Chapitre 14 : Partie 2/4

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Un éclair de lucidité illumina soudain son regard. Elle extirpa une lance gelée de sa paume, qu’elle décrocha à la base pour la saisir à pleine main. L'homme écarquilla les yeux et demeura immobile un instant. Eileen fendit l'air de son arme. Cette dernière traversa sans difficulté le plastron en cuir qui le protégeait et s'enfonça dans sa poitrine. Eileen tressaillit. Elle recula, choquée, le regard rivé sur le liquide carmin qui s'échappait de sa blessure. Elle retira sa pique et resserra ses doigts dessus de toutes ses forces. Le sang chaud teintait la glace et commençait à la ronger.

Le Rôdeur s’effondra et le cœur d’Eileen s’arrêta. Elle ne pouvait ôter son regard du corps étendu à ses pieds. Que… que venait-elle de faire ?

Elle n’eut le temps de se remettre de ses émotions. Un des trois bandits, restés eux aussi à l'arrêt devant cette scène, fonça vers Erik. Les deux autres se tournèrent vers la jeune femme.

- Donne-moi une arme, hurla le garçon.

Eileen reprit brusquement ses esprits et généra une lame qu'elle lui tendit. Il l'attrapa en grimaçant au contact du froid et la brandit dans la foulée pour parer une offensive. Elle en créa une autre pour elle-même et esquiva de peu les attaques simultanées des Rôdeurs. Ils agitèrent leurs épées affutées de façon désordonnée, si bien qu’Eileen peinait à les suivre des yeux. Son assaillant de droite asséna un coup plus violent que les précédents qui brisa l’arme dans sa main. Sans perdre une seconde, elle en créa une nouvelle, ce qui lui provoqua une vive migraine. Sa propre réactivité la surprit, mais elle s’évertua à profiter de l’étonnement de ses adversaires pour prendre l’avantage. Eileen vacilla une seconde, prise d’un vertige malvenu. Elle réussit toutefois à vite retrouver son équilibre et sa lame fendit l'air dans un mouvement circulaire. Les brigands bondirent en arrière pour l'éviter. Les traits de l'homme à sa gauche se déformèrent sous le coup de la colère. Il s'empressa de réduire la distance entre eux et la cribla de coups. Eileen réagit par instinct et parvint à esquiver la première offensive, puis à parer la suivante, et celle d'après.

Son arme se brisa.

Horrifiée, elle vit celle de son adversaire fondre sur elle et s'en écarta juste à temps pour éviter un coup fatal. Il parvint néanmoins à la toucher, laissant une longue estafilade sur son bras.

Elle essaya de créer une nouvelle lance, mais n'éprouva rien d'autre qu'une atroce douleur aux creux de sa main. Un violent tournis l'envahit et tout devint trouble autour d'elle. Elle se sentit à peine vaciller. Le sang ruisselait le long de ses bras, des plaies béantes marquaient ses paumes. Elles ne se refermaient pas !

Eileen recula et tomba à la renverse. Des sourires carnassiers se dessinèrent sur les lèvres de ses assaillants qui abattirent leurs épées sur elle.

Eileen ferma les yeux, gagnée par un terrible sentiment de fatalité. Les lames ne l’atteignirent jamais. À la place, un tintement fracassant la fit sursauter. Elle rouvrit un œil. Erik, débarrassé du Rôdeur qu’il combattait plus tôt, faisait face à ses assaillants.

Profitant du répit que lui offrait sa protection, elle se concentra une dernière fois sur ses paumes. La mâchoire crispée et les yeux embués, elle vit ses blessures s'agrandir sans qu'il n'en sortît aucune arme. Une plainte s'échappa d'entre ses lèvres. Son don ne fonctionnait plus ! Elle se mordit les joues jusqu’au sang. Mestre Keön l’avait pourtant prévenue pendant son apprentissage : abuser de sa faculté pourrait la mener à la mort.

Sa vision se brouillait. Eileen était immobile, incapable de faire quoi que ce fût. Le peu d'énergie qui lui restait la quittait. Ses paupières, devenues lourdes, se fermaient par intermittence.

Un vide se forma au plus profond d'elle et se répandit dans toutes les cellules de son corps, comme s'il l'aspirait de l'intérieur. Les mains tremblantes et réprimant un sanglot, elle tenta une dernière fois d'utiliser le don. Il ne lui répondit pas. Elle n'en avait plus la force. Les premières larmes glissèrent sur ses joues.

Un Rôdeur écarta Erik d’une puissante frappe. Les hommes fondirent sur elle.

Une masse noire sortit d’un coup des buissons et bondit devant les attaquants. Eileen ne distinguait rien de cette bataille folle, hormis cette silhouette sombre qui s’agitait dans tous les sens. Des lamentations accompagnées de bruits visqueux et répugnants parvinrent à ses oreilles. La nausée la prit de court et sans réfléchir, elle se tourna et rendit tout son maigre repas. La bile lui brûla la gorge, ses yeux pleurèrent et son nez coula. Soudain frigorifié, son corps se mit à trembler et ses dents à claquer. Eileen jeta un nouveau coup d’œil à la scène entre deux reniflements. Un calme surréaliste régnait. La masse noire ne bougeait plus, les bruits avaient cessé. Sa vision se précisa peu à peu.

Aera lui faisait face.

- Tu vas bien ? Relève-toi !

Elle l’aida à se remettre debout.

- Ton bras ! s’alarma son amie.

Aussitôt qu’elle le lui rappela, une douleur vive tortura le biceps d’Eileen et vint engourdir son épaule. Illian accourut pour examiner sa blessure.

- L’entaille est profonde, mais rien de grave.

Aera fouilla son sac et sortit un rouleau de tissu immaculé. Elle en déchira un morceau qu’elle noua sur la plaie. Titubante, Eileen essuya son visage d’un revers de manche et, les yeux écarquillés et sonnée, répondit d’une voix frêle.

- Non… Non, ça ne va pas.

Son amie s’écarta et la scène de bataille se dévoila. Des cadavres jonchaient le sol dans une marre écarlate. Presque aussitôt, une puissante odeur de fer, ainsi que de viscères, accapara les narines d’Eileen et un haut le cœur secoua sa poitrine. Elle plaqua une main contre sa bouche pour se retenir de vomir de nouveau quand elle y aperçut des éléments non identifiables. Elle n’avait pas envie de savoir ce que ça pouvait être. Ses yeux se posèrent ensuite sur une grande panthère noire qui respirait avec difficulté. Le corps était détendu sur son flanc, inerte. Ses pattes remuèrent avec frénésie une seconde, avant de se détendre. Eileen cilla plusieurs fois… Une panthère ?

Mille questions bousculèrent son esprit déjà bien embrumé. Son cœur s’affola.

- Non, je ne vais pas bien ! répéta-t-elle dans un cri. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Pourquoi il y a une panthère ici ? Et vous avez vraiment tué tous ces gens ?

Elle arrêta soudain son flot de paroles. Non, ils n’avaient pas tué tous ces gens. Sa prise de conscience lui fit oublier la douleur à son bras. Elle avait tué, elle aussi. Elle avait l’impression d’encore ressentir ce moment où elle poussait sur sa lance, où la pointe pénétrait l'abdomen de son adversaire. Elle tressaillit. Ses jambes et ses mains tremblaient.

- Calme-toi, Eileen. C’est…

- Non, je ne me calme pas ! J’ai failli mourir, et… et tout ça n’a aucun sens !

Aera haussa le ton à son tour :

- On a été pris dans une embuscade et tu n’es pas morte, alors reprends-toi !

- Mais comment tu veux que je me calme ? J’ai failli mourir et en plus une panthère m’a aidée ! Une panthère ! Pourquoi est-elle ici ? C’est irréel !

Les yeux rivés sur le fauve, Eileen les écarquilla jusqu’à n’en plus pouvoir : le pelage du félin s’amenuisa jusqu’à disparaitre. Ses formes se déformèrent et une longue chevelure ondulée s’étira dans son dos, telle la crinière d’un lion. La panthère n’était plus. À la place se tenait une femme d'une trentaine d'années peut-être.

- Une métamorphe, marmonna Erik, subjugué.

La peau de l’inconnue était couleur caramel et faisait ressortir sa tignasse ébène ébouriffée, tandis qu’une fine musculature soulignait son corps ferme. Une profonde taillade sur sa hanche rebondie descendait le long de l’arc de sa jambe. Quelques plaies suintaient sur ses bras, ainsi que sur sa poitrine qui se soulevait avec difficulté. Ses sourcils étaient froncés et sa mâchoire se crispait sous la douleur.

Eileen détourna son regard. Erik contemplait les courbes de la femme-panthère dans son plus simple appareil, pendant qu’Illian s’accroupissait à ses côtés pour examiner ses blessures.

- On va l’aider, annonça-t-il.

- Quoi ? Elle nous suivait, on ne va pas en plus l’aider ! s’offusqua Aera.

- Si, justement. Je veux savoir pourquoi.

- Et depuis quand le sais-tu ? Pourquoi n’as-tu rien dit ?

- Aussi longtemps que toi, j’imagine, poursuivit-il sans la quitter des yeux. Tu sais aussi bien que moi qu’un soldat n’affirme pas une information sans preuve, le doute n’est jamais à partager. C’est d’ailleurs ce que tu as fait, pensant que personne ne le remarquerait, n’est-ce pas ?

Son attention se porta sur la femme étendue au sol.

- Eileen, coagule son sang pour arrêter l’hémorragie, poursuivit-il.

- Hein ?

Toujours sonnée, sa voix sortit faiblement du fond de sa gorge.

- Glace son sang, stoppe l’hémorragie ! s’impatienta-t-il.

Elle sursauta à sa voix plus forte. Elle retrouvait peu à peu son énergie, mais se sentait incapable d’utiliser son don pour l’heure. Ne serait-ce qu’imaginer devoir s’en servir de nouveau lui donnait le tournis.

- Je ne peux pas, culpabilisa-t-elle.

Illian fouilla dans son sac et en sortit plusieurs compresses pour bander fermement les blessures de la métamorphe. Il prit ensuite soin d’enrouler le corps de la féline de ses bras, se redressa et s’éloigna de la route principale. Les poings serrés, Aera le talonna.

- Où tu vas ?

Erik et Eileen se lancèrent à leur poursuite, faisant de grandes enjambées pour traverser la mer de plantes hautes. Il ne fallut qu’une poignée de minutes pour que les chemins disparussent de leur vision, camouflés par la végétation et le vallon qu’ils descendaient.

- Il faut qu’on s’éloigne d’ici, déclara Illian. On va monter un campement pas loin.

- Je croyais que tu voulais qu’on atteigne la montagne Saphir avant la nuit !

- Changement de plan.

- C’est insensé, grommela Aera. On y est presque ! On pourrait la laisser là, un marchand la trouvera bien !

Le visage de l'ancien commandant se durcit.

- Si tu n’es pas d’accord avec mes décisions, je ne te retiens pas.

Aera ne répondit rien, mais la colère transparaissait dans ses traits. Elle écarta frénétiquement une mèche qui marbrait son visage et retombait sans cesse, avant de prendre une grande inspiration, sans doute pour retrouver son calme.

Ils s’arrêtèrent en bas d’une colline, dans un coin assez dégagé où les arbres et les buissons s’y faisaient plus rares. L’herbe était plus rase et sèche à cet endroit. Deux larges rochers lisses, adjacents l’un à l’autre, leur offraient une protection bienvenue.

Eileen déroula sa couverture contre l’un des murs rocailleux, sur laquelle Illian déposa la femme-panthère. Il vint ensuite la couvrir d’un plaid épais.

- Erik, tu vas venir avec moi, somma-t-il. On a besoin de plantes médicinales. Il y en avait aux pieds de la montagne tout à l’heure. On va devoir marcher un peu.

Il se tourna vers les jeunes femmes.

- Gardez un œil sur elle.

Son ton autoritaire ne laissait place à aucune contestation.

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