Chapitre 8 : Partie 2/3
Durant les trois semaines qui suivirent, de l’aurore au coucher du soleil, Mestre Keön l’entraînait sans relâche. Toujours plus strict, il la poussait dans ses retranchements. Chaque jour, la jeune femme escaladait les parois de la montagne Rosedor, combattait sa peur du vide, apprenait à saisir la moindre opportunité pour se hisser plus haut que la veille. Elle continuait à manipuler son don. Elle créait de terribles tourbillons au cœur du lac, faisait jaillir de puissants geysers qui rivalisaient avec la force de la cascade, changeait le flux des jets qui caressaient la roche…
Eileen apprit à maîtriser cette glace qui la rongeait, à l’extérioriser, en s’exerçant sur l’eau qui l’entourait. À chacune de ses tentatives, cette sensation de froid la brûlait, à tel point que ses veines semblaient pouvoir éclater à tout moment. Mais cette impression la quittait vite : il glaçait chaque goutte de son sang et invitait une énergie inouïe à déferler dans tout son être. C’était comme si son don résidait en elle depuis des millénaires et pouvait enfin s’exprimer. Eileen se sentait revivre.
Plus les jours passaient, plus son mestre prenait un malin plaisir à redoubler la difficulté des exercices.
Il lui demanda d’escalader un pan de mur rocheux couvert d’eau, mortellement glissant, ce que la jeune femme refusa, la peur au ventre. Cela lui semblait bien trop risqué, mais devant l’insistance de son aîné, elle s’attela à la tâche. Elle chercha d’abord à s’agripper aux brèches, quand une idée surgit dans son esprit. Déterminée et concentrée, elle affronta la paroi et y posa lentement ses mains. Elle gela l’eau ruisselante du bout de ses doigts et la glace collée à sa peau lui permit de s’élever.
Mestre Keön s’assurait aussi qu’elle maîtrisât toujours mieux l’art du combat. Petit à petit, elle apprenait à ne faire plus qu'un avec son arme. Son maître avait de plus en plus de mal à l’atteindre et, parfois, elle parvenait même à le toucher !
Leur confrontation s’apparentait à une danse maîtrisée. Après une énième parade, Eileen recula d’un pas et reprit son souffle. Son mestre l’attaqua. Elle esquiva à la hâte chacune de ses frappes, tournoyant autour de lui. Un sentiment de rage monta en elle. Il ne lui laissait plus l’occasion de retrouver l’avantage et cette situation commençait à l’agacer. Elle bondit en arrière au moment où il levait son arme. D’un geste rapide, mais précis, elle extirpa une flopée d’eau du lac et la gela juste devant elle. Le coup de son mestre la brisa instantanément, mais cette ruse permit à Eileen d’inverser la donne du combat. Elle perça sa défense.
- Parfait, la félicita son mestre en l’évitant de peu.
Il posa son épée au sol, quand une bouffée d’air les surprit. Des centaines de feuilles aux coloris automnaux s’envolèrent autour d’eux.
- Déjà un demi-cycle qu’Enda veille sur l’an 599… murmura-t-il pour lui-même.
Cela faisait déjà un mois que l’année 598 s’était terminée ? Eileen n’avait pas vu le temps passer ! Et pas de fête, de « bonne année ! » ou de bises distribuées pour le nouvel an ? Elle sentit ses épaules s’affaisser, gagnée par une pointe de déception. Mais une question plus importante lui vint à l’esprit.
- Mestre Keön, je voudrais vous parler de quelque chose. J’ai remarqué que les livres s’entassaient dans votre bureau, pourtant on m’a toujours dit qu'il était interdit d'en disposer en dehors de la bibliothèque.
- Certaines structures ont le droit d’en posséder et même d’en rédiger. Comment pourrions-nous effectuer des recherches si personne n’écrivait ?
C’était logique.
- Et se pourrait-il que vous rédigiez des manuscrits qui se retrouvent dans la bibliothèque ?
- Certains de nos écrits sont consultables, en effet, mais ils doivent d’abord être vérifiés par la garde.
Eileen tritura ses doigts, préoccupée. Elle visualisa le feuillet qu’elle avait trouvé et ne put s’empêcher de faire le lien avec son auteur, ce fameux « Mestre K. ».
- Et les vôtres ? Vous en avez écrit qui sont consultables ?
- Oui, c’est déjà arrivé…
Son regard devint suspicieux.
- Où veux-tu en venir, Eileen ?
- Nulle part, je posais juste la question par curiosité.
Elle se mordit les joues pour s’empêcher de trop en dire. Elle n’avait aucune preuve que ce bloc lui appartenait, mieux valait ne pas l’accuser à tort. Bien qu’elle fuît son regard, elle le sentit braqué sur elle.
- J’ai trouvé un feuillet, une fois, lui apprit-elle. Il faisait une violente critique du royaume. C’est étrange qu’il n’ait pas été contrôlé.
- À qui en as-tu parlé ?
- Personne, s’empressa-t-elle de répondre. Enfin, juste à vous.
Il se décrispa un peu.
- Ton entrainement est terminé, reprit-il, plus serein. N’oublie jamais : tu ne peux pas jouer avec l’eau de ton corps à l’infini. Elle se régénère aussi vite que tes blessures, mais abuser de cette technique te causerait de sérieux dégâts.
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