Chapitre 9 : Partie 1/3
La jeune femme bondit sur la gauche, esquiva avec adresse le coup de son adversaire, puis recula en vitesse. Elle dégagea une longue mèche brune de devant ses yeux et, d’un geste fluide et puissant à la fois, désarma le garde qui l’affrontait. C’était sa troisième victoire consécutive. Elle releva le menton, non sans fierté, mains sur les hanches. Ses camarades semblaient épuisés. L’entrainement était intense et les pauses accordées se faisaient rares, mais ils n’avaient pas le choix : dans peu de temps, ils intègreraient la garde. La situation d’urgence l’imposait. Son regard balaya l’immense clôture de fer qui délimitait la cour. Une silhouette au milieu de la foule attira son attention. Aera se focalisa dessus, le front plissé.
Eileen ? Mais que faisait-elle là ? Profitant que les autres finissent l’exercice, elle la rejoignit à grandes enjambées. Son amie était hors d’haleine et collée à la grille.
- Aera, il faut que je te parle ! C’est important !
- Il y a un problème Eileen ? Je n’ai pas le temps là.
- J’en ai juste pour deux minutes, je serai brève, la rassura-t-elle. Tu as appris pour l’escouade de Gaël ?
Aera tiqua. Personne n’était censé appeler un haut gradé militaire par son prénom en public et Eileen ne cessait de le faire.
- Des renforts se sont rendus sur l’Entre-Deux. Beaucoup sont morts et des corps manquent à l’appel !
Son cœur s’emballa. Les mains moites, Aera fit de son mieux pour dissimuler la panique qui l’envahissait.
- Des corps manquent à l’appel ? répéta-t-elle. Celui du commandant en fait partie ?
Pourvu qu’elle dise oui. Si c’était le cas, alors il avait une chance d’être toujours en vie, quelque part.
- Oui. Mais Merielle pense qu’il a péri dans la tempête…
Cette annonce lui coupa le souffle. Elle ne pouvait pas croire un seul instant à la perte de Gaël dans de telles circonstances. Elle se mordit la lèvre inférieure et tâcha de garder une expression impassible. Un bon soldat ne montrait pas ses sentiments.
- C’est tout ? Tu as terminé ?
Sa voix fut plus sèche que ce qu’elle aurait voulu. Aera peinait à contenir sa détresse.
- C’est tout ce que ça te fait ? répliqua Eileen d’un ton plus froid encore.
Aera croisa les bras. Elle n’avait pas de temps à perdre, d’une minute à l’autre, on la rappellerait à l’ordre. Et si elle restait là plus longtemps, elle finirait par se laisser submerger par ses émotions.
- Non, je n’ai pas terminé, reprit-elle. Je ne pense pas que Gaël soit mort. Je suis sûre que lui et ses hommes sont vivants. Peut-être retenus captifs sur les Terres Rouges ! J’ai l’intention de m’y rendre.
Malgré la situation sinistre, Aera gloussa.
- Tu es inconsciente ! Tu n’as aucune idée de savoir si Gaë…
Elle marqua une pause et retint un soupir. Côtoyer cette fille lui faisait perdre ses bonnes manières. Elle reprit, irritée :
- Même si le Commandant Kilenswar y est captif, il est impossible de passer le dôme d’énergie des Irnaths ! Je…
- Il doit y avoir un moyen, la coupa-t-elle. Je pensais compter sur tes connaissances. Je suis sûre que c’est possible. Il doit forcément y avoir une faille à exploiter ! Est-ce que tu m’accompagnes ?
- En formation ! ordonna le Maître d’arme Kalmin.
Aera recula d’un pas, sur le départ. Les combats allaient reprendre. Dans trente secondes, si elle ne le rejoignait pas, il viendrait la chercher lui-même. Ses pensées s’entremêlèrent.
- C’est de la folie ! Quand bien même c’est possible… Tu es consciente de ce qui t’attend ? Je n’en suis pas sûre.
Le silence d’Eileen en dit long.
- Tu t’es frottée à un trausöl, mais tu es en vie seulement par chance. As-tu déjà tué ? As-tu déjà affronté de vrais dangers ? Les chevaucheurs des plaines, par exemple ? Les trausöls sont inoffensifs à côté d’eux.
- Ma décision est prise.
- Tu es bornée et naïve à la fois !
Elle réfléchit un instant. Le dôme de protection des Terres de Lumière était un assemblage méticuleux des quatre éléments de la nature, ingénieusement pensé pour contrer le gène Z. Pour repousser n’importe quel être vivant le détenant : les Irnaths, entre autres. En réponse à ce dôme, ils avaient à leur tour créé une protection similaire. À la différence près que celle-ci avait été conçue pour seulement autoriser le passage des êtres qui possédaient le gène Z. Ingénieux ! Aucun nergecyen ne pouvait le franchir, puisque de toute évidence, la marque démoniaque, comme aimaient à le définir les penseurs de Nergecye, n’imprégnait pas leur ADN. Quoi qu’il en fût, il ne s’agissait là que d’un résultat du don. Il existait toujours un moyen de contrer les éléments. Aera était convaincue qu’une grande puissance saurait faire éclater le dôme des Irnaths. Elle avait déjà lu quelques lignes sur un artefact de cet acabit, une pierre capable de transmettre une puissance incommensurable. Plus importante encore que tous les maîtres du Don réunis.
Ne pas réussir à se rappeler des informations relatives à cette pierre était profondément frustrant. Elle se souvenait de toutes ses lectures, d’habitude ! Subir des trous de mémoire ne lui ressemblait pas.
Eileen ne se trompait pas, le dôme possédait bien des failles. Ce voyage pouvait s'avérer utile… Il n’y avait qu’à espérer que le commandant et ses hommes n’étaient pas tous tombés sur l’Entre-Deux.
- Ok, je t’accompagne. Mais nous n’y arriverons pas juste à deux.
- Je m’en charge, assura Eileen. J’ai une idée en tête. Dans deux jours à la première heure, sois sur la grande place, Nergecye Ouest. Je t’y attendrai.
- Mademoiselle Stearl, regagnez les rangs ! Maintenant !
Aera rejoignit le groupe et s’excusa. Le Maître d’armes lui ordonna de réaliser une série de pompes, ce qu’elle fit sans rechigner. Elle ne pouvait pas se permettre de répliquer au risque de visiter les cachots pour une durée indéterminée.
L’entraînement prit fin tard le soir. Aera claqua sa porte, exténuée. Mais sa journée n’était pas encore terminée. Elle extirpa un coffret de sous son lit, le crocheta et contempla sa collection personnelle. Elle connaissait presque par cœur la quinzaine d’ouvrages qu’il renfermait.
Aera en avait lu bien d’autres, mais elle n’avait pas eu l’occasion de les garder avec elle. Pire, il était parfois arrivé d’en perdre ou qu’on lui en prît.
Cette passion pour les livres interdits datait de sa plus tendre enfance. La famille de voyageurs, du côté de son père, avait pris pour habitude de toujours lui en ramener un ou deux. Dans le cas où cela n’était pas possible, ils lui contaient des aventures palpitantes qui gravaient son esprit à jamais. Seules Enda et Ný savaient où son oncle et sa chère femme se trouvaient actuellement. En grandissant, le marché noir établi dans les bas-fonds du royaume avait été l’une de ses sources pour satisfaire sa soif de lectures défendues. Aera ne l’avait fréquenté que quelques fois. Elle s’était juré de ne pas en faire une habitude. Cela ne pouvait être toléré en tant que futur soldat de la garde.
Les Terres Rouges, mais aussi les anciens royaumes ou même le Troisième Continent, le plus grand mystère de leur ère, n’avaient – presque – plus de secrets pour elle. La jeune femme se passionnait pour l’Histoire, les mythes et légendes de tous ces peuples dont on ne parlait plus aujourd’hui. Elle regrettait cette politique de censure que maintenait corps et âme Nergecye. L’inconnu était bien plus fascinant !
Aera se focalisa de nouveau sur sa collection. Elle attrapa un livre, puis se mit à le feuilleter. La frustration de ne pas se souvenir de cette information, malgré son excellente mémoire, guidait ses gestes pressés.
- Je suis sûre de l’avoir lu dans celui-là, marmonna-t-elle.
Elle devait absolument retrouver cette information avant de rejoindre Eileen. Cet écrit évoquait l’artefact le plus puissant de l’Histoire du Don. Elle ne mit que cinq minutes à trouver le renseignement qu’elle cherchait.
C’était bien ça !
La pierre qui reposait au royaume Lumeo, perdu dans la jungle derrière la montagne Saphir, offrait à celui qui la possédait les dons des quatre éléments de la nature. La détenir permettrait sans aucun doute de défier le dôme des Irnaths. Aera frémit soudain à l’idée de la tenir entre ses doigts. À l’idée de sentir dans tout son être cette énergie sans limite des dons de l’eau, de l’air, du feu et de la terre. Passer d’un élément à l’autre sans effort, manipuler une telle puissance… Un frisson de joie la parcourut, un large sourire étira ses lèvres. Gaël n’avait qu’à l’attendre. Pour l’obtenir, il fallait bien sûr compter sur la coopération des élémentalistes… néanmoins, étant donné le pacte qui unissait les deux royaumes, elle ne doutait pas qu’ils la leur offrissent sans mal s’ils évoquaient une bonne raison. Aera glissa le livre dans son sac et rangea les autres. Elle aurait aimé pouvoir tous les emporter et regrettait de devoir laisser ses trésors derrière elle, mais cela ne rimait à rien de s’encombrer. Elle espérait toutefois que personne ne tomberait dessus et qu’elle les retrouverait à son retour.
Le lendemain, Aera continua à s’entraîner durement. Elle ne devait en aucun cas faire comprendre qu’elle envisageait de quitter la capitale. Jamais elle n’y serait autorisée au vu de la situation, d’autant plus qu’elle faisait partie des meilleurs élèves. Mais, elle voulait retrouver le commandant. Son commandant. Intégrer la garde lui offrirait la renommée et une fois mariée, elle jouirait de la notoriété de Gaël. Aussi, on oublierait son passé de sans-don. Depuis trop longtemps, cette réputation entachée lui collait à la peau. En dépit de son bon niveau dans l’art du combat et du don, elle continuait à être la risée de ceux qui connaissaient son histoire. Personne ne l’avait crue lorsqu’elle avait annoncé contrôler l’eau, le jour de ses vingt-deux ans, et certains aimaient encore lui rire au nez lorsqu’elle parlait de sa progression.
Aera ramènerait l’homme le plus important de la garde royale et l’épouserait. Le mariage était toujours programmé pour dans un cycle, il n’était pas trop tard ! Elle pointerait du doigt les failles du dôme des Irnaths et se ferait une place parmi les grands noms de Nergecye. Réussir et prouver sa supériorité seraient la plus belle des vengeances.
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