Chapitre 2 : Partie 4/4

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La jeune femme tâcha d’assimiler ces informations. Gaël s’éclaircit la voix.

- Pour en revenir à l’Entre-Deux, plusieurs villages ont déjà été détruits…

Son regard se teinta soudain de suspicion.

- D'ailleurs, je ne comprends toujours pas comment tu as pu arriver là. Tes vêtements n'avaient rien de commun avec les coutumes de l'Entre-Deux et je ne me souviens pas t'avoir vue avant. J'ose espérer que tu n'es pas...

- Que je sois ? réfléchit-elle. Une ennemie ? Non, bien sûr que non ! Je ne me souviens même pas comment j’ai atterri ici.

Si elle n'était plus dans son monde, alors elle avait intérêt à prendre toutes les précautions possibles.

- Excuse-moi d'être aussi méfiant, surtout que tu n'as rien d’un Irnath. Tu ne connais vraiment rien à propos de Nergecye ?

- Nerge… quoi ?

- Nergecye. Notre royaume. Cela va faire six-cent ans qu’il perdure.

- En quelle année sommes-nous ? le coupa-t-elle.

- En 598 du calendrier nergecyen, ou en 3 896 d’après celui d’Eïenvallar. Nous sommes le seul royaume à disposer de notre propre calendrier.

Eileen acquiesça, mais en son for intérieur, elle se demandait comment elle allait pouvoir retenir tout ça. Cette avalanche d’informations lui tombait dessus comme une enclume qui venait l’enfoncer dans le sol.

- Et donc… s’il ne te dit rien, poursuivit-il en repliant sa carte, j’imagine que tu ne connais pas sa particularité ?

Elle ne répondit pas et maintint son regard, perplexe.

- Les gens qui naissent à Negercye ont un don, ils contrôlent un élément : l’eau, le feu, l’air ou la terre. Rares sont ceux qui n'en n'ont pas. C'est une caractéristique essentielle du royaume...

- Et... que font ceux qui ne développent pas ce don ? le coupa-t-elle.

Après tout, elle n’en possédait pas, elle.

- Certains ne se sentent pas à leur place et partent, s'engagent dans la garde ou tentent leur chance dans le commerce. Nergecye vit grâce aux dons qu'on utilise dans la vie quotidienne : de l'entretien du royaume aux productions agricoles en passant par la fabrication d'armes. Les personnes démunies de ces pouvoirs se voient fermer beaucoup de portes.

- C'est injuste ! s'indigna-t-elle.

- Un sans-don sera dix fois moins rentable, c’est aussi simple que ça.

Eileen tiqua à sa dernière expression. « Un sans-don » sonnait tellement méprisant, alors que c'était sa réalité ! Elle se sentit vexée de se voir rabaissée de la sorte, avant d’être frappée par le ridicule de la situation : à quoi bon éprouver ce sentiment ? Ce monde n’avait rien à voir avec le sien. Et pour l’heure, c’était elle, l’intruse. Elle devrait s’adapter et jouer le jeu, le temps de trouver un moyen de rentrer chez elle.

Gaël tira ses manches et l’incita à le suivre.

- Je suppose que tu as faim, après tout ce temps.

Avec tous ces événements, elle en avait oublié son appétit. Il l'emmena dans une pièce étroite où le cuisinier nettoyait ses plans de travail. Ce dernier posa ses chiffons à leur arrivée. La cuisine était plutôt sale, mais Eileen était si affamée qu’elle s’en fichait.

- Ah l’petit nouveau ! J'ai du hëtrel en sauce, crois moi, j'ai mis tout mon cœur à l'ouvrage, en plus c'est ma spécialité. Alors si t’aimes ça, tu vas t’régaler !

- C'est quoi du hëtrel ?

- Par Ný, d’où est-ce que tu viens ? Les hëtrels courent les plaines de tous les continents d'Eïenvallar !

- Eïenvallar ? répéta-t-elle, un sourcil levé.

- Asseyez-vous dans l’coin là, dit-il en désignant une petite table entourée de tabourets. Je te ramène un bol.

Il disparut de leur vue, guilleret.

- Qu’est-ce que c’est Eïenvallar ? insista-t-elle.

- Ce sont nos terres, enfin ! s’exclama Gaël. Je t’en ai parlé quand je te montrais la carte. Ce sont les Terres de Lumière, les Terres Rouges et tous les autres territoires qui s’étendent tout autour. A quel point as-tu perdu la mémoire ?

Le cuisinier revint et déposa devant elle un récipient rempli de viande en sauce, ce qui mit fin à la conversation. L'odeur du plat encore fumant envahit ses narines et avec un soupir de satisfaction, la jeune femme ne se fit pas prier. Elle se saisit de sa cuillère en bois et attrapa un morceau de hëtrel : sombre et imbibé de jus, il était petit et rectangulaire. A première vue, il avait tout du bœuf bourguignon. Mais en bouche, rien à voir : la viande fondait sous la langue sans s’effilocher et son goût était similaire à celui du sanglier, quoiqu’un peu moins fort. Gaël se contenta de la regarder manger.

- J’ai une question, annonça Eileen. Vous possédez un don ?

- Je peux manipuler l'air.

Elle le fixa un instant, perplexe.

- Et... qu’est-ce que vous pouvez faire, concrètement ?

Quitte à devoir s’habituer à ce nouveau monde, autant bien se renseigner pour le comprendre.

- Je peux contrôler le sens, la température et la puissance du vent autour de moi.

Eileen s’arrêta entre deux bouchées pour le fixer pour le fixer d'un regard de chouette. Elle avait du mal à croire ce qu’elle entendait.

- Certaines personnes développent plus leur don et sont capables d'aspirer l'air autour d'eux, sur une dizaine de mètres. Mais la tâche est épuisante et demande des heures de repos. Évidemment, quand on utilise le don, on puise notre énergie vitale. C’est dangereux, voire mortel si on ne fait pas attention.

Malgré son scepticisme, elle était effrayée… et fascinée à la fois. Le capitaine paraissait si convaincu de ce qu’il affirmait qu’elle avait du mal à le remettre en question. Pourtant, une partie d’elle le prenait pour un fou. Evidemment, pour Eileen, posséder un don était inimaginable. Cela défiait toutes les règles qu’elle connaissait, et la magie se résumait à un tour de cartes ou de disparition dans une boîte. Des astuces basées sur l’illusion et la surprise. Personne ne pouvait contrôler un élément de la nature. A part dans les œuvres de fantasy ou, pour faire plus court : dans l’imaginaire. Les yeux rivés sur son bol, Eileen mâchouillait sa viande avec l’entrain d’une vache qui broutait son herbe.

Elle essaya d’imaginer l’impact qu’aurait ce don dans son monde, à condition qu’il existât bel et bien. Pour sûr, il changerait toutes ses habitudes. Le quotidien serait simplifié, à commencer par les tâches ménagères, qui ne seraient plus une si grosse corvée en contrôlant l’eau. Ou encore, éclairer une pièce avec du feu serait un jeu d’enfant et une sacrée économie d’argent. Aussi, les problèmes naturels pourraient être aisément contrés : qui maîtrisait le feu pouvait l’arrêter, qui manipulait l’eau serait capable d’empêcher un tsunami, et de même pour l’air et les tempêtes, la terre et les éboulements… Et en même temps, si chacun pouvait contrôler un élément, ce serait l'apocalypse assurée. L’économie volerait en éclats, les pressions diplomatiques n’en finiraient pas, les guerres seraient plus horribles encore... Un frisson la secoua. En définitive, l’espèce humaine serait bien trop stupide pour en faire bon usage.

Une question lui vint à l’esprit.

- Pourquoi le commandant m'a-t-il sauvée ?

Le capitaine jeta un œil au fond des cuisines, comme pour s’assurer qu’ils n’étaient pas épiés.

- Je ne sais pas, avoua-t-il. Considère que tu as eu de la chance, que tu étais au bon endroit au bon moment. Nous avons essayé de sauver quelques citoyens depuis le début de notre mission, mais sa Majesté Horace Ell’Mar refuse qu'on ramène d'autres personnes, par crainte des espions. Les ordres sont les ordres, mais il semblerait que le Commandant Ell’Tin ait souhaité faire une exception.

- Mais alors pourquoi me ramener, moi, une fille étrangère ?

- Le Commandant Ell’Tin est très proche du roi. S'il a décidé de te sauver, il saura le convaincre. Il doit avoir ses raisons, conclut-il en quittant la cuisine.


Eileen fut soulagée de constater que le temps s’écoulait comme dans son monde. Les journées faisaient bien vingt-quatre heures : son horloge biologique n’aurait pas à s’inquiéter. Le commandant lui assigna une cabine, plus étroite que la première et dépourvue de décoration. Elle n’abritait qu’une couche, une table branlante et un siège démuni de son dossier, brisé au niveau de l’assise.

Gaël restait souvent en hauteur, peut-être en rapport avec ce soi-disant don, l’équipage s’adonnait à ses tâches, et le commandant s’occupait de maintenir le cap, parfois relayé par d’autres hommes. Le capitaine de la garde lui avait expliqué qu’Illian Ell’Tin était un militaire haut gradé à la solide réputation au sein de l'armée. On lui attribuait toujours les missions de haute importance. En revanche, personne ne l’avait vu se servir du don. Les rumeurs couraient qu’il n’en possédait pas, mais son implication dans la garde royale en faisait néanmoins un modèle au sein du royaume.

Même si le capitaine gardait une attitude froide en sa compagnie, Eileen profitait de leur proximité pour poser toutes les questions qui lui traversaient l’esprit, auxquelles il répondait sans broncher. Eileen retint que le hëtrel était l’animal le plus répandu sur les terres – dans les assiettes aussi – et que, visuellement parlant, c’était un juste milieu entre le cheval et la gazelle. Les « nergecyens », pour reprendre le terme désignant les habitants employé par Gaël, ne l’utilisaient pas comme monture et se servaient exclusivement des chevaux, qu’on trouvait à profusion dans les villes mais nulle part à l’état sauvage. Eileen posait aussi des questions à propos de leurs habitudes de vie. Aucun habitant ne vivait avec des animaux hormis dans les fermes et les écuries, et les textiles utilisés se résumaient surtout au lin, à la toile, à la soie et au cuir. Il n’existait pas d’établissements pour étudier en dehors de ceux consacrés aux dons. Les métiers s’apprenaient en devenant apprenti auprès d’un maître, en général expert dans son domaine.

Le reste du temps, quand Eileen se retrouvait seule au milieu de cet équipage d’hommes, elle s’avachissait contre la rambarde, les cheveux au vent. Tantôt elle somnolait sur le rythme des vagues qui s’écrasaient contre la coque, tantôt elle réfléchissait à sa situation. Comment était-elle arrivée là ? Elle avait beau se triturer les méninges pendant des heures, aucune explication ne lui venait à l’esprit. Sa présence ici défiait toute logique. Chaque matin, elle espérait se réveiller aux côtés de sa grand-mère. Et chaque matin, elle se retrouvait confrontée à cette dure réalité. Parfois, son esprit aimait semer le doute : n’était-ce pas qu’un simple rêve ?

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