Chapitre 4 : Partie 5/5
Eileen continuait de suivre les cours, bien que ses résultats la décourageassent. Malgré ses nouvelles responsabilités, Gaël prenait le temps de poursuivre l’entrainement avec elle. À aucun moment il n'avait parlé de l’ex-Commandant Ell’Tin, ni de son potentiel nouveau grade. Chaque jour après les cours, durant une heure ou deux, elle se rendait dans la forêt qu’il lui avait faite découvrir lors de son arrivée. Un soir, il lui offrit des vêtements pour étoffer sa maigre garde-robe, ainsi qu’une dague. Eileen, devant l’arme, avait voulu refuser son présent, terrifiée à l’idée de s’en servir un jour. Il lui remit aussi une petite bourse de cuir contenant quelques florhïnt. L'argent en sa possession lui avait procuré un sentiment d’indépendance, même si, en réalité, elle était dépendante de sa générosité. Cela avait tiré un sourire amusé à Gaël.
Eileen passa son bras sur son front qui dégoulinait de sueur, puis prit appui sur ses genoux. La chaleur étouffante du deuxième cycle de l’été l’accablait et lui coupait toute envie d’effort physique.
- Je n’y arrive pas, ça ne sert à rien. Ça fait un mois que j’essaie et il ne se passe jamais rien !
- Concentre-toi plus.
- Me concentrer, je ne fais que ça ! geignit-t-elle.
- Tu n’utilises pas tes réserves ! Celle de la zone abdominale est la plus simple à atteindre. Ressens son emplacement et déploie ton énergie dans l’élément.
- Plus facile à dire qu’à faire, maugréa-t-elle.
Le ton autoritaire de Gaël l’agaçait. Elle expira et tâcha de se détendre, d’évacuer sa colère pour ne pas la lui exploser au visage. Les résultats des dernières semaines restaient décevants, mais elle était à présent capable de créer des ondulations à la surface de l’eau, ce qu’elle pensait inimaginable à son arrivée dans ce monde, quatre mois plus tôt.
Eileen tenait à réussir cet exercice. Elle canalisa à nouveau son attention sur les mains de Gaël et projeta son esprit dans l’eau qu’elles renfermaient. Sa focalisation fut telle qu’elle eût l’impression de sentir sa pensée s’extraire de son propre crâne, pour se matérialiser et s’imprégner du liquide.
Elle avait compris.
Une sensation de froid l’envahit, remontant sa colonne vertébrale pour venir se loger dans son cerveau. La douleur s'empara de son bas-ventre. Elle sentit un vide s’y former, comme si l’on drainait son énergie. Sauf qu’elle était maîtresse de son cheminement. Sa vue se brouilla une seconde et tout se mit à tourner autour d’elle. C’était comme si sa poitrine se déchirait de l’intérieur et que son esprit se glaçait, prêt à se briser en mille morceaux.
L’eau.
Eileen ne voyait plus que ce liquide prisonnier.
L’énergie.
Elle puisait dans la réserve de son abdomen. Comme si des ondes s’y propageaient et, telles des griffes acérées, venaient lui arracher ses entrailles.
D’un coup, des vaguelettes se formèrent, se brisèrent les unes contre les autres, et un jet s’en éleva. Il retomba peu à peu en une pluie de gouttelettes au-dessus des mains de Gaël. Haletante, Eileen recula d’un pas, les yeux écarquillés.
- J’ai réussi ? marmotta-t-elle, ébahie.
Tout lui sembla soudain si naturel que son esprit se figea. Son côté rationnel tentait tant bien que mal de reprendre le dessus. Pourtant, le jet qui s’était élevé devant ses yeux était bel et bien réel. L’euphorie l’envahit et elle se sentit comme une enfant à qui on contait une histoire mêlant magiciens et chevaliers : à la différence près que c’était elle qui jouissait de pouvoirs. Elle contrôlait l’eau !
- Ça a marché, j’ai réussi ! reprit-elle de plus belle en sautant au cou de Gaël. Merci, c’est grâce à toi !
Il recula, emporté par son élan et la contint dans ses bras le temps qu’elle retrouvât son équilibre.
- Oui, tu as réussi, la félicita-t-il. Ton entrainement a enfin porté ses fruits.
Elle avait réussi à jouer avec l’eau rien qu’avec la force de son esprit !
- Je pourrai dire à Aera que tu es un excellent professeur ! le flatta-t-elle en riant.
- Aera ?
- Oui, Aera. Aera Stearl. Vous allez vous marier, non ?
Gaël perdit son sourire amusé.
- C’est exact.
Surprise par sa mine déconfite, Eileen ne poursuivit pas la discussion et proposa d’enchaîner les exercices, ce qu’il accepta. Peut-être que sa colocataire n’avait pas été tout à fait franche à propos de cette relation.
Les jours suivants, la jeune femme se sentit pousser des ailes. Elle réussit tous les exercices de pratiques plus ou moins bien : dévier les jets des fontaines, inverser des courants, modifier la température de l’eau, faire tomber une fine pluie… Elle avait l’impression d’être capable de tout.
Eileen ouvrit un œil et s’étira de tout son long. La lumière baignait dans la totalité de la pièce. Elle se tourna dans son lit en baillant et ses yeux se posèrent sur le lit d’Aera, vide. Quelle heure était-il ? Elle se leva en trombe, manquant de s’emmêler les pieds dans le drap, et se prépara en vitesse. Sa colocataire était partie sans rien dire. Eileen pesta, revêtit son uniforme, dévala les escaliers qui la séparaient de la cour, et rejoignit les rangs, essoufflée.
- Tu aurais pu me réveiller, râla-t-elle auprès de son amie.
- Excuse-moi.
Elle jura à mi-voix et fit claquer sa langue contre ses dents.
Mestre Sharp fit son apparition, le visage peint d'une expression grave. Plus personne n'osa bouger et un silence pesant s'installa.
- Aujourd'hui, l'exercice sera différent, annonça-t-il en parcourant les jeunes de son regard sévère. En raison de la crise que nous subissons, avec la dévastation de l'Entre-Deux, notre Majesté Horace Ell’Mar instaure un test spécial dans toutes les écoles. Trop peu de nergecyens maîtrisent correctement leur don et ils ne sont qu'une poignée dans la garde.
Il marqua un temps de pause, plaça ses mains dans son dos et marcha, parallèlement au rang formé par les élèves. Il se racla la gorge, puis reprit :
- Dans toutes les écoles et cursus des différents niveaux, nous allons vous faire passer un examen limité dans le temps, dont la difficulté se trouve être bien supérieure à celle de vos entraînements habituels. Ceux qui réussiront pourront raccourcir leur cursus pour être opérationnels plus rapidement. Ou bien encore accéder à une formation militaire étalée sur deux cycles pour intégrer la garde aussitôt.
Eileen fronça les sourcils. Il lui fallait réussir : dans ce cas, elle cesserait de perdre son temps dans cette école et partirait à la recherche de son miroir.
Les élèves échangèrent des regards tantôt inquiets, tantôt surpris. Certains arboraient cependant un sourire enjoué.
- Parlons maintenant du test, poursuivit-il. Vous aurez pour tâche d'extraire un jet d'eau du sol. Je n'ai pas le droit de vous dire de combien de temps vous disposez pour réaliser cette épreuve.
- Mais l'élément n'est même pas visible ! s'exclama une fille, qui ne pût contenir sa détresse.
- C'est en effet la deuxième difficulté principale et la première, c'est que vous commencez maintenant !
Certains jeunes le fixèrent, ahuris, quand d'autres s'attelèrent à l'exercice. La tension imprégnait leurs visages. Eileen ne bougeait pas, elle ne savait pas quoi faire. Réussir cet exercice pour partir plus vite de cette école, oui, mais comment ? Elle n’avait pas la moindre idée de la façon dont elle devait s’y prendre ! Aera s’agenouilla et tendit ses bras. Les yeux fermés, son visage se crispa. On aurait pu croire qu'elle poussait de toutes ses forces sur la terre, comme pour entrer en contact avec l'élément, pourtant ses mains ne la touchaient pas. Eileen la regarda avec attention et il ne s'écoula qu'une poignée de secondes avant qu’un filet d'eau ne remontât à la surface. Elle reprit ses esprits et essaya d'en faire autant. Après tout, elle avait bien réussi à créer un jet dans les mains de Gaël. Elle, et personne d’autre.
Décidant dans un premier temps de l'imiter, elle ferma les yeux, genoux à terre, les paumes des mains tournées vers le sol en utilisant son esprit pour attirer l'élément. Eileen visualisa l'eau enfouie, la ressentit dans chaque parcelle de sa peau. Son visage rougit, mais il n'y eut aucun résultat. Autour d'elle, les autres se concentraient, le front en sueur et les dents serrées. La panique la gagnait peu à peu. Ils n'avaient aucun moyen de savoir combien de minutes restaient avant la fin, un simple sifflement du mestre les avertirait sans doute.
Soudain, après un énième effort de concentration, une forte douleur se logea dans son bas-ventre. Elle ramena une main contre la partie endolorie. Le mal s’estompa au bout de plusieurs secondes, en même temps qu'une énergie déferlât en elle.
C'était comme si elle plongeait dans une eau froide et qu'elle la ressentait précisément sur chaque centimètre carré de son corps. Son sang se glaça et son souffle se coupa. Elle se focalisa sur l'exercice une dernière fois et un jet, comparable à celui d'un geyser, jaillit du sol. Eileen hoqueta et recula précipitamment, à la fois exténuée et surprise.
Elle l’avait fait ! Elle l’avait vraiment fait !
Le monde se mit à tourner autour d'elle.
Un sifflet lointain retentit. Elle s’écroula de fatigue.
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