Pür - David Lemaire
Je le voyais appuyer sur les touches avec lassitude, pour finir par accepter les compliments sans en avoir été sensible. Je voulais le sortir de cet état, je voulais lui apporter la joie, persuadé qu'il avait toujours vécu ainsi, rigide. Mais quand j'ai vu le regard qu'il avait pour cette nouvelle chanteuse d'opéra, j'ai compris. J'ai compris qu'il avait déjà été heureux, et que ce n'est pas moi qui pourrais lui faire revivre ses années.
Il avait l'air perturbé par sa simple allure, ses cheveux châtains tressés, sa fine silhouette et ses mains d'anges. Mais ça n'avait pas l'air d'être elle, une ressemblance peut-être, une ressemblance qui l'aurait perturbé. Elle devait être spéciale. Aussi spécial qu'elle lui avait fait louper une touche, il s'était remis immédiatement, les yeux redirigés vers son clavier de maître, comme arraché d'un beau ou terrible rêve. Des gouttes de sueur avaient dévalé sa peau sombre, tombant dans un clapotis inaudible sur les touches d'ivoire. Il avait avalé sa salive avec difficulté, et je sentais les pulsions que pouvait donner son cœur à un tel point que je les subissais aussi. J'avais posé ma main au creux de ma poitrine pour sentir ces secousses lourdes, je ne l'avais pas lâché du regard comme tout le reste de la salle d'ailleurs, mais pas pour la même raison. À vrai dire il me fascinait, ce n'était pas la première fois que je venais à ses concerts, et la façon qu'il avait de taper sur les touches du piano me paraissait parfois trop mécanique pour un musicien. Malgré son talent, ses émotions disparaissaient et rendaient la musique pâle, son visage semblait vide et il me tourmentait. C'était la première fois que je le voyais dévoiler une émotion, et elle n'en était pas moins forte, elle se faisait même plus puissante.
Il s'était levé de son siège en même temps que tous les autres musiciens, saluant le public avec les mains serrées contre son corps. Et elle, ne l'avait pas regardé de la soirée, comme s'il était invisible alors qu'il avait été le pianiste principal de cette soirée. Accompagnant son chant avec délicatesse. Les compliments s'étaient fait rares ce soir-là, et le concerné ne nous avait pas tenu compagnie bien longtemps. Fatigué sûrement, d'avoir été forcé de se rappeler de certains souvenirs.
Il était revenu jouer le lendemain, seul, ignorant ma présence. Mais il n'était pas venu par manque de son instrument, c'est comme s'il cherchait quelque chose, quelque part entre trois notes et une mélodie. Il s'était écroulé sur le clavier, les yeux terrifiés, fatigués, tristes, mais aucune larme ne sortait. Larmes qui avaient sûrement trop coulé. Le son grave du cluster musical continuait de résonner dans la salle vide, tandis qu'il levait la tête lentement, le pied toujours collé à la pédale de sustain. Il regarda droit devant lui, laissa échapper un long et pénible soupir, puis relâcha la tension. Le son s'était perdu en même temps que son mal-être, mais il n'avait pas disparu. Il avait désormais l'air normal, aussi normal qu'il avait l'habitude de l’être, et il quitta la salle en silence, les bras ballants.
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