L’intervention de la garde avait généré une émulation dans l’école. Les plus courageux affirmaient haut et fort leur désir de combattre les Nasombres, sauver l’Entre-Deux et voir leur nom marquer l’histoire d’Eïenvallar. D’autres proclamaient plus modestement leur souhait de se rendre utiles au royaume et à l’armée le plus vite possible. Les élèves n’évoquaient pas le dragon ou changeaient de sujet dès qu'on l'abordait.

Les soldats ne leur rendirent visite que la semaine suivante.

Ils patientaient dans la cour.

Eileen fixait l’épée posée sur son socle. Elle s’était déjà battue contre Gaël et, même si elle connaissait les bases en attaque et en défense, elle s’était toujours exercée avec un bout de bois. Aera, pour sa part, affichait une totale confiance en elle. Une étincelle illumina ses yeux quand le commandant rejoignit les quatre soldats et Mestre Sharp. Cette fois, il ne portait pas son armure et revêtait des habits d’entraînement, chemise et pantalon d’une matière légère. Les jeunes lui accordèrent leur attention et une tension s’éleva dans l’air. Pour la première fois, ils allaient recevoir l’enseignement du commandant lui-même, celui qui les intimidait tant. Mais dépourvu de son armure, Eileen ne percevait que le jeune homme qui l’aidait chaque jour depuis presque cinq mois maintenant.

- Vous devez déjà le savoir, mais l’art du combat est essentiel. Il est tout aussi important que la maîtrise de votre don.

Les élèves opinèrent et chacun s’empara de son épée. Eileen souleva aussi la sienne du socle, d’abord d’une main avant de vite joindre la seconde, tant le poids la surprit. Les yeux rivés sur la lame, elle prit soudain conscience de la situation : elle n’allait pas se battre avec un vulgaire bâton, mais bien avec une arme. Une arme qui, d’un maniement expert ou maladroit, pouvait tuer.

Mestre Sharp succéda à Gaël.

- Eloignez-vous les uns des autres et combattez avec la première personne sur votre droite. Les gardes, le Commandant Kilenswar et moi-même allons passer dans les rangs pour corriger vos postures.

Sur ces mots, les jeunes s’attelèrent à l’exercice. Eileen évalua la distance de sécurité vis-à-vis des autres et fixa son adversaire. Elle serra fort la poignée avec ses deux mains. Dieu que cette épée était lourde !

- Je suppose que tu es bonne épéiste, puisque tu t’es déjà entraînée avec le Commandant Kilenswar en personne, fit remarquer Aera, une pointe d’amertume dans la voix.

- Je… je suppose, bafouilla-t-elle.

Sa colocataire bondit en avant et fendit l’air ; Eileen recula d’un pas et para in extrémis. Les coups s’enchainèrent sans lui laisser une seule seconde de répit. Elle devait montrer de quoi elle était capable, prouver que toutes ces heures à s'entraîner n’avaient pas été vaines. Elle ne voulait pas décevoir Gaël. Aera assénait de puissants coups, oubliant certainement que ce n'était que de simples plastrons de cuir qui les protégeaient. Eileen se défendait tant bien que mal. Son adversaire ne lui laissait aucune ouverture. Chacun de ses mouvements était calculé, fluide, et parvenait toujours à sa cible.

Déstabilisée par sa rapidité, Eileen encaissa son premier coup et bascula en arrière. En moins d’une minute de combat, elle s’était retrouvée dos à terre, la lame contre sa jugulaire. Elle ravala un cri de surprise et implora Aera du regard d’arrêter. Elle chercha à repousser la lame du bout des doigts, mais Aera maintint la pression, le sourire aux lèvres. Clouée au sol et essoufflée, Eileen regarda autour d’elle. Chaque couple se battait avec conviction, à niveau plus ou moins égal, tandis que les gardes les interrompaient pour corriger leurs postures.

- Aera, tout le monde sait que tu sais te battre, gronda une voix familière. As-tu seulement compris le but de l’exercice ? Tu n’es pas là pour gagner, vous êtes une équipe. Vous devez fonctionner ensemble.

Eileen reconnut le timbre de Gaël et tourna la tête pour le voir s’approcher. Aussitôt, sa colocataire se redressa et planta son épée à côté d’elle, la mine renfrognée. Le commandant tendit sa main vers Eileen et l’aida à se redresser.

- L’objectif n’est pas de déployer toute sa force, mais de s’adapter à l’adversaire, reprit-il. De perfectionner votre maniement, votre vitesse de réaction et de jugement. Vois ce combat comme une chorégraphie à maîtriser.

Aera le fixa, silencieuse. Après plusieurs secondes, elle soupira et récupéra son arme.

- Très bien, je vais faire plus attention, admit-elle. Mais je ne pourrais pas m’améliorer si je me limite.

- Poursuivez le combat, exigea-t-il. Et Eileen, à une main, l’épée.

Elle s’exécuta, ignorant au mieux les soubresauts dans son bras, et se mit en position, les jambes légèrement écartées pour un bon maintien. Sa colocataire fit rouler avec habileté le pommeau dans sa main, puis porta un premier coup léger pour lui permettre de parer. Elle enchainait les mouvements comme si elle exécutait une chorégraphie. Mais plus elle attaquait, plus sa puissance se déployait et elle gagnait en vitesse. Eileen recula à la hâte pour esquiver une nouvelle attaque.

- Eileen, à droite, lui intima Gaël. Maintenant.

À peine ces mots l'atteignirent-ils qu'elle bondit sur le côté, évitant l'offensive. Tout s’était déroulé en moins de deux secondes. La surprise se lut sur le visage d’Aera qui ne put s’arrêter dans la foulée, emportée dans sa lancée. Cela suffit à créer une ouverture. Eileen frappa dans le plastron, le plat de la lame s’écrasa contre le cuir. Sa colocataire grimaça et riposta de plus belle, envoyant son arme valser à plusieurs mètres de là. Eileen recula et leva les mains en signe de reddition. Aera ne plaisantait pas. Une expression mêlée de fierté et de rage peignait son visage. Eileen louchait sur la pointe de la lame qui frôlait son nez.

- Ça suffit, maugréa Gaël. Aera, pose ton épée et va chercher la sienne.

Elle le fusilla du regard, mais obtempéra sans un mot.

- Eileen, je t’ai appris à parer, mais un combat ne rime à rien si tu n’attaques pas. Aera est une épéiste expérimentée, elle s’est entraînée durement pendant des années pour arriver à ce niveau. Il te faut surveiller les moindres gestes de ton ennemi et anticiper ses mouvements pour prendre le dessus. Rappelle-toi que si tu restes immobile, comme tu l’as fait là, tu es une cible facile.

La jeune femme l’écouta sans bouger, incapable de répondre. Elle n’avait plus envie de se battre. Elle ne voulait pas risquer sa vie ni prendre celle des autres. Pourtant, si elle devait s’aventurer dans ce monde pour trouver le miroir, alors elle n’aurait d’autre choix que de se préparer à affronter le danger. Gaël sourit et posa une main sur son épaule.

- Tu finiras par y arriver, l’encouragea-t-il avant de se diriger vers un autre binôme.

Aera regagna sa place, contrariée.

- Je suis désolée si je t’ai fait mal, souffla-t-elle. Je ne supporte pas quand on m’humilie en public. Et surtout pas venant de sa part.

La voix de Gaël gronda dans les rangs, ordonnant de changer de partenaire. Eileen soupira, soulagée de ne pas avoir à tenir cette conversation plus longtemps, et s’orienta vers un garçon.