Comme un poisson hors du bocal

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- Je ne peux pas entrer là ! J'ai pas mis ma robe du soir !

- Et les filles, tu crois qu'elles sont en robes du soir ? me répond-elle du tac au tac.

Elle hausse les épaules, et s'avance entre les deux gigantesques statues.

Elle, c'est ma fille Solenne. Elle vient d'optenir son diplôme de kiné.

Moi, j'élève des vaches limousines et des lapins dans la Creuse.

Ce matin, elle m'a fait lever aux aurores. Elle doit rendre l'appartement où elle vient de faire son stage et je dois récupérer une partie de ses affaires (qu'elle ne pourra pas transporter avec elle dans le train demain). Le réveil a sonné à quatre heures, j'ai enfilé vite fait un jean usé et un pull noir, en pilote automatique, en râlant un peu : encore un match dimanche, encore un week end qu'elle ne passera pas à la maison !

Avec les parents qu'elle a, comment a-t-elle bien pu se passionner... pour le foot ? Je vous le demande !

Son père n'a JAMAIS regardé un match de sa vie. Quant-à-moi, j'ai été élevée par des parents à qui l'idée même du sport professionnel semblait incongrue. Pour vous donner un exemple :

Mon père, croisant un joggeur :

- Il n'a pas autre chose à faire, non ? (avec le jardin à bêcher, le bois de chauffage à rentrer, passer ses temps de REPOS ... à COURIR !!!)

Ma mère, tombant par hasard sur le tournoi de Roland Garros à la télé, juste avant de changer de chaîne :

- Ils nous embêtent avec ce foot !

Jusqu'à douze ans, Solenne avait partagé l'avis de sa grand-mère, qui était aussi le mien.

C'était sans compter sur l'ami Geoffrey, avec qui, elle avait eu une altercation un jour et qui avait conclu en disant :

- De toutes façons, tu peux critiquer que ce que tu connais, et le foot, tu connais pas. Alors tu peux pas en parler : regarde un match, un seul, en entier, et tu parleras après. Après, je t'écouterai.

Argument imparable. Solenne l'a admis. La mauvaise foi n'a jamais fait partie de ses défauts. Elle a accepté le défi :

- Après tout pourquoi pas ?

Ca tombait bien : un match, il y en avait un le soir-même. Un match "important" et contre toute attente, le lendemain :

- Tu sais quoi ? Ben en fait j'ai trouvé ça génial ! Super !

Bon ! Voilà comment ça a commencé.

Ensuite, les études, kiné du sport, et un contrat avec une équipe de foot féminine de première division. A moi, cela semble tellement bizarre que je n'y crois toujours pas, mais c'est comme ça.

J'ai appris un tas de choses sur le foot... (sans forcément l'aimer davantage)

Pour revenir à ce matin, il a fallu terminer le ménage : j'ai fait la vaisselle qui traînait dans l'évier, nettoyé le micro-onde et les placards pendant qu'elle entassait ses affaires dans des sacs. Puis elle m'a demandé de l'accompagner en voiture à l'hôtel où l'équipe se prépare au match de demain.

- Mais il est où cet hôtel ?

Elle a mis le GPS, et dix minutes plus tard, j'ai constaté que je l'avais déjà vu... à la télévision. Dans une émission sur les palaces...

- Il faut que tu viennes avec moi, j'ai trop de valises.

Voilà comment je me retrouve, moi, petite paysanne en jean élimé et aux ongles cassés, dans le hall d'un palace. J'ose à peine marcher avec mes vieilles baskets, sur le tapis persan : à ma gauche s'ouvre une salle à manger gigantesque dont la nappe est si blanche qu'elle m'éblouit. J'aperçois quelques-unes des joueuses en jogging, qui prennent leur petit déjeuner dans des tasses de porcelaine. A ma droite c'est un petit salon feutré où deux dames aux tenues impeccables et aux mains couvertes de bagues conversent à voix basse.

- Puis-je prendre les bagages de Madame ? Nous vous attendions. Votre chambre est prête.

Il me semble sentir la brûlure du regard méprisant de cet homme sur moi.

Et Solenne d'acquiescer, nullement surprise, du haut de ses vingt-trois printemps !

Je l'embrasse très vite et m'éclipse. Ouf, je suis dehors, je m'arrête un instant pour respirer. Sur mon téléphone, déjà deux messages de Solenne :

- Wahou ! Tu verrais la chambre !

- Il y a un frigo caché dans le bureau !

- Il y a un coffre-fort !

Je réponds :

- Eh bien profites-en bien, moi, je préfère mon bocal !

Serais-je un peu amère ?

Heureusement, la petite voix de mon père dans ma tête :

- Dis-toi toujours que tu ne vaux pas moins qu'eux.

Je rentre.

A la maison, tous les pommiers sont en fleurs.

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