Chapitre 2.

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Elle débarqua en trombe dans le parking de Frish & Mitch Assurance avec une attitude qui disait clairement : « Paris, tu fais chier. » Son entretien était prévu à neuf heures. Elle avait mis près de quarante minutes à traverser une capitale devenu un cauchemar matinal, alors qu’en temps normal, le trajet ne prenait qu'une quinzaine de minutes. C'était l'apogée du chaos urbain : bouchons, trottinettes, scooters, vélos, piétons, objets roulants non identifiés. Chaque objet en mouvement semblait s'être donné rendez-vous pour célébrer une sorte de fête apocalyptique des mobilités, où le code de la route n’avait plus sa place.

Et dans tout ça, les enfants, ce matin, n’avaient pas contribué à la mettre dans les meilleures conditions de zénitude.

Elle ne se donna pas la peine de se garer au premier ou au deuxième étage du sous-sol. Elle descendit directement au troisième pour s’assurer une place libre, au plus proche de l’ascenseur. Il lui restait à peine dix minutes avant son entretien. C’était juste. Très juste.

Elle se gara à la première place trouvée, qui par chance, était celle qu’elle espérait.

Elle procéda à une dernière vérification de son allure dans le rétroviseur. Ses cheveux bruns, légèrement ondulés, tombaient en cascades sur ses épaules. Son visage aux traits délicats, sa peau claire et ses grands yeux marron, expressifs et profonds, semblaient observer le monde avec une curiosité teintée d’une touche de mélancolie. Son sourire illuminait son visage. Son nouveau maquillage Clé de Peau Beauté n’avait pas bougé. Elle saisit sa mallette, sortit de sa Mini Cooper et se dirigea rapidement vers l’ascenseur, qui la déposa directement à l’accueil du siège.

Mais avant, elle avait impérativement besoin de café. Les tensions matinales à la maison l’avaient empêchée d’en prendre un. Elle badgea aux portes automatiques, entra dans l’atrium du bâtiment et se dirigea immédiatement vers le stand à café. Il lui restait cinq minutes. Cela devrait suffire.

— Un café allongé, s’il vous plaît, demanda-t-elle en sortant son iPhone pour régler rapidement sur le terminal de paiement.

Elle attrapa son gobelet en carton et accéléra le pas vers l’ascenseur.

C’était maintenant que tout allait se jouer.

L’ascenseur grimpa au neuvième et dernier étage sans s’arrêter. Les portes s’ouvrirent, et Marguerite s’engagea dans les longs dédales de couloirs de la direction générale France, jusqu’à l’assistante de Pierre Lebourant, Mme Lercrozek. Personne ne connaissait vraiment son prénom, seulement l’initiale de son adresse e-mail : C. Claire, Camille ou Chloé, peu importait. Elle incarnait le Cerbère de ce bureau, celle qui permettait ou refusait l’accès au grand patron, celle qui faisait ou défaisait les plannings au gré des envies et des impératifs de son directeur. Un e-mail de sa part, et tout devait s’arrêter.

— Bonjour, Madame Lercrozek, dit Marguerite avec une politesse feutrée qui masquait une tension palpable. J’ai rendez-vous avec Monsieur Lebourant à neuf heures.

— Parfait, vous êtes à l’heure. Asseyez-vous. Il termine son entretien.

Marguerite prit place sur le canapé. Ces secondes d’attente se transformèrent en supplice.

Soudain, la porte du bureau de Pierre Lebourant s’ouvrit et le cœur de Marguerite s’emballa. Une femme en sortit la première, suivie par le directeur.

— Merci, Madame Moreau. À bientôt, dit-il en serrant la main de la jeune femme avec un sourire séducteur.

— Merci, Monsieur le Directeur.

Le stress de Marguerite se transforma en une nouvelle émotion indescriptible, un mélange très primitif de peur et d’agressivité.

Morgane Moreau. Elle travaillait au sein du département marketing, mais son ambition clinique la plaçait en compétition directe avec Marguerite. Lorsque Morgane quitta la pièce, Pierre Lebourant tourna enfin son attention vers Marguerite.

— Bonjour, Madame de Monclair, dit-il d’une voix basse et maîtrisée, tout en lui faisant signe de le suivre. J’espère que vous allez bien.

— Bonjour, Monsieur Lebourant. Oui, très bien, merci, répondit-elle.

Elle s’empressa de se lever du canapé pour lui emboîter le pas.

Elle entra dans le vaste bureau, qui comportait une grande table de réunion, un bureau massif, une bibliothèque à l’arrière, et des photos avec des personnalités diverses. Tout cela respirait l’opulence et l'égocentrisme, à l’image de son patron, un homme d’environ cinquante-sept ans, à la silhouette robuste, et un ventre arrondi trahissant un vrai plaisir de la table. Ses cheveux gris, peignés en arrière, commençaient à se clairsemer au sommet. Son visage large, avec des joues pleines et une bouche mince qui se plissait souvent en un sourire contrôlé, était dominé par des yeux bleus d’acier, perçants et toujours en alerte, surmontés de sourcils épais qui lui donnaient un air calculateur.

— Je vous en prie, asseyez-vous, dit-il de sa voix grave, en désignant une chaise vide autour de la table de réunion.

Marguerite prit place et sortit un cahier, prête à prendre des notes.

— Écoutez, Marguerite, je peux vous appeler Marguerite ?

— Oui, bien sûr, monsieur Lebourant.

— Je ne vais pas faire durer le suspense. Je n’ai pas retenu votre candidature pour ce poste. Vous avez de grandes capacités, de grandes compétences, c’est indéniable, mais après mûre réflexion, j’ai décidé de confier ce poste à Madame Moreau.

En entendant ces mots, Marguerite se sentit comme projetée dans une chute vertigineuse du neuvième étage. Le vent lui sifflait aux oreilles, son corps tourbillonnait. Sa tête heurta le sol en premier. Son crâne éclata sous la pression, telle une pastèque fracassée contre du béton. L’os céda avec un craquement sourd, explosant en fragments. La matière cérébrale, une masse grise et rosâtre, jaillit de toutes parts. Les lobes cérébraux, broyés par la force de la chute, furent réduits en pulpe et se dispersèrent sur le parvis. Le sang se répandit immédiatement autour du point d’impact. Des éclats d’os s’éparpillèrent autour de son corps inerte. Ses cheveux, imbibés de sang, formaient un halo autour de sa tête défigurée. Les parties molles de son visage, comprimées par le choc, se déformèrent, rendant son visage méconnaissable. Les yeux de Marguerite, figés dans une expression d’horreur ultime, restèrent ouverts, vides de toute vie.

Les yeux de Marguerite. Ouverts. Vides.

— Marguerite… Marguerite…, répéta M. Lebourant en saisissant sa main avec prudence.

Ce contact lui fit l’effet d’une décharge électrique. Elle revint brusquement à la réalité. Son premier réflexe, instinctif et primaire, fut de retirer sa main avec dégoût. Elle inspira profondément, cherchant à retrouver un semblant de rationalité et de lucidité.

— Je comprends, lâcha-t-elle avec un effort immense.

En vérité, elle ne comprenait rien. Tout cela n’avait aucun sens. Elle aurait voulu des explications. Elle aurait voulu qu’on lui dise « réveille-toi ». Elle aurait voulu le gifler. Courir. Le plus vite possible. Le plus loin possible. Et ne jamais s’arrêter, pas avant sa mort.

— Je comprends votre déception, mais je compte sur vous, poursuivit Lebourant avec une forme de compassion feinte. Vous êtes une collaboratrice talentueuse et de valeur. Je suis certain que de nouvelles opportunités s’ouvriront à vous.

— Merci à vous, répondit Marguerite en se levant. Elle tendit la main pour serrer celle de Lebourant. Sa paume était moite. Il avait gardé une posture pleine d’assurance, mais la transpiration de ses mains le trahissait. Il n’était pas aussi à l’aise qu’il voulait le laisser paraître.

Elle rangea son carnet inutilisé, puis sortit du bureau sans un mot pour l’assistante. Elle était, profondément désorientée.

Dans l’ascenseur, elle appuya sur le bouton du cinquième étage pour rejoindre son bureau. Elle se sentait vide, comme si un vampire avait aspiré toute son énergie et sa raison. Les portes s’ouvrirent et elle se dirigea machinalement vers un bureau libre dans l’open space. Elle voulait à tout prix éviter son équipe.

Elle croisa Faustine, son homologue, avec qui elle partageait le café du lundi matin pour se raconter leurs week-ends et, de temps en temps, blablater sur l’entreprise. Elle s'approcha d'elle et lui proposa de prendre un café.

— Je n’ai pas eu le poste, dit Marguerite d’une voix éteinte.

— Comment ça ?

— Il a choisi Morgane.

Elle était la prédatrice parfaite, définie par son style sophistiqué et glamour. C’était une jolie femme d’une trentaine d’années, blanche, aux cheveux blonds laissés libres encadrant un visage délicat et parfaitement proportionné. Son nez fin et droit descendait gracieusement jusqu’à des lèvres pleines et sensuelles. Sa silhouette élancée, sublimée toujours par des talons hauts et un tailleur impeccable, dégageait une image d’assurance et de puissance hautaine.

Faustine resta silencieuse, comme abasourdie par le choc.

— C’est pas vrai ? Mais c’est un enfoiré ! Il a choisi Morgane ?

— Oui. Mais c’est bizarre, il n’était pas à l’aise quand il me l’a annoncé. Quand je lui ai serré la main à la fin, elle était toute moite. Rien à voir avec la main que j'ai serrée en début d’entretien. Il y a quelque chose que je ne m’explique pas, mais c’est étrange.

— Tu sais, je vais te dire quelque chose qui ne va peut-être pas te plaire, mais pour obtenir ce poste, Morgane a peut-être activé la promotion canapé.

— C’est-à-dire qu’elle a couché avec lui ?

— Ouais, elle a couché avec le vieux pour obtenir sa promotion. En tout cas, ce sont des rumeurs insistantes que j’ai entendues.

Une scène furtive, mais nette, traversa l’esprit de Marguerite. Elle voyait Morgane à genoux sous le bureau de Pierre Lebourant, sa jupe retroussée jusqu’à la taille, sa culotte en soie noire à moitié baissée, les fesses bien en l’air. La tête enfouie entre les cuisses grasses et flasques du directeur, sa bouche en pleine action, avalant son sexe raide comme si c’était une mission sacrée. Seul le bruit baveux et obscène de la succion résonnait dans le bureau. Les mains épaisses de M. Lebourant agrippaient les cheveux blonds de Morgane, la forçant à accélérer et à engloutir la totalité de son sexe au plus profond de sa gorge. Il grognait comme un animal. Morgane accéléra la cadence pour le faire venir. Il se tendait d’un coup, comme un porc qu’on égorge, et jouit. Deux secondes, pas plus. Deux secondes d’une décharge pitoyable de semence, les fesses contractées, la respiration suffocante, le corps tremblant d’un plaisir mal maîtrisé. Morgane se redressait, s’essuyant machinalement la bouche d’un revers de main du reste dégoulinant de sperme, remontait sa culotte, et ajustait sa jupe.

Cette image la répugnait. Un haut-le-cœur l’envahit. Elle inspira profondément, essayant de la chasser de son esprit.

— Putain, c’est pas possible, lâcha-t-elle, sa voix tremblante de colère.

Faustine haussa les épaules, l’air désolé.

— Tu connais le dicton: « jamais de fumée sans feu ».

Marguerite acquiesça, le regard perdu dans le vide. Quand Morgane était sortie du bureau, il y avait eu ce petit quelque chose dans son regard, ce sourire narquois, ce parfum de victoire. Et puis lui, Lebourant, ce salaud. Son sourire s’était élargi, comme s’il partageait un secret obscène avec elle.

— Elle avait l’air de la parfaite garce et lui, tout miaou miaou, ajouta Marguerite avec un dégoût profond dans la voix.

Faustine ne put s’empêcher de rire, et Marguerite, malgré tout, esquissa un sourire, même si’il s’agissait plus une grimace qu’autre chose.

— Je vais prendre ma journée. Je n’ai absolument pas la tête à travailler, ni à aller voir les équipes. Là, faut que je me barre d’ici.

— T’as raison. Pense à toi là, protège-toi. Et le temps fera son affaire. Laisse un peu retomber tout ça.

Marguerite hocha la tête. Elle se pencha et déposa un baiser rapide sur la joue de Faustine.

— Merci pour ta sagesse, murmura-t-elle avant de retourner à son bureau.

Elle retourna à son bureau, saisit sa mallette, et refit le chemin qu’elle avait parcouru une heure et demie auparavant.

La sortie du parking fut pour elle une véritable libération. La lumière apparut.

Son premier réflexe fut d’appeler Victor. Elle composa son numéro de téléphone dans la voiture. Il décrocha à la première sonnerie.

— Oui, Marguerite, alors ?

— Je n’ai pas eu le poste, ils l’ont donné à Morgane. La petite pétasse. Elle a couché pour avoir cette promotion.

Il y eut un silence, puis Victor répondit d’un ton détaché.

— Ok. Bon, c’est pas grave, tu auras d’autres occasions.

Marguerite sentit sa gorge se serrer.

— Si, c’est grave pour moi, et non, je n’aurai pas d’autres occasions. Je suis trop dégoûtée, lâcha-t-elle, sentant venir les larmes.

— Mais non, c’est pas grave. Tu verras. C’est juste du taf.

— Non, ce n’est pas juste du taf. C’est ma fierté, mon ambition, et aussi vis-à-vis de mon père. Tu vois, là, j’ai les boule.

— On en parlera ce soir, dit-il calmement.

— Pourquoi ? Je te dérange ? C’est pas ta femme qui passe avant tout le reste, c’est ça ?

— Non, Marguerite, pas du tout. C’est juste que ce sera plus facile d’en parler en face à face.

Plus agréable d’en parler en face à face. Marguerite avait compris.

— Ok, à ce soir. Bisous, dit-elle d’une voix forcée avant de raccrocher.

Elle avait la haine, une envie forte de raser. De tout brûler. De se foutre en l’air.

Elle mit une musique de Téléphone, « Un autre monde », et accéléra sur les chapeaux de roues.

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