Chapitre 15 : Partie 4/4
Ils longèrent le mur pour rejoindre un cabanon de fer. Plus ils s’avançaient, plus des couinements étouffés parvenaient à leurs oreilles.
L’irnath ouvrit la porte. Quand Gaël découvrit le spectacle, le dégoût déforma son visage. Un mélange d’odeurs de poils mouillés et d’excréments s’engouffra dans ses narines, et lui brûla la gorge. Confinés dans des cages trop étroites, des centaines de rongeurs se grimpaient les uns sur les autres, manquant de mourir écrasés si cela n’était pas déjà fait. Dans leurs cris aigus et insoutenables transparaissait toute la souffrance du monde. Le brouhaha devint vite insupportable et cette pièce de plus en plus malsaine. Gaël plaqua la manche de sa chemise contre son nez.
- Qu’est-ce…
Ulreyh ne paraissait pas affecté par ce cocktail d’effluves écœurant. Il dégagea quelques cages de cet endroit infâme et les ouvrit avec un grincement désagréable. Aussitôt, les animaux s’enfuirent à toute allure et furent camouflés par la végétation.
- Le clan des chasseurs nous fournit la nourriture.
- Mais pourquoi les garder vivants ?
- Les dragons doivent apprendre à chasser. Apporte-moi trois autres cages.
En dépit du dégoût que tout cela lui inspirait, Gaël obtempéra. Il entreprit de les lui amener, une à une, s’efforçant d’oublier les cris désespérés des rongeurs qu’il transportait. Les petits animaux apeurés remuaient dans leurs prisons et provoquaient des balancements brusques, ce qui rendait leur transport plus compliqué. Le commandant tenait une poignée en fer rouillé d’une main, pendant que l’autre stabilisait la cage par le dessous. Il patienta auprès d’Ulreyh lorsqu’il eut fini sa tâche. L’irnath se chargea d’ouvrir les grilles. Les rats à fourrure longue eurent à peine le temps de s'enfuir que deux jeunes dragons surgirent. Gaël les observa, immobile. L’un possédait des épines dorsales dorées qui contrastaient avec ses écailles d’un marron terne. Il agitait ses ailes pas encore développées et balançait sa queue dont l’extrémité finissait en une parfaite pointe. Ses muscles puissants roulaient sous sa peau ferme. L’autre revêtait un épiderme de plusieurs nuances de verts et se mouvait avec plus de douceur. Mais tous deux faisaient preuve de la même férocité : leurs griffes acérées se plantaient dans la chair de leurs proies, avant qu’un bruit continu de mastication ne se fît entendre. Ulreyh ramena les cages vides dans le cabanon et revint avec un sac en toile sale.
- Viens, on va faire le tour de l’enclos, annonça-t-il. Nous devons nous assurer que tous les dragons soient présents et en bonne santé.
Il tira un parchemin de sa besace.
- Voilà la liste. Quatorze jeunes se promènent ici. Méfie-toi des buissons, certains aiment s’y cacher pour surgir quand tu t’y attends le moins.
Gaël opina, peu rassuré.
Ils s’engagèrent sur un chemin encombré de plantes colorées et de branches d’arbres bas. Le commandant progressait à pas-comptés, la main collée à sa ceinture. Réflexe de soldat. Sauf qu’il ne possédait plus son arme. Ulreyh lui jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule.
- Tu ne crains rien, détends-toi. Ces dragons t’arrivent aux genoux, allez, à la taille pour certains. Ils n’ont même pas encore craché leur premier feu.
Ses paroles ne le déridèrent pas pour autant.
- Et nous élevons la race la plus docile, ajouta-t-il.
Difficile de changer d’avis sur de telles créatures après qu’on les eût vues détruire un village. Pourtant, malgré son aversion pour ces bêtes, Gaël ne pouvait s'empêcher d'éprouver de plus en plus de fascination à leur égard.
Un bruissement soudain capta leur attention. Ulreyh s’arrêta, le commandant sur les talons. Un rongeur se montra en couinant et leur barra la route, avant qu’un dragonnet ne se jetât sur lui. Comme l’un de ceux qu’ils avaient rencontrés plus tôt, il était paré d’écailles couleur terre. Il bloqua sa proie entre deux griffes d’un geste vif, puis l’entailla sur toute sa longueur avant de la dévorer.
- Parfait, murmura l’irnath. Observe.
Il planta deux doigts dans sa bouche et siffla d’un coup sec. Aussitôt, le reptile pivota vers lui et ses yeux globuleux, d’un jaune étincelant, le dévisagèrent. On aurait dit qu’il allait se jeter sur lui pour le déchiqueter. Gaël recula d’un pas, anxieux, tandis qu’Ulreyh s’accroupit avec lenteur, défit le nœud de son sac et en extirpa un rongeur, mort cette fois. Il le tendit au dragon qui s’approcha. Ses narines frémirent. Il n’eut pas le temps de le croquer que l’irnath se redressait et le devançait pour quitter cette route étriquée.
- L’idée n’est pas de directement le nourrir, précisa-t-il. Tu dois d’abord attirer son attention pour qu’il te suive jusque dans un endroit dégagé. Il faut qu’il ait la place de sauter et voler sans risquer de foncer dans un arbre.
Ils ne mirent que quelques secondes à regagner la zone dégagée, le reptile sur les talons, comme prédit. Ulreyh donna le cadavre au commandant, qui le tint par la queue du bout des doigts.
- Lance-le.
Gaël jeta le rat dans les airs. L’animal bondit, déploya de courtes ailes, avant de l’engloutir au vol.
L’irnath griffonna quelques signes sur son parchemin, puis s’en désintéressa pour se refocaliser sur son sujet. Il tira un autre appât du sac et cette fois, laissa le dragon l’approcher. Il profita qu’il le dégustât pour étudier ses écailles.
- D’abord, on vérifie leur aptitude au vol. Ensuite, on les examine de plus près et on note tout. Chaque anomalie, caractéristique ou évolution, qu’elle soit physique ou comportementale. Puis on reporte ces informations dans le registre.
Quand il comprit qu’il n’en obtiendrait pas davantage, le reptile s’enfuit au milieu des feuillages.
Durant les trois heures qui suivirent, Gaël et Ulreyh répétèrent l’opération autant de fois qu’ils rencontrèrent de dragons différents, jusqu’à ce que tous fussent cochés sur la liste. Quand ils eurent terminé, l’irnath se dirigea vers la porte de la forteresse, talonné par le commandant enfin soulagé à l’idée de quitter cet endroit.
- Je t’apprendrai à déchiffrer ce parchemin. La prochaine fois, c’est toi qui l’actualiseras.
Il pivota pour lui faire face.
- Félicitations. Ta première journée de travail est terminée.
À peine eut-il le temps de prononcer ces mots qu’une considérable masse noire occulta le paysage. Un terrible grognement troubla l’air et le sol trembla vivement. Surpris, Gaël se retourna pour affronter le perturbateur. Il retint son souffle, figé. Ses yeux s’écarquillèrent.
Le gigantesque dragon noir de l’Entre-Deux le défiait, la gueule ouverte, prêt à cracher son feu droit sur lui.
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