Chapitre 18 : Partie 3/6
Eileen sursauta au contact de la main d'Erik contre la sienne.
- Viens, souffla-t-il.
Tous deux entreprirent de retrouver leurs camarades. Aera demeurait toujours allongée, tandis qu'Illian se pressait près d'elle, après qu'il eut jeté un œil à l'endroit où le Kemangi avait disparu, comme pour s'assurer qu'il ne put revenir. L'adrénaline retombée, Eileen sentait de nouveau la douleur qui l’affligeait plus tôt. Elle succédait son ami en boitant.
- Ça va ? s'inquiéta-t-il.
Il lui offrit son bras pour l'aider, mais elle le repoussa d'une main.
- Ne t'en fais pas pour moi.
Ils ne tardèrent pas à les rejoindre. Du sang, celui du reptile, teintait l’herbe sur un large périmètre, tandis que des débris de roche et de bois parsemaient le sol par-ci, par-là.
- Aera, peux-tu bouger ? demanda l'ancien commandant.
- Oui, je crois.
Une plainte outrepassa ses lèvres lorsqu'elle se redressa sur les coudes. Se remettre sur pieds lui tira une grimace. Elle vacilla une poignée de secondes avant de retrouver l'équilibre.
- Tu as été courageuse, la félicita l'ancien commandant.
- On n'aura pas réussi, regretta-t-elle.
- Bien sûr que si. Le Kemangi est mort, c'est tout ce qui compte. Et c'est une chance que ça se soit passé comme ça. Nous n'étions pas de taille.
- Je pense qu’il nous a suivis à cause de ton sang, Eileen.
- Vous auriez pu mourir, comme Gwenähil, commenta cette dernière d'une voix brisée, sans tenir compte de la remarque de son amie.
Erik posa une main sur son épaule, probablement pour la réconforter.
- Elle voulait le ralentir pour nous laisser la vie sauve, poursuivit-il. On sait tous ce que ça impliquait.
- On devrait aller chercher son corps et l'enterrer comme il se doit.
- Non Eileen, on ne fera rien du tout, maugréa Aera. On n'a pas le temps pour ça.
- Elle nous a aidés, et c’est comme ça que vous la remerciez ? protesta-t-elle.
Voir qu’elle était la seule à penser à Gwenähil et à se soucier du sort de son corps lui fendait le cœur. La métamorphe ne quittait pas son esprit. Illian, qui nettoyait son arme encore tâchée du sang du monstre, leva la tête vers le ciel qui s’assombrissait à vue d’œil et ajouta :
- Je sais que ce n’est pas facile, mais il faut partir maintenant. Nous serons bientôt dans le noir total. Je pense être capable de reconnaître l’entrée du royaume.
Aera le reprit, ostensiblement à bout de nerfs :
- Tu penses que tu es capable ou tu en es capable ?
Elle avait insisté sur chaque mot prononcé. Eileen sentit les poils de ses bras se hérisser. Était-ce vraiment le moment pour une dispute ?
- Cela revient au même, déclara l’ancien commandant. Partons.
- Non, il me semble qu’il y a un gouffre entre les deux, appuya Aera.
Il se redressa et prit soin de ranger son épée avant de répondre. La tension monta d’un cran encore.
- Il te semble ou tu en es sûre ?
Sa voix avait été étonnamment douce. Sans même lui adresser un regard, il lui coupa la route pour se diriger vers l’orée de la jungle.
- Dépêchons-nous de trouver la pierre et de la remettre au roi.
Comme si cette phrase était celle de trop, elle s’enflamma :
- Au roi ? Mais on n’a pas besoin de l’aide de Nergecye ! On peut directement se rendre sur les Terres…
- Comment comptes-tu t’y prendre, Aera ? l’interrompit-il. C’est de la folie. Avec cette pierre, on pourra reprendre l’avantage et envoyer une armée conséquente. Se rendre en terre hostile et en sous nombre, en royaume ennemi qui plus est, ce serait creuser notre propre tombe.
- Mais Horace Ell’Mar n’acceptera jamais d’envoyer une armée ! Ta parole n’a aucune légitimité, tu n’es plus commandant je te rappelle, tes conseils ne valent plus rien maintenant !
Elle marqua une pause, les yeux au ciel. Sa voix tremblait. Elle se contenait pour ne pas exploser, cela se voyait. Du coin de l’œil, Eileen observait Illian qui restait stoïque.
- Notre mission est vouée à l’échec si on fait ça, poursuivit-elle d’un ton plus calme. Tout ce qu’on a fait n’aura servi à rien. Il faut qu’on s’en charge nous-mêmes. Le roi n’enverra pas d’armée. J’en suis certaine.
- Nous sommes en guerre, Aera. Et Sa Majesté, aussi mince étant l’estime que tu lui portes, saura saisir l’opportunité. Cette pierre pourrait nous faire gagner la guerre.
- Et te faire retrouver ton honneur, j’imagine. Mais penses-tu une seconde à notre objectif initial ? Celui de sortir l’équipage et Ga… Et le commandant Kilenswar des Terres Rouges ? N’est-ce pas là de l’égoïsme ?
Tout en prononçant le titre de Gaël, un sourire narquois avait soudain illuminé son visage. Venait-elle vraiment de prendre plaisir à lui rappeler la perte de son grade ? L’ambiance devenait de plus en plus malsaine. Illian sourit à son tour, d’un sourire nerveux en revanche. Il massa ses tempes d’une main, soupira, et répondit d’un air très sérieux :
- L’usage de cette pierre pourrait nous permettre d’avoir un coup d’avance sur les irnaths, de les attaquer par surprise. Nous pourrions remporter cette guerre. Sans parler de mon honneur, des centaines de vies seraient épargnées, que dis-je… le royaume de Nergecye serait sauvé. Je ne doute pas que lorsque l’occasion se présentera, les irnaths nous ravageront jusqu’au dernier. Attendons encore un peu, et c’est le risque qu’on encourt. Je propose d’épargner tout un royaume, ce que tu rejettes pour une poignée de vies ? Comment oses-tu me parler d’égoïsme après ça.
- Je suis d’accord avec lui, le soutint Erik, jusque-là resté en retrait. Je sais que vous voulez retrouver le commandant, mais le royaume est plus important.
Aera se posta devant son aîné et soutint son regard, immobile.
- Très bien, si tu veux jouer sur ce tableau-là. Ta proposition implique de ravager un royaume pour en sauver un autre. Il y aurait tout autant de morts. Et il n’y a aucun honneur à ça.
Un long silence s’installa. L’ancien commandant la fixait, furieux. La tête haute et le torse gonflé, il paraissait sûr de lui. Eileen avait suivi la discussion, les poings serrés et les muscles tendus, essayant de peser le pour et le contre des arguments de chacun. Illian avait raison après tout, remettre la pierre au roi était sans doute la plus sage des décisions. Mais pour autant, elle était persuadée que sauver Gaël n’était pas incompatible avec cette idée. Sur ces mots et courroucée, Aera recula et s’engagea dans la jungle, rapidement suivie par les autres.
L’ancien commandant la rattrapa bien vite.
- Je sais ce que nous devons trouver, annonça-t-il. Et regardez où vous mettez les pieds : cette jungle regorge d'animaux venimeux.
Aera le suivit à contre cœur, au vu de sa mine déconfite. Ils s’enfoncèrent dans la végétation dense, tâchant d’écarter les rideaux de lianes et d’éviter les ronces démesurément grandes qui jaillissaient entre deux fougères ou fleurs colorées. L’air devint plus humide, plus étouffant, et leur exploration plus ardue, d’autant plus que seul Illian semblait savoir ce qu’il cherchait. Tous les arbres se ressemblaient et envahissaient l’espace. Il était impossible de savoir s’ils avaient déjà emprunté un chemin ou non tant le même paysage, identique à la plante près, se répétait. Eileen avançait sans un mot, tantôt concentrée à regarder ses pieds pour éviter les pièges de la nature, tantôt paniquée en voyant le ciel noircir encore. Bientôt, seuls quelques rayons lunaires passeraient les frondaisons abondantes.
Annotations