Chapitre 3.

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Marguerite arriva chez elle et se gara dans le parking sous la maison. Le retour, à cette heure-ci, s’était fait sans encombre sur la route. La circulation avait été parfaitement fluide, mais son niveau de tension n’avait pas baissé durant le trajet. Elle avait beau respirer, appliquer toutes sortes de techniques lues dans Happinez ou Philosophie sur la gestion du stress, ou apprises en cours de yoga, rien ne fonctionnait. Elle n’avait qu’une envie primaire : le buter. Tous les deux, en fait. Clic clic Boum.

Une fois le moteur coupé, elle resta quelques minutes dans sa Mini, les mains crispées sur le volant en cuir, le regard fixe sur le mur en béton en face d’elle, luttant pour faire redescendre à un niveau maîtrisable ses envies de meurtre. Par chance, ses enfants étaient tous à l’école à cette heure-ci. Après quelques minutes, elle ouvrit sa portière, prit sa mallette et se dirigea mécaniquement vers la cuisine. Elle avait besoin de prendre un verre, et vite. Elle ne savait pas encore quoi. Il était tout juste onze heures et demie, mais elle pensa qu’un Americano lui ferait le plus grand bien.

Elle glissa vers le bar-coffre que son mari avait acheté il y a quelques années à un ami parti s’expatrier à Hong Kong. C’était un coffre en cuir noir et bois sombre, renforcé de ferrures en laiton, qui se dressait contre un des murs du salon. À l’ouverture, l’intérieur révélait une organisation précise des étagères pour contenir les verres en cristal et, juste au-dessus, l’ensemble des bouteilles d’alcool fort. Le centre du coffre était un casier à vin géométrique pour disposer facilement les bouteilles. Son mari aimait raconter lors de soirées à la maison que ce coffre aurait servi dans un donjon sadomasochiste pour y contenir toutes sortes d’accessoires utiles à cette pratique : menottes, cordes de bondage, fouets, laisses… Marguerite détestait cette histoire, détestait la façon dont il la racontait avec une fierté déplacée, provoquant chez leurs invités autant de curiosité que de gêne.

Elle saisit une bouteille de Cocchi Vermouth di Torino et de Campari. Elle avait besoin de quelque chose de plus fort aujourd’hui, alors elle décida de transformer son Americano en Negroni. Elle prit précautionneusement une bouteille de Hendrick’s Gin Orbium qui traînait au fond du coffre. Elle mélangea le tout dans un verre en cristal de chez Baccarat, coupa une tranche d’orange qu’elle glissa dans son cocktail et s’allongea dans le fauteuil club acheté le week-end dernier chez Roche Bobois.

Connard. Bâtard. Fils de pute. Et toi. Salope. Pute. Elle n’avait plus de mots.

Elle trempa ses lèvres dans son verre. Satisfaite de son mélange, elle l’avala d’une traite. La chaleur de l’alcool lui fit immédiatement de l’effet. Elle se détendit. Sa colère l’avait épuisée. Elle ferma les yeux et s’endormit.

Lorsqu’elle se réveilla, c’était déjà le début de l’après-midi. Les enfants étaient à l’école. Victor au travail, la maison était vide. C’était bon d’avoir la maison silencieuse, sans le bourdonnement habituel. L’absence de Patty commençait à se faire sentir, une dérive bordélique s’immisçait. Elle décida de se plonger dans du rangement et du nettoyage. Elle trouva également que c’était une bonne manière de chasser ses pensées toxiques.

Son ménage n’était pas encore terminé que ses enfants rentrèrent en fin d’après-midi, au compte-gouttes, au gré de leur agenda. Le premier fut Mathis, qui se permit un « Salut, Maman ! » en voyant sa mère passer l’aspirateur sur les marches et en balançant son sac à dos sur le canapé du salon.

— Attends, Mathis, c’est quoi ça ? Je suis en train de ranger. Tu peux respecter ta mère, s’il te plaît ? lui lança-t-elle depuis le haut des escaliers.

— Ok ok, marmonna-t-il avec un sursaut de conscience.

Il récupéra son sac, se servit un jus d’orange et monta directement dans sa chambre que sa mère commençait à ranger.

— Comment s’est passée ta journée ? demanda Marguerite en élevant la voix pour couvrir le bruit de l’aspirateur pendant que Mathis montait sur son lit pour regarder sa mère travailler.

— Bien. Même top. Il y a un prof absent.

— Ok, et est-ce que tu as des devoirs ? Je peux t’aider après ?

— C’est bon. Je les ai faits à la récré avec Jules.

Jules était son meilleur ami depuis la sixième et était un élève brillant. Mathis, en revanche, peinait parfois à suivre sa scolarité.

— Ok, répondit Marguerite, un peu désabusée.

En déplaçant l’aspirateur sous le lit de Mathis, elle sentit quelque chose accroché au manche. Un magazine retourné et une petite boîte en bois posée dessus glissèrent jusqu’à ses pieds.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? se demanda Marguerite en ramassant les deux objets.

— N’y touche pas, s’écria Mathis, paniqué, en tentant de les arracher des mains de sa mère.

Mais c’était déjà trop tard. Marguerite retourna le magazine et eut un choc en voyant qu’il s’agissait d’un magazine pornographique HotVideo datant de 2009. Le magazine titrait « Megga Mallone- Texane Fucker » et « Exclusif - Les ejacs faciales recommandés par les dermatos suisses. » Elle feuilleta rapidement le journal pour ne voir que des photos pornographiques, des gros plans de sexes, de fellations et tous types de pénétrations dans tous les trous. Elle referma le magazine d’un geste rapide, la couverture tournée vers le bas, avec un profond sentiment de dégoût face à ces images crues affichées sur le papier glacé.

— Ce n’est pas à moi, je te jure. Je ne sais pas d’où ça vient, balbutia Mathis, cherchant désespérément à se dédouaner.

Sans un mot, Marguerite saisit la boîte et l’ouvrit en crochetant le petit loquet. À l’intérieur, une barrette de shit, un briquet, du papier et du tabac à rouler. Elle avait toujours veillé à sensibiliser ses enfants sur les dangers de la drogue. Ils n’avaient jamais fumé, s’étaient toujours comportés en enfants modèles, n’avaient jamais fait d’excès. Du moins, elle s’en était convaincue. Mais maintenant, elle se tenait là, face à une réalité détestable. Son propre fils de quinze ans possédait sa consommation personnelle de haschisch dans sa chambre. Dans sa maison. Dans sa famille.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Tu fumes ? Depuis quand ? Mais qu’est-ce que c’est que ça, Mathis ? hurla Marguerite alors qu’elle tentait de maîtriser l’hystérie qui montait en elle.

— J’en sais rien, c’est un copain qui m’a demandé de garder cette boîte, répondit Mathis, les yeux fuyants, pris dans son propre mensonge.

— Ne me prends pas pour une conne, Mathis. Là, tu vas trop loin.

— Allez, c’est bon ! cria Mathis. On ne me croit jamais dans cette maison !

Marguerite, pour la deuxième ou troisième fois de la journée, chercha profondément sa respiration. Elle était au bord de l’effondrement.

— Tu en parleras avec ton père quand il rentrera, dit-elle d’un ton sec, emportant la boîte et le magazine pour les déposer dans sa chambre en attendant Victor.

Elle se sentait à la limite du burn-out.

Émilie rentra à son tour, déposée par un parent d’élève, et offrit le meilleur accueil à sa mère en l’enlaçant et en lui faisant des câlins. Marguerite ressentit une bouffée apaisante de retrouver une forme d’innocence et de perfection.

Enfin, Camille fit son entrée, toujours aussi indifférente entre le soir et le matin, avec les AirPods dans les oreilles et toujours son téléphone en main.

Il était dix-huit heures trente. L'heure du dîner approchait, et Marguerite commençait à ressentir l'absence de Patty. « Vivement son retour », pensa-t-elle. Elle jeta un coup d'œil au réfrigérateur. Pour ce soir, des blancs de poulet et des haricots verts surgelés Bonduelle feraient l'affaire.

Alors que les poulets chauffaient dans la poêle, elle entendit une voiture arriver. C’était Victor.

Elle l'attendait depuis des heures, impatiente de pouvoir enfin lui parler et de compter sur son soutien immédiat. Elle avait désespérément besoin de lui, là, tout de suite.

Il entra dans la cuisine avec un sourire fatigué : « Coucou, ma chérie, je monte me changer et je redescends. »

Mais Marguerite ne pouvait pas attendre.

Elle le suivit jusqu’à la chambre parentale et referma la porte derrière elle pour plus d'intimité.

— Victor, il faut qu’on parle, ça ne va pas du tout.

Victor s’assit sur le bord du lit, commençant à enlever ses chaussettes.

— Qu’est-ce qu’il y a, chérie ? Ton boulot ? Écoute, ce n’est pas grave de ne pas avoir obtenu ta promotion. Tu n’as pas besoin de ça pour vivre. On n’a pas besoin de ça. Ce n’est qu’une occasion manquée. Ce n’est que du boulot.

— Non, pour moi, ce n’est pas que du boulot. Je ne veux pas être juste la femme au foyer. Je veux que mon père soit fier de sa fille. Qu'il me fasse confiance pour, tu sais quoi.

— Tu es sa fille unique. Il te fait déjà confiance.

— Ce n’est pas le sujet. Ce qui est important, ce sont les conditions dans lesquelles j’obtiens sa confiance. Avec cet échec, il pourrait douter de moi, et peut-être exiger un garant. Ou que sais-je encore. Je voulais lui prouver ma valeur.

— Tu n’as même pas besoin de cet héritage avec tout ce qu’il te donne déjà.

— Putain, tu ne comprends pas. Tu ne comprends pas que j'ai le droit de vouloir être fière de moi-même, de ne pas être juste la femme de, la mère de, la fille de. J'ai le droit d'être une femme à part entière. D'être moi, Marguerite, avec mes forces et mes faiblesses, et de ne pas vouloir vivre dans l'ombre des autres. Putain, ça ne te vient pas à l'esprit que je veux être quelqu'un et que cette promotion était importante pour moi ?

Victor soupira : « Désolé, je n'avais pas compris ça comme ça. »

— Oui, parce que tu ne t’intéresses pas à moi. Je suis juste un pion qui joue le rôle de la mère, de la femme au foyer, de l'épouse, et parfois de l'amante pour satisfaire tes envies. Et tu ne t'intéresses même pas à nous !

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Arrête tes conneries hystériques !

Marguerite prit une profonde inspiration avant de lâcher : « Je viens de découvrir aujourd’hui que ton fils a du shit dans sa chambre et un magazine de cul. Ça vient d’où, Victor ? Et un magazine qui date de 20 ans, où est-ce qu'il a eu ça ? Ça n'existe plus de nos jours. »

Victor blêmit. « Mais j’en sais rien, moi. Comment ça, il a du shit ? »

— Dans une petite boîte. Mais tu comprends, il ne sait pas d’où ça vient. C’est peut-être un pote qui lui a passé. Je suis fatiguée, Victor, dit-elle, la voix tremblante, au bord des larmes.

Victor secoua la tête, visiblement dépassé : « Ok, j’irai lui parler. »

— Fais comme tu veux. C’est un truc de mecs, après tout, et c’est aussi ton fils.

— J’irai lui parler ce week-end. Là, je pense qu'il faut que les choses se calment.

— Ouais, bien sûr. Allez, à table. Ta petite femme t’a préparé le repas du soir.

— Arrête, Marguerite.

Elle ne répondit pas. C’était trop pour elle.

Marguerite appela ses enfants pour qu'ils viennent mettre la table dans la salle à manger. Émilie arriva gaiement, Mathis avec une mine d'enterrement ou de culpabilité intense, et Camille en mode future influenceuse TikTok.

— Enlève ces AirPods, bon sang Camille, on est en famille, là.

Camille leva à peine les yeux : « Oh, ça va. »

— Non, ça ne va pas, là, lâcha Marguerite, excédée.

— Ok, ok, keep cool ! soupira Camille.

Le dîner se déroula dans un silence glacial, où chaque coup de fourchette résonnait, créant une atmosphère oppressante.

Plus tard, alors qu'elle finissait la vaisselle, son téléphone bippa. Un SMS de Faustine : « Bon courage, ma grande ! Et tu vas la bouffer cette Morgane. »

À cet instant, Marguerite prit conscience du pire. Morgane allait devenir sa patronne. Elle sentit son ventre se nouer et une nausée irrésistible monter. Elle avait envie de vomir. Elle allait vomir. C’était trop.

Elle monta jusqu’au grenier et se dirigea vers le tiroir où Victor cachait un paquet de Marlboro pour les soirées un peu arrosées ou trop chiantes. Vingt ans qu'elle n’avait pas touché à une cigarette. Elle ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur le petit balcon, prit une clope et l’alluma. La première bouffée lui procura un soulagement presque coupable. Elle était bonne.

— Maman, tu fumes ? La voix d’Émilie la fit sursauter. « Je veux aller faire dodo. »

Marguerite paniqua légèrement : « Non, non, juste une comme ça. Ne dis rien à Papa. Enfin, peu importe… oui, j’arrive. Descends, j’arrive. »

Elle éteignit la cigarette contre une brique du balcon et balança le mégot éteint dans la rue. Au diable l’écologie, pensa-t-elle en soupirant.

Elle descendit voir Émilie, qui s'était déjà glissée sous ses draps.

— Allez, bonne nuit, ma chérie.

— Maman, tu sens la cigarette.

— Oui, je sais, murmura-t-elle, presque honteuse.

— Tu me chantes quand même une chanson ?

— Oui, ma chérie.

Elle chanta « Une souris verte », la chanson préférée d'Émilie, puis éteignit la lumière.

Son monde était en train de partir en lambeaux à une vitesse déconcertante. En l’espace d’une journée, elle avait vu son rêve de promotion s'écraser du neuvième étage, elle avait raté l'occasion de rendre son père fier, elle ne parlait plus avec son aîné. Le cadet se droguait et semblait devenir un obsédé sexuel. Et comme si cela ne suffisait pas, sa petite dernière venait de la surprendre en train de fumer. Tous ses repères se volatilisaient.

Elle avait besoin de réassurance, de quelque chose de tangible pour se raccrocher.

Marguerite remonta dans la chambre parentale, se frotta énergiquement les dents pour masquer l'odeur de nicotine, puis enfila une petite nuisette. Elle avait envie de faire l’amour, de connaître un orgasme qui effacerait ses tensions, qui la reconnecterait à l’instant présent. Elle se glissa dans le lit où Victor, allongé, était concentré sur son ordinateur, posé sur son ventre.

Elle glissa sa main sous l’élastique de son jogging, cherchant son sexe. Elle le trouva replié contre sa jambe gauche, sa verge molle. Elle commença à le caresser, mais la chair ne réagissait pas encore à ses attouchements. Elle saisit alors le prépuce entre ses doigts, étirant la peau vers ses testicules, puis remonta vers son gland pour amorcer une masturbation.

— Qu’est-ce que tu fais, Marguerite ? demanda Victor, sans lever les yeux de son écran.

— Je te veux, murmura-t-elle.

Victor soupira : « Désolé. Je ne suis pas en forme ce soir. C’était une grosse journée, encore du boulot, et je ne suis pas vraiment dans le trip. »

— Ok, répondit-elle, la voix éteinte.

Elle lâcha sa queue, ressortit sa main du jogging et se réfugia dans la salle de bain.

Elle se regarda dans le miroir. Elle avait la mine d'une sale journée. Elle ouvrit la boîte à médicaments et attrapa une boîte de Donormyl. Elle n’avait jamais pris de somnifère de sa vie. Elle regarda la boîte, se demandant comment elle en était arrivée là. Mais elle n’avait plus la lucidité pour réfléchir. Il fallait qu’elle dorme. Il fallait que tout s’arrête.

Elle saisit la plaquette, appuya sur un comprimé qu’elle avala avec un verre d’eau, puis retourna se glisser dans le lit.

Elle n’eut pas un mot pour Victor.

Elle ferma les yeux, supposant que peut-être, ne jamais se réveiller ne serait pas si terrible.

"Demain est un autre jour."

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