Chapitre 14 : Partie 1/4
Le groupe n’attendit pas l’aube pour reprendre la route. Le chemin pour traverser la montagne regorgeait d’obstacles et de difficultés ; Illian avait préféré partir tôt.
Cela faisait bien trois heures qu’ils marchaient. Eileen essuya son front du revers de la main. Ses vêtements humidifiés par la sueur se collaient à son dos telle une sangsue vorace, et sa respiration était si sèche et saccadée qu’on pouvait la comparer avec un vieux taureau asthmatique.
D’un coup, sa botte dérapa sur un tapis de graviers et elle bascula. Avec un cri de surprise, elle se rattrapa in extrémis au rocher à sa droite. De l’autre côté, le vide. Une bouffée de chaleur comprima sa poitrine et sa respiration se coupa. Prise d’incontrôlables vertiges, elle recula, paniquée, quand son dos frappa de plein fouet quelque chose : les bras d’Erik. Il l’avait empêchée de foncer droit sur un pan irrégulier de roche aiguisée. Elle s’immobilisa, le temps de retrouver son souffle et ses sens.
- La route est encore longue et difficile, les prévint Illian sans même se retourner. Ne traînez pas.
Ces paroles n'étaient pas pour la rassurer. Les muscles tétanisés de la jeune femme lui hurlaient de cesser ses efforts. Eileen avait gagné en endurance lors de ses exercices avec Mestre Keön, mais suivre un rythme aussi soutenu sur un terrain montant l’épuisait. Les autres ne semblaient pas affectés, ils avançaient sans montrer signe de fatigue.
- Dis-toi qu’une fois de l’autre côté, notre objectif sera à portée de main, l’encouragea Aera. Le plus dur sera passé.
Pensait-elle vraiment lui remonter le moral ainsi ? Eileen retint une grimace. Pour le moment, elle se fichait bien de leur objectif. N’ayant jamais réfléchi à la suite de leur aventure, s’y résoudre l’effrayait. Est-ce qu’ils pénètreraient vraiment seuls les Terres Rouges pleines de démons ?
La végétation intrusive venait largement empiéter sur un chemin de plus en plus escarpé. Des butes de terre couvertes d’aiguilles de couleur ocre s’élevaient ici et là, rendant l’ascension plus glissante et ardue, tandis que des buissons garnis de baies colorées essaimaient entre des arbres dépouillés de leur frondaison. Des rochers gris anthracite et irréguliers jaillissaient du sol aux côtés des plantes sèches, ce qui rendait plus fouillis le tableau dans lequel le groupe progressait. Soucieuse de ne pas glisser de nouveau, Eileen gardait les yeux rivés sur ses pieds. Elle était si concentrée qu’elle en perdait la notion du temps.
Lorsqu’ils atteignirent le sommet, ils s’accordèrent enfin une pause.
Eileen se jucha sur un grand rocher plat. Le sourire aux lèvres, elle inspira un grand bol d’air frais. La brise du vent effleura sa nuque et elle frissonna à ce contact. Ses muscles endoloris brûlaient tellement qu'ils se contractaient au rythme des battements de son cœur, mais peu l’importait : elle profitait du moment présent et cela lui faisait un bien fou.
La vue panoramique était splendide. Au loin se dessinait la montagne derrière laquelle se cachait Lumeo, d’après les indications de ses camarades. La plaine qui s’offrait à eux n’avait rien de similaire à celle qu’ils avaient traversée les jours précédents. Dessinée d’une succession de vallons, celle-ci bénéficiait d’une flore abondante et colorée. Un réseau de routes caillouteuses y trouvait toutefois sa place. Eileen n’avait jamais contemplé un aussi beau paysage et à vrai dire, ce n’était certainement pas dans sa campagne qu’elle aurait pu assister à un tel spectacle. Dans son monde… Son cœur se serra à cette pensée.
Jamais elle n’avait ressenti une telle fatigue à force de marches interminables ni une telle faim. Mais jamais elle ne s’était sentie aussi proche d’autres individus. C’était comme si une nouvelle vie s’offrait à elle, comme si… elle se sentait revivre.
Si elle avait été dans son monde, Eileen se serait munie d’un appareil photo avec automatisme pour immortaliser cette beauté naturelle. L’observer une poignée de secondes derrière un écran, avant de passer à autre chose. Mais à Eïenvallar, elle apprenait à vivre l’instant et à vraiment l’apprécier. Dorénavant, elle ne pourrait plus revenir à ses anciennes pratiques, à sa dépendance de la technologie... Combien de fois était-elle passée à côté de la beauté du monde qui l’entourait, les yeux rivés sur son écran ?
Pensive, elle pivota pour regarder le chemin parcouru depuis Nergecye. Le terrain aplani lui donnait l’impression qu’ils n’avaient réalisé qu’une courte distance. Pourtant, les remparts vaguement esquissés démontraient bien l’inverse.
Eileen serait volontiers restée des heures à contempler le ciel du haut de son rocher, mais la voix de l’ancien commandant mit fin à sa rêverie :
- La descente sera plus courte, mais restez prudents, le chemin n’est pas plus dégagé.
De ce côté de la montagne, la pente était plus douce. Les buissons, en plus grand nombre, arboraient une palette de couleurs diversifiée. Au milieu des plantes jaunies émergeaient des fleurs aux teintes bleuâtres, tandis qu’une herbe, encore très verte pour la saison, se faufilait sous leurs pas. En revanche, la météo ne rendait pas ce périple très agréable. L’air était lourd, presque suffocant. Les nuages gris menaçaient de libérer leur fardeau à tout instant. Des arcs de foudre les transperçaient à intervalles réguliers, suivis d’un grondement de sourdine si diffus qu’on aurait dit un ronronnement félin. Le ciel se chargeait en électricité sans jamais éclater.
La majeure partie de l’après-midi était écoulée lorsque le groupe foula enfin la terre meuble et gorgée d’humidité de la plaine. Finalement, ni la pluie ni l’orage ne les avaient accompagnés.
- On va se reposer un peu avant de reprendre la route, suggéra Illian.
Eileen marqua une pause, les mains plaquées sur ses cuisses, fixant le cuir de ses bottes assombri par les fines gouttelettes d’eau qui se superposaient au tapis de verdure. Elle étira son dos et ses jambes avant de s’asseoir sur un large tronc d’arbre couché, après s’être assurée qu’il ne fût pas mouillé.
- Ce n’est peut-être pas une bonne idée de s’attarder ici, annonça Aera qui s’installa auprès d’elle. On ne sait jamais, avec les Rôdeurs…
- Je n’en ai pas l’intention, la rassura l’ancien commandant. On a encore quelques heures de jour devant nous, j’aimerais qu’on avance. On établira un campement au pied de la montagne Saphir.
- De quoi tu parles, Aera ? intervint Eileen.
- Les Rôdeurs sont des voleurs qui parcourent les plaines. Souvent, ils se font passer pour des marchands, pour profiter des voyageurs peu avertis.
Un gargouillis sonore émanant de l’estomac d’Eileen coupa court à la conversation.
- J’ai gardé des raisins d’orgal dans mon sac, lui dit son amie en lui tendant une poignée de baies.
- Merci.
Eileen savoura les petits fruits orangés, les yeux braqués sur le monstre rocailleux qu’ils venaient de descendre.
Chacun se reposa en silence. Erik, le visage de nouveau fermé, s’était assis sur un rocher, à l’écart du groupe.
La voix d’Illian résonna une vingtaine de minutes plus tard :
- On devrait repartir maintenant. Je voudrais qu’on atteigne la montagne avant la nuit.
Eileen se leva de son siège peu confortable. La fatigue accumulée, des suites de sa courte nuit et de leur marche effrénée, résonna dans ses jambes soudain engourdies. Elle n’avait qu’une hâte : poser sa couverture, quel que fût l’endroit, et dormir tout son soûl.
Ils s’engagèrent dans un des chemins, qu’ils suivirent une heure au moins sans faire une seule rencontre.
Au détour d’une intersection, une charrette tirée par deux chevaux blancs vint leur faire face. Un homme vêtu d’un long manteau sombre tenait les rênes. Il était trop loin pour qu’Eileen pût distinguer les traits de son visage. Méfiant, Illian approcha une main de la poignée de son épée. Aera en fit de même. Voir ses compagnons agir de la sorte n’avait rien de rassurant. Plus les minutes défilaient, plus une tension s’installait et l’inquiétude montait.
La carriole passa à côté sans qu’il n’y eût aucun incident. Le marchand d’un certain âge, vu les rides qui sillonnaient son front hâlé, les salua d’un signe de tête, le sourire aux lèvres.
Les muscles d’Eileen se détendirent. L’ancien commandant jeta un dernier regard par-dessus son épaule avant de relâcher la pression, à en juger ses bras balançant de nouveau de chaque côté de son torse.
Le groupe poursuivit sa route. À présent, des arbres aux troncs fins s’élançaient de part et d’autre de façon régulière. Leurs branches, cette fois parées de feuilles aux couleurs automnales, hautes et arquées au-dessus de leurs têtes, constituaient des arceaux.
Un nouveau carrefour sectionnait le chemin. Un homme déboula sur leur droite, complètement essoufflé, l’air paniqué.
- Des Rôdeurs ! s’écria-t-il en pointant du bras l’intersection d’où il provenait. Ils sont partis là-bas ! Ils m’ont tout pris ! Ma charrette, mon cheval, ma marchandise !
- Gardez votre calme monsieur, s’empressa de répondre Illian. Combien étaient-ils ?
- Je ne sais pas, sept, huit peut-être ! Ils m’ont tout pris je vous dis ! Vous êtes armés, faites quelque chose !
Le voyageur parlait vite et gesticulait d’une manière désordonnée. L’affolement imprégnait son visage. Ses yeux exorbités et sa bouche grande ouverte, qui dévoilait des dents noircies, rendaient son attitude presque caricaturale. Il portait une large veste doublée et teintée d’un beige bruni par la poussière qui lui tombait jusqu’aux genoux, laissant voir un pantalon et des bottes noirs. Eileen vit Aera poser une main sur la fusée de son épée.
- Jusqu’où deviez-vous amener votre marchandise ? poursuivit Illian.
- À Doucerive.
- Mais ce n’est pas le bon chemin…
L’ancien commandant n’eut pas le temps de terminer sa phrase, qu’il dut reculer à la hâte. La lame d’une dague dissimulée dans la manche du voyageur venait de tinter contre son armure. Illian se munit de son arme d'un geste fluide et rapide, et riposta dans la foulée.
Tout se déroula très vite. Une dizaine d’hommes jaillit des buissons aux abords de la route, armes aux poings. Eileen resta figée, son cœur cogna ses côtes. Devait-elle tirer sa dague ? Utiliser son don ?
Paralysée par la peur, elle attendait presque qu’on lui dictât sa conduite, comme à l’école. Autour, ses camarades s’agitaient dans une danse dangereuse. Illian assénait de puissants coups et Aera faisait tournoyer sa lame avec grâce.
Quatre Rôdeurs s’orientèrent dans sa direction.
- Eileen, ta dague ! s’écria Erik à deux pas derrière.
Comme si elle avait attendu d'entendre sa voix pour sortir de sa torpeur, la jeune femme dégaina et se mit en position de combat : jambes fléchies, prête à bondir. L’adrénaline annihila l’effroi qui la parcourait.
À peine eut-elle le temps d'agiter sa lame, que le premier homme l'envoya valser d'une violente frappe. Eileen hoqueta, prise de court, et s’éloigna en hâte. Fier de son coup, le brigand ricana en la toisant.
Elle était désarmée face à son agresseur et trois autres hommes étaient prêts à lui tomber dessus à leur tour. Ils allaient la mettre en pièce !
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