait sur la joue. Du coin de l'oeil, je pouvais voir une flaque de vomissure à mes pieds. J'avais rendu mes nachos gratinés, et le curieux mélange de jaune, vert et rouge n'était pas sans rappeler mes Noëls en famille.
L'atroce migraine qui me vrillait le crâne faisait pulser mon sang, et l'acouphène qui l'accompagnait me faisait grincer des dents. Mon corps engourdi craquait de-ci, de-là, et ma vessie crampée m'indiquait le risque prochain que le sol à mes pieds devienne pissoire. Péniblement, je me redressai et croisai les jambes sous moi.
Où s'que je suis ? me demandai-je avec un soupir douloureux. Mon regard tourbillonnant aperçu les étoiles clignotant faiblement dans le ciel. On aurait dit qu'elles se promenaient allègrement, petites lucioles dans mon champ de vision. Je commençais à retrouver mes esprits, assez du moins pour constater le parc dans lequel je me trouvais. Comment je suis arrivée ici ?
Le souvenir de Vanessa me revint brusquement et je la cherchai des yeux ; mais non, j'étais bien seule dans le petit parc. Je réalisai soudain que je n'avais pas pris mon manteau et que j'étais frigorifiée. Les relents d'alcool qui faisaient vapeur me confirmaient que j'avais bien trop bu, ce qui expliquait ma mémoire confuse. Les dents serrées, je me maudis pour cette fâcheuse tendance que j'avais de boire à en perdre la raison. Cette fois, c'est aller trop loin. Ostie ! Pis Vanès, elle est où ? Nous étions à quarante kilomètres de la maison, et je n'avais pas un sou sur moi ; j'avais tout dépensé au Purple Drop.
Inconfortable dans ma petite robe de soirée, je tâchais de ne pas m'inquiéter. Novembre n'avait pas été épargné par la froideur de l'hiver, et cette nuit, l'air glacial semblait avoir figé jusqu'au temps. Peut-être que le club est tout près ? Je tendis l'oreille en tâchant de faire abstraction de l'acouphène qui ravageait mes tympans, mais malgré tout, je n'entendis qu'un lourd silence meublé de quelques voitures au loin. Je me levai avec raideur dans l'espoir de dégourdir mon corps las, mais je fus soufflée par la douleur qui m'assaillit alors. J'ai dû chuter et me fêler un truc. La sensation de côtes broyées se mêlait à celle de m'être fait rouler dessus par un camion.
— Merde !
C'était le cas de le dire, j'étais dans le pétrin. Que faire ?
Les secondes passèrent, se transformèrent en minutes. J'étais figée sur place, et la question taraudait mon esprit embrumé : que faire, que faire ?
Soudain, je sentis une vibration contre mon sein droit. Un faible sourire se dessina sur mes lèvres gercées, et j'éclatai alors d'un rire épuisé. J'ai mon téléphone ! Soulagée, je l'extirpai de mon soutien-gorge, persuadée que Vanès tentait de me joindre. Elle disait toujours que l'endroit le plus sécuritaire pour garder nos objets de valeur, c'était dans la brassière. J'avais beau l'avoir toujours obstiné sur le sujet, cette nuit, son astuce s'avérait véritablement efficace.
Je me rembrumis alors. La notification se révélait finalement une demande d'amitié sur Facebook. Tu parles d'une heure pour essayer de se faire des amis ! Contrairement à Vanès qui adorait recevoir de ces notifications et acceptait un peu tout et n'importe qui, j'étais plutôt du genre à tout mettre sous verrou, et je m'étonnais même que mes paramètres de confidentialité n'aient pas bloqué l'invitation inusitée. Cependant, je n'avais vraiment pas la tête à m'en occuper.
Bon, concentre-toi. Il fallait que je trouve une solution.
Je peux texter Vanès et lui demander où elle est. Voilà. Je tentai d’être cohérente : « Jdais oas ou tes ? He duis dsnd parc » Je me relus maladroitement, puis finit par admettre que si j'étais moi-même trop saoule pour me comprendre, il en serait de même pour Vanès. Je passai les prochaines minutes à tenter de me corriger, avant d'abandonner. Mes doigts étaient trop gourds et mes yeux trop croches. Il vaut mieux que je l’appelle, me dis-je alors. Mes petits chaussons remplis de neige, je me tortillais sur place tandis que je cherchais le contact de Vanès. J’y parvins enfin et lorsque s'éleva la sonnerie, je portai maladroitement l'appareil à mon oreille. Sa voix retentit, mais je sus aussitôt qu'il s'agissait de sa boîte vocale. Je raccrochai ; lui laisser un message aurait été inutile. Pour une raison quelconque, Vanès ne regardait ses messages vocaux que s'ils provenaient de numéros masqués.
Mais elle est où, par contre ? Ostie que je suis conne d'avoir bu autant. Merde, merde !
Je compris alors qu'il ne me restait plus qu'une option. Cependant, j'aurais préféré éviter de déranger Lenny à cette heure. Il a sûrement un cours très tôt ce matin, je peux pas lui faire ça. Je me sentais coupable, car malgré tout, il était mon seul contact d'urgence et considérant mon état, je ne voyais plus quoi faire d'autre. Il est 4h du matin. Je pourrais être proche du club, il a fermé à 3h alors ça expliquerait pourquoi j'entend pas de musique. Je laissai cette pensée trotter quelque peu dans ma tête avant d'en convenir que de trouver le club ne me servait plus à rien. La voix ne maman retentit dans ma mémoire ; elle aurait juré que l'air frais me ferait du bien et m'aurait suggéré de marcher jusqu'à la maison, peu importe la distance. Grand frère... Lenny m'avait toujours protégé. Il avait promis de toujours être là pour moi. C'est nous contre le monde, Betty. Cette promesse avait bercé notre enfance, et il n'avait jamais manqué à sa parole. Toujours, il avait pris ma défense. Etait-ce différent à présent qu'il vivait en grande ville ? Appelle-moi si t'es dans le trouble. Je suis toujours là, je suis à genre quarante-cinq minutes d'auto, so tu m'appelles s'il y a de quoi. Ses propos me semblaient si loin, si fades à présent. En deux ans d'éloignement, un fosset s'était indéniablement creusé. Je tentai de rappeler Vanès, mais après quelques vaines tentatives, j'abandonnai. Malgré l'inquiétude de ne pas savoir où elle se trouvait, je sus me raisonner ; considérant le nombre de fois où elle m'avait fait faux-bond à l'improviste, je ne m'étonnais plus de grand-chose. Enfin... J'essayais.
Soudain, j'eus un petit frisson. Je réalisais qu'il y avait un risque que je doive déambuler dans ce quartier dont je ne connaissais rien, en petite tenue et sans le sou. J'eus beau chercher dans mon soutien-gorge à la recherche d'un petit espoir, je ne trouvai finalement que ma carte d'assurance-maladie témoignant de mes vingt-cinq ans. Mon argent avait évidemment servi à payer les tournées. Ça me puait au nez, mais je devais indéniablement faire appel à Lenny. Crispée par la culpabilité, je composai son numéro.
S'il-te-plaît, décroche... Décroche...
C'est le répondeur. Avec un petit pincement au coeur, je sais que j'aurai à insister. Contrairement à Vanès, il finira par décrocher. Je l'imagine dormir profondément et tenter d'ignorer la sonnerie inusité, quitte à l'étouffer sous son oreiller, sans succès. Je me sentais terrible d'être celle à le tirer de son sommeil de la sorte. Le temps s'éternisait et des larmes s'amoncelaient à mes yeux. J'ai merdé solide. Dans un cas ou dans l'autre, je vais en pâtir... Aweille, décroche !
— Tu réalises quelle heure il est ?
Mon cœur sursauta à la voix de Lenny. Soulagée et honteuse à la fois, je sentais la colère percer dans sa voix traînante. Toutefois, je m'armai d'un sourire et soupirai avec un faux entrain :
— Oh, Lenny ! Hey, je suis désolée, je sais que t’as tes cours, mais je suis vraiment dans la merde, c’est atroce, je pense que je me suis cassé une côte, et…
— Pourquoi tu m’appelles, Betty ? Il est presque cinq heures… T’as besoin de quoi à cette heure-là ?
Je me sentis comme une gamine lorsque je répondis d'une petite voix :
— Je suis en ville…
— Attends. T’es au centre-ville ? Avec qui ?
— Vanès... Mais le truc, c'est que je me suis perdue... J'ai aucune idée d'où je suis et j'arrive pas à joindre Vanès...
— Ostie, Betty ! Je peux pas le croire. Tu vas vraiment me demander ce que je crois ?
— Au pire, je pourrais venir squatter ton appartement jusqu’à la fin de tes cours, et…
— Hors de question. Je t’ai déjà dit pourquoi.
Parce qu'il n'avait jamais parlé de moi à sa coloc, ni même à qui que ce soit depuis qu'il avait emménagé en ville. Il a honte de sa famille. Même s'il continue de promettre que ⟪ c'est nous contre le monde⟫, il préférerait que j'existe pas. Les larmes qui s'accumulaient plus tôt au coin de mes yeux se déversaient à présent franchement sur mes joues, et pourtant, je sentais un grand vide m'envahir.
— Alors peux-tu me ramener à la maison ? J’ai vraiment besoin d’aide, Lenny…
Mes lèvres s'étirèrent en un calme sourire malgré mon sanglot silencieux. L'engourdissement de mes sens permettait de taire le trémolo dans ma voix. Les sacres de mon frère me parvinrent, et je plongeai plus profondément dans mon état dissociatif. S’il cherchait à m’atteindre, il aurait beau, je n'étais suis déjà plus là.
— T’es où exactement ?
— Je t’envoie ça par texto.
Sans un au revoir, Lenny raccrocha. Machinalement, je plissai du nez tandis que je cherchais le panneau bosselé qui indiquait le nom du parc. Félix-Beauregard. Ça me dit rien. Malgré la valse de mes yeux, je parvint à tirer une image adéquate que j'envoyai à Lenny. Il confirma réception du message avec un emoji de pouce levé, et je fermai les yeux en tâchant d'être patiente.
Le silence devenait pesant à présent que je savais que Lénard approchait en voiture. Je n'avais aucune idée de la distance qui nous séparait, mais j'étais aussi trop engourdie pour chercher le trajet sur Google Maps. Mon esprit noyé d'alcool ne parvenait à rien. J'émis un petit rot à saveur de gin à la pomme, et quelque chose grouilla en moi, pire qu'une nausée et plus sinueux encore qu'un souvenir d'horreur. La sensation fut comme engloutie par mon esprit débordé, avant de disparaître tout à fait, ne laissant derrière qu'un relent de dégoût. Ne comprenant rien à ce qui venait de se passer, et confuse, j'inspirai profondément et me rassurai que ce n'était rien. Mes larmes avaient gelées, figeant mon portrait dans une expression contemplative. Je suis dans une boule de verre qu'on secoue pour faire voler la neige, mais moi... Moi, je suis fixée au sol. Tout va bien.
*
J'entendis de légers crissements de pneus dans la neige. Assise sur le banc du parc, je ne sentais plus ni mes cuisses, ni mes orteils. Un gars m'avait dit un jour que le meilleur endroit pour se tenir les mains au chaud, c'était l'entrejambe. J'avais donc relevé ma jupe, aidée par mon manque d'inhibition, et j'y avais croisé mes doigts frigorifiés. Au bruit de la voiture qui se garait, je retirai mes mains presque avec automatisme.
Aveuglée par les lumières de la voiture, je ne voyais pas le conducteur. Un doute me fit hésiter une seconde, mais dans tous les cas, il faudrait que je m'approche pour mieux voir. Lorsque je me levai, j'eus l'impression que des poches de sable s'écoulaient le long de mes jambes. Mes cuisses qui avaient frotté contre le banc gelé me chauffaient désagréablement, et mon pas faisait comme un écho tandis que je m'empressais de rejoindre le véhicule.
C'était bien sa Mazda Protégée 2000. Une vieille carcasse vert forêt qui avait survécu au kilométrage de l'ancien propriétaire et à la conduite maladroite de Lénard. Je saisis la poignée qui grinça sous l'effort et ouvrit la porte en grand. Mon corps déboula dans la voiture et se déposa sur le siège avant avec la grâce d'une tranche de fromage fondue. Lenny, qui essayait de faire de la place, retira une boîte de mouchoirs de sous ma fesse et me tapa la tête de son arme en carton. Je poussai un petit grommellement en réponse à la taquinerie. Soulagée, je sentais le fourmillement de la chaleur nouvelle s'infiltrer en moi.
— Il s'est passé quoi, au juste ? demanda-t-il en me dévisageant de haut en bas.
— J'en sais rien, grondai-je en jouant avec ma ceinture. J'étais avec Vanès au Purple Drop, tu sais, le club...
— Mouais, non. Je suis plus du genre microbrasserie.
Je soupirai en roulant des yeux. Laisse-moi finir ! me retins-je d'aboyer.
— En tout cas, on y était, et l'instant d'après... J'étais seule au parc. Je sais vraiment pas ce qui s'est passé.
Mon pied tapait dans la boîte à gants. Lenny claqua de la langue et me fit signe de baisser mes jambes.
— T'as encore trop bu, voilà ce qui s'est passé. Et c'est encore à moi de te ramasser à la pelle, voilà ce qui se passe.
Petit serrement au coeur. Il avait raison.
— Merci, fis-je en me renfrognant.
Dans un soupir, il agrippa le volant en le serrant jusqu'à ce que ses jointures blanchissent. Il tâchait de contenir sa colère, l'air mitigé. Je remarquai qu'il avait de gros cernes. Il se fait pousser la barbe, constatai-je d'un rapide coup d'oeil. Ça doit bien lui aller quand il est de bonne humeur. Des rides se creusaient aux coins de ses petits yeux en amandes perdus sous ses larges montures de lunettes. Il a changé.
La voiture démarra alors, et je me renfonçai dans mon siège. Je priai en silence pour ne pas rendre tripes et boyaux en cours de route.
*
⟪ The voices in my head keep telling me I'm not okay
It's feeling like a hurricane in my brain
Dark clouds, hard times, bad weather
Please don't make this last forever
The voices in my head keep on telling me I'm gonna die ⟫
Voices in my head, Falling In Reverse
— T'as rien de plus... joyeux ? demandai-je en tentant de changer la musique.
— Laisse, sinon je vais m'endormir !
Cette affirmation me fit sursauter, et je tournai subitement la tête en sa direction. La musique d'acouphène pulsa soudain si fort dans ma tête que j'en sifflai de douleur. Je n'avais pas songé à la fatigue de mon frère. Blaguait-il ? Arrête de capoter, il niaise... Il a l'air super réveillé, ça va aller. Une boisson énergisante faisait des va-et-vient entre sa bouche et son support à gobelet. Tout va bien.
— Tu vas t'en sortir, frérot, mais cette musique, vraiment...
— Hey, lâche. Je te rappelle que tu m'as tiré du lit trois heures avant mon examen de fin de session parce qu'encore une fois, t'étais trop saoule pour te débrouiller seule. S'fait que si la musique te dérange, princesse, je suis désolé, mais bouche-toi les oreilles.
Je détournai le regard, à mi-chemin entre les pleurs et la rage. Je savais qu'il avait raison de m'avoir remis à ma place. C'est ça le problème, d'ailleurs.
Le volume grimpa soudain à la commande de Lénard, et tout aussi brusquement, il appuya sur l'accélérateur en grommelant de contentement. Il savait la peur qu'il me faisait, et je le reconnaissais bien là de jouer avec mes nerfs.
— Arrête, criss ! Je vais vomir partout dans ton char !
— T'ouvriras une fenêtre !
Et il me jeta un regard amusé. L'espace d'une seconde, je me retrouvai face à l'espièglerie bon enfant de mon grand frère, et je me sentis presque à la maison. Je glapis un petit rire terrifié et plissai les yeux face à la lumière qui se rapprochait rapidement de nous. Si rapidement...
L'impact sembla irréel. Lenny était tétanisé, et un hurlement silencieux lui échappait tandis que les éclats de verre volaient en rappelant la neige d'une boule de verre qu'on aurait trop secoué. Le temps ralenti, comme pour nous permettre de mieux ressentir chacun des soubresauts de la voiture , qui plana un instant avant d'entamer une série de tonneaux. Je voyais tout, mais sans rien comprendre, et puis d'un coup, le temps figé s'accéléra brutalement. La musique d'acouphène devint omniprésente et je réalisai que la voiture s'était immobilisée mais que mon cerveau retourné dans sa boîte crânienne continuait de me faire tourner. Renversée, je pendais contre le hublot à la vitre brisée. Je ne ressentis qu'un vague malaise lorsque je cherchai à me tourner en direction de mon frère. Ses yeux révulsés semblaient sortir de leurs orbites, et sa langue envahissait l'espace réduit de ses lèvres, épaisse comme un mollusque cherchant à quitter sa coquille.
Si seulement la voiture pouvait cesser de tourner, me dis-je quelque part avant que l'obscurité ne m'envahisse.
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