Les heures s’écoulèrent avec une extrême lenteur. Plus le temps passait, plus Gaël sentait son estomac se nouer, tourmenté par la venue imminente du roi de Naleth. Peu importait le choix qu’il ferait, le commandant le subirait, impuissant. Il détestait voir son destin lui échapper. Depuis sa tendre enfance, tout le monde prenait un malin plaisir à l’utiliser, telle une marionnette. À servir des intérêts qu’il ne soutenait pas. Son mariage avec Aera était l’un des exemples les plus flagrants. Il baissa les yeux. Il y avait très peu de chances qu'il la revît. Ni elle ni Eileen. La mélancolie le submergea. Il avait toujours appris à refouler ses sentiments, à mener une vie de façade, mais il devait se rendre à l’évidence : Eileen lui manquait. Beaucoup.

Soudain, les gonds de la porte crissèrent et un jet de lumière traversa la tour. Le cœur de Gaël se comprima. La silhouette de l’irnath s’approchant de la cellule déchira la pénombre. Comme à chacune de ses visites, aucun signe distinctif ne laissait deviner son titre : pas de couronne, de bijoux affriolants ou de vêtements clinquants, ni de gardes à ses côtés. Cependant, se dégageaient de lui un fort charisme et une autorité incontestable. Il s'arrêta à un mètre des barreaux.

Ses yeux rouges transpercèrent le commandant. Le menton relevé, il le toisa avec froideur.

- Toujours pas de souvenir ?

Gaël retint un soupir. Il était fatigué d’entendre cette question.

- Non. Quand comptez-vous vous débarrasser de moi ?

L’irnath ricana.

- Ce n’est pas mon intention. Tu pourras remercier ma conseillère pour ses soins. Tu lui dois la vie.

- Mais pourq…

- Tu nous seras plus utile vivant que mort, Commandant Kilenswar.

Shin accentua ses derniers mots. Un violent frisson secoua Gaël. Il voulut répliquer, lui dire qu’il ne possédait aucune valeur en tant que monnaie d’échange, que Nergecye ne tomberait pas, mais ses lèvres restèrent scellées.

- J’ai accepté de te donner une chance, à toi et à Erhwa. Il n’y en aura pas une seconde.

Le roi de Naleth se rapprocha de la cellule et l’incita à le rejoindre d’un geste de la main. Imperturbable, Gaël ne bougea pas. Peu à peu, des ombres anormalement noires le recouvrirent. Il s’avança d’un pas tremblant.

Non… Il n’avait pas marché. Son corps se mouvait contre sa volonté, poussé par une force invisible. Effrayé et choqué, il ne réagit pas. Ce démon le manipulait. Il jouait avec lui comme un marionnettiste. Le visage du commandant s’écrasa contre le fer gelé.

- Voilà… tu peux être docile, quand tu veux.

L’irnath attrapa le col de sa chemise en lambeaux et dégagea le haut de son torse, dévoilant le tatouage sur sa poitrine : une succession de triangles imbriqués dans un cercle entrouvert. Son émeraude pendait et arrivait pile au centre du dessin. Le démon la fixa, puis l’arracha d’une main ; le cordon céda sans mal. Il enfonça ensuite d’un coup sec son ongle effilé et long de deux bons centimètres au moins dans sa chair, à l’endroit où se trouvait le bijou un instant plus tôt, puis le retira et recula d’un pas. Un sourire narquois déforma ses lèvres fines et violacées. Tout s’était déroulé très vite. Gaël suivait ses gestes du regard, sidéré. Le sang coulait et tâchait ses vêtements, pourtant il ne ressentait rien. C’était comme si le temps s’était arrêté.

Puis la douleur le rattrapa.

Il chancela et pressa ses mains contre sa poitrine ensanglantée. La sensation qu’on essayait de lui arracher le cœur le tortura, sa poitrine s’enflamma et les brûlures le ravagèrent de la tête aux pieds. La panique l’envahit.

- Qu’avez-vous…

Les mots restèrent bloqués au fond de sa gorge. Il examina une fois de plus son torse, interdit. Ses yeux s’agrandirent. La plaie, pourtant profonde, s’était déjà refermée et l’encre noire de son symbole teintée d’écarlate.

Pris de vertiges, Gaël se laissa tomber sur les pierres. La nausée le rattrapa et il y succomba malgré ses efforts pour résister. Il s’allongea et se recroquevilla dans la poussière.