Les lapins

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Mes parents élevaient depuis toujours des poules et des lapins pour notre consommation familiale. Cela a sans doute de quoi choquer quelques-uns aujourd'hui et ceux-là me diront : "Comment ? Vous les tuiez pour les manger ? Mais c'est horrible !". A l'époque, à la campagne, cela relevait de l'évidence : certains, agriculteurs ou non, avaient même un cochon, des oies, des dindes, des pintades...

On m'avait expliqué, avec des mots simples, la cruelle loi de nature (la buse tue l'alouette et le chat la souris), et, je l'avais compris, la nécessité de se nourrir faisait loi. Mon père au cœur trop tendre ne put d'ailleurs jamais toucher un animal (sauf pour le caresser) et c'est à maman qu'incombait la tâche ingrate de tuer les lapins, ce qu'elle ne faisait qu'à contrecœur.

Elle gardait systématiquement comme reproducteurs les plus gentils, c'est-à-dire ceux que moi, sa petite fille, j'avais apprivoisés et auxquels je tenais. En avions-nous trop ? Elle les échangeait avec les amis, les voisins, et, en tout cas, ils avaient la vie sauve : on n'allait pas "briser le cœur de la petite".

Comme on le voit j'étais une enfant choyée et on n'avait de cesse de me procurer de menus plaisirs.

Un soir, en rentrant de l'école, je sautai de joie en découvrant, sur le buffet, l'un de ces petits biberons emplis de confiseries multicolores que vendait l'épicier ambulant :

- Les bonbons sont pour toi, bien sûr, me dit maman, mais le biberon...

Elle m'expliqua que la Pipine, celle qui avait les petits, venait de mourir : elle l'avait retrouvée sans vie tout à l'heure en allant la nourrir. Cela ne l'avait pas étonnée outre mesure car hier déjà, elle était "tristounette" et n'avait pas mangé.

- Mais il y a les petits ! On ne peut pas les laisser, les petits, sinon ils vont tous mourir, eux aussi ! Allez viens !

Maman m'entraîna vers les clapiers. Elle avait à la main le petit panier d'osier (celui qui servait d'ordinaire pour les noisettes) dans lequel elle avait placé un vieux chiffon de laine. Elle ouvrit la cage et, écartant la douce couverture de poils qui formait le nid, me montra le tas de lapereaux qui se mit aussitôt à frémir et à s'agiter ; un par un, elle les saisit délicatement.

D'ordinaire il nous était interdit de toucher les lapereaux avant qu'il sortent tout à fait du nid : leur maman pouvait, nous avait-on dit, les abandonner à cause de notre odeur, qu'ils auraient sur eux.

Mais ce soir-là, ma mère les déposa dans le panier :

- Un, deux, trois...

Quand nous eûmes compté onze bébés lapins, il en restait un encore :

- Vas-y, prends-le toi, le dernier. Prends-le dans ta main.

Ce dernier était encore plus petit que ses frères semblait-il. A peine revêtu d'un duvet gris.

Ma main a gardé le souvenir de sa chaleur douce, du battement rapide de son petit cœur contre ma peau tandis qu'il cherchait à se blottir contre mes doigts. J'effleurai de mes lèvres sa tête minuscule et le plaçai doucement dans le panier que maman me tendit ("il ne faut pas qu'il ait froid !"). avant de rabattre sur eux un pan du chiffon, elle les recouvrit encore d'une poignée des poils de leur maman.

Cependant, il ne cessaient de tressauter : ils devaient avoir faim.

De retour dans la cuisine, maman vida le contenu du petit biberon en jouet dans une tasse, et, après avoir fait rougir une aiguille à coudre sur la flamme du gaz, perça la tétine en caoutchouc. Elle fit tiédir du lait dans une casserole ; le lait entier des vaches de la voisine, dont nous connaissions les noms ; elle en vérifia la température en y plongeant le doigt, en versa dans le biberon en jouet, et se saisissant du lapereau le plus agité, elle le déposa sur son tablier et lui offrit cette mamelle artificielle... dont il ne voulut pas. La tétine était trop molle pour se forcer un passage entre les petites dents serrées.

Maman essaya une seringue : cette fois le lapereau éternua et le lait ressortit par son petit nez.

En désespoir de cause, elle prit une cuiller à café, et, écartant en douceur les petites dents, versa très doucement le lait dans la minuscule petite bouche :

- Il en a bu, maman, hein, cette fois il en a bu un peu...

- Je le crois, oui, n'allons pas trop vite, me répondit-elle. Il ne faut pas les rendre malades. Tiens, assieds-toi et prends-le sur tes genoux. Il faut que nous sachions lesquels ont bu ou non.

Et maman procéda avec les onze autres petits comme avec le premier : chaque fois qu'elle en avait fait boire un (en toute petite quantité), elle le posait sur mes genoux.

Il va sans dire que j'étais ravie.

Lorsque tous eurent bu leur ration, maman alla chercher un carton dans lequel elle avait préalablement déposé un sac platique pour l'étanchéité, une couche de sciure pour la litière, et, pour le confort, une douce épaisseur des copeaux frisés de la toupie de papa. Elle déposa dans un coin le chiffon de laine garni de poils, puis posa le tout sur une chaise, au flanc de la fidèle cuisinière à bois :

- Voilà, nous avons fait ce que nous avons pu, le bon Dieu fera le reste, me dit-elle.

***

Le lendemain dès mon lever, je courus au carton.

- Trois sont morts cette nuit, me dit maman en m'embrassant. Il nous en reste neuf.

- Tu es revenue les voir cette nuit ?

- Bien sûr ! Trois fois ! Il va falloir les nourrir souvent, tu sais !

- Et le tout petit ?

- Oh, lui, il va bien ! Mais tu peux les regarder, tu sais. Et tu vas m'aider, aussi ! conclut-elle en me tendant un tablier. Il faut juste bien les tenir.

Ce matin-là je participai donc pour la première fois au "biberon" des lapins, ce que je fis ensuite jusqu'à cinq ou six fois par jour.

Nous ne perdîmes aucun autre bébé. Manifestement ils s'étaient habitués à cette façon de manger : non seulement nous n'avions plus à forcer le passage entre leurs petites dents, mais ils se saisissaient seuls de la cuiller avec un enthousiasme manifeste et engloutirent de plus en plus rapidement des quantités plus importantes de lait.

Ils grandirent vite, et papa dut leur confectionner une caisse en bois lorsque le carton devint trop petit pour eux. Lorsque nous passions près d'eux, ils se dressaient sur leurs pattes postérieures dans l'espoir d'une caresse, et, bientôt, d'une feuille de salade ou d'un brin de persil...

Début juin ils retournèrent au clapier, où je passai cette année-là beaucoup plus de temps encore qu'à l'ordinaire.

Quand ils furent devenus "de grands lapins", nous ne pûmes tous les garder, mais il était hors de question de les tuer : tata Simone récupéra trois lapines grises, et tata Suzanne les deux noire et blanche. Plusieurs mâles furent donnés aux voisins qui promirent de leur laisser la vie sauve... et nous gardâmes "le plus petit" (qui était devenu aussi gros que ses frères).

Comme il ne cessait de taper des pieds, nous le baptisâmes Bamboula. Quand nous nous approchions de sa cage, il se couchait de tout son long le long de la grille, aplatissant ses grandes oreilles pour être caressé. Il vécut chez nous de longues années et il fut le père de centaines d'enfants.

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