Chapitre 12 : Partie 1/5
Aucun abri ne s’offrait à eux au beau milieu de la plaine. Voyager la nuit était plaisant, le calme et la tranquillité régnaient, mais le danger pouvait surgir des ombres à tout instant. Le souffle du vent, les hululements d'oiseaux, le murmure des feuilles agitées… constituaient un tableau guère rassurant. Seuls les rayons lunaires affaiblis par le passage régulier de nuages éclairaient leur chemin. Aera scrutait les alentours, les yeux plissés et la main posée sur la poignée de son épée, tout comme Illian.
Cela devait faire plus d’une heure qu’ils progressaient dans un silence que personne n’osait briser. À sa gauche, Eileen somnolait sur son cheval. Pour sûr, elle ne serait pas utile en cas d’attaque et une mauvaise chute serait un sérieux handicap pour le reste du voyage. Aera se rapprocha d’elle et lui donna une tape sur l’épaule. Quant à Erik, malgré ses paupières lourdes qui ne cessaient de tomber par intermittences, il tenait bon et regardait droit devant.
Soudain, un bruissement survint d’un fourré.
Les minutes défilèrent, mais rien ne vint. Était-ce son imagination ?
Juste la brise.
Ses muscles se détendirent. Les premiers rayons du soleil percèrent le voile crépusculaire.
- Aucun village ne nous sépare plus de Lumeo à présent, annonça l’ancien commandant d’une voix éraillée. Erik, te conduire jusqu’à la bourgade la plus proche nous ferait un trop grand détour.
Le garçon frotta ses yeux cernés.
- Je sais que je n’ai plus le choix. Dans ce cas, accordez-moi une faveur. Une deuxième faveur.
Il s’éclaircit la voix.
- Faites de moi votre apprenti.
Le visage d’Illian se crispa.
Ses doigts trituraient nerveusement la bride. Accepter sa requête ne devait pas être une décision à prendre à la légère : un apprenti le restait auprès de son maître toute sa vie. Pour Aera, il paraissait primordial de peser le pour et le contre. Néanmoins, l’ancien commandant disposait d’une expérience, ainsi que d’un savoir sans pareils et il n’avait pas l’obligation de suivre les procédures : il n’était plus soldat.
- Non, trancha Illian.
La figure d’Erik se décomposa.
- Je dois intégrer la garde. Votre lettre aura plus de valeur si vous m’apprenez à me battre.
- C’est impossible.
Aera fronça les sourcils. Il avait été un grand commandant des années durant… rien ne l’empêchait de transmettre ses connaissances, sa précieuse expérience. C’était injuste.
- Tu es dur, lui reprocha-t-elle.
- Je suis juste. Je ne fais plus partie de la garde.
Il se tourna vers le concerné.
- Je peux t’initier à l’art de l’épée à l’occasion, mais je ne ferai pas de toi mon apprenti.
Elle savait très bien pourquoi il refusait. Personne n’acceptait de prendre un élève sans s’assurer au préalable d’avoir une garantie du royaume, car s’il arrivait un ennui, il était du devoir du maître de dédommager la famille de l’apprenti. Aucun avisé n’en prenait jamais le risque. Mais la rigidité d’Illian était décevante. Aera dut se mordre les lèvres pour se retenir de contester.
- Très bien, répondit Erik.
Il fit claquer sa langue sur son palais, ses poings comprimèrent la lanière de cuir.
Ils chevauchaient depuis des heures et leur nuit écourtée impactait de plus en plus les sens d’Aera. Paupières lourdes, vision trouble, corps engourdi... Bien décidée à chasser la fatigue, elle releva d’une main sa chevelure épaisse et de l’autre, attrapa un lacet de cuir au fond de son sac. Une fois sa tignasse nouée, le vent froid mordit sa nuque dénudée, lui procurant des frissons vivifiants. Ce fut précisément le moment que choisit le ciel pour se couvrir. Une goutte d’eau s’écrasa sur son épaule qui tressaillit à son contact, et aussitôt des milliers de fourmis déchainées se mirent à remonter le long de son cou. L’atmosphère était lourde, les cumulus sombres et gorgés d’eau. Une averse était bien la dernière chose qu’elle désirait.
L’orage ne tarda pas à éclater et la pluie imbiba allègrement ses vêtements.
Bien que transie par le froid, Aera s’efforçait de paraître indifférente, à l’inverse d’Eileen et Erik qui affichaient leur contrariété par des grimaces et jurons discrets. Il n’y avait plus qu’à espérer que la montagne qui se profilait à l’horizon les protégeât de la colère d’Enda.
Ils remontèrent le bras de la Nydaï qui s’écoulait paisiblement durant une bonne demi-heure avant d’atteindre le mur anthracite. Ce fut à cet instant que la saucée se mourût. Une fine couverture aqueuse recouvrait la pierre tortueuse, la rendant luisante sous les rayons du soleil encore timides. Des touffes d’herbe séchée jaillissaient un peu partout et laissaient goutter l’eau accumulée sur la terre boueuse. Des sentiers escarpés et grossièrement dessinés se faufilaient au milieu de la roche, bordés d’arbres presque nus. Libérés de leur fardeau, les nuages perdaient déjà de leur triste couleur et le ciel retrouvait un semblant de gaieté. L’atmosphère était plus légère, tandis que cette douce odeur de renouveau, celle qui succédait toujours aux averses, emplissait l’air.
Le groupe s’abrita dans une cavité, creusée à même la roche. Large comme une charrette et profonde comme deux, elle n’était pas très spacieuse, mais suffisante pour l’accueillir. Ici, la roche sèche paraissait plus claire et moins lisse, tandis que le sol, épargné par la pluie, était bosselé et constitué d’une fine poussière, regroupée en tas irréguliers par endroit. Comme si des pas l’avaient foulée un peu plus tôt. Illian ne tarda pas à faire le même constat.
- Il va falloir qu’on soit prudents, les avertit-il. Des voyageurs, ou pire, des chevaucheurs, ne sont sûrement pas loin.
Il descendit le premier de sa monture avant d’aider Eileen à en faire de même. Erik quant à lui, sauta de son cheval et commença une série d’étirements, le visage grimaçant. Aera mit pied à terre à son tour, mais ses membres engourdis rendirent sa marche vacillante et elle dut prendre appui sur la paroi pour retrouver son équilibre.
- Je suggère qu’on passe la journée ici, proposa l’ancien commandant. On reprendra la route demain.
- Et pour les chevaux ? s’inquiéta Aera.
Aucun chemin qu’elle avait aperçu un peu plus tôt ne permettait le passage des équidés.
- Ils retrouveront leur liberté, déclara-t-il.
Aera sourcilla.
- Mais on va perdre un temps fou en continuant à pied !
- Ce n’est pas comme si on avait le choix. Les chemins sont trop étroits et raides pour qu’ils passent.
- On pourrait contourner la montagne !
- Ça nous ferait faire un trop grand détour.
Elle soupira. Cette idée ne l’enchantait guère, mais l’ancien avait raison.
- Posez vos affaires et dormez un peu, poursuivit-il. Il nous faut reprendre des forces. Les troupeaux de hëtrels se rafraichissent à la Nydaï à la fin de journée. On ne devrait pas avoir de mal à en chasser un tout à l’heure.
- Peut-être qu’on pourrait faire un feu ? suggéra Eileen qui se frictionnait les bras en grelotant.
- Le bois est complètement trempé, intervint Erik.
- Je peux extraire l’eau du bois si on trouve quelques branches, annonça Aera. L’un d’entre vous sait faire du feu ?
Illian ouvrit la bouche mais n’eut le temps de prononcer le moindre mot. Le garçon des rues le prit de court :
- C’est dans mes cordes.
Ils n’eurent pas besoin de trop s’éloigner pour trouver le bois requis : les sentiers voisins de la cavité en étaient jonchés. Ils revenaient les bras chargés de branchages, quand un buisson à proximité de la grotte attira l’attention de l’ancien commandant. Aera s’en approcha à son tour, curieuse. Une vieille couverture miteuse était accrochée dans les plantes rudes parsemées d’épines, dont un côté pendant s’agitait au rythme de la brise. Dessous, un sac vide éventré et une dague à la lame émoussée. Et autre chose, un bâton partiellement camouflé. Aera posa sa récolte et souleva les ramifications basses, prenant soin d’éviter leurs aiguilles acérées.
- Tu vois quelque chose d’autre ? s’intéressa Illian.
Elle extirpa du bout des doigts l’objet qui se révéla être un arc de petite taille à poignée robuste. Des symboles enchevêtrés gravaient les extrémités couleur d’ébène et des pointillés tracés à la peinture blanche soulignaient sa courbe.
- Il y a un carquois aussi, dit-elle en lui passant l’arme.
Contrairement à l’arc, travaillé et plutôt bien conservé, il était simple, fait d’un bois clair, calciné et rongé sur toute la partie supérieure.
- Ce sera parfait pour la chasse, dit-il en le récupérant à son tour. Allons faire ce feu maintenant.
Tous deux regagnèrent la cavité, où Eileen et Erik les attendaient patiemment. Comme prévu, Aera s’occupa d’assécher le bois, assistée de son amie. Muni de son couteau et de deux fines branches qu’il élagua, Erik se chargea ensuite du feu. Il était assis en tailleur, le dos vouté et le visage crispé tant il se concentrait. La tige roulait à une vitesse folle entre ses doigts qui glissaient dessus comme s’il s’agissait d’un fil de soie, et il ne fallut qu’une poigné de minutes pour que la friction contre l’autre créât une légère fumée. Aussitôt, Erik s’escrima à souffler dessus jusqu’à ce que le fagot s’enflamme, puis il ajouta les branches plus larges, qui prirent feu à leur tour. Une pointe de fierté étira un côté de ses lèvres.
- Reposez-vous quelques heures, déclara de nouveau Illian.
- Et toi ? lui demanda Aera.
- Je vais monter la garde. On ne sait jamais, les chevaucheurs rôdent autour des montagnes. Je ne veux prendre aucun risque.
Chacun étala sa couverture sur le sol et s’y allongea. La fatigue accumulée et la chaleur émanant des flammes qui crépitaient eurent pour effet d’attirer quasi-immédiatement Aera dans les limbes du sommeil. Ni la dureté et l’irrégularité de la pierre, ni même l’humidité dans ses vêtements ne constituèrent un obstacle.
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