Guidés par un élémentaliste nommé Ethëntil, Eileen, Aera et Erik sortirent de la grande salle, récupérèrent leurs armes et quittèrent l’énorme arbre en repassant par les branches. Une fois à terre, ils se frayèrent un chemin à travers la végétation proéminente et les racines, puis gagnèrent un petit cocon de pierre. Un pan de roche recourbé sur lui-même et fermé par une porte coulissante de bois s’élevait au milieu de la verdure, se fondant totalement dans la masse. Aera n’aurait jamais pensé qu’il s’agissait là d’une chambre… ni même d’un endroit approprié pour dormir alors qu’ils se trouvaient dans un royaume, bien qu’elle sût que celui du nom de Lumeo ne correspondait pas à l’image qu’elle se faisait d’un « royaume », naturellement bâtie sur le modèle de Nergecye.

L’élementaliste les incita d’un geste de la tête à entrer avant de s’éclipser. Quatre paillasses épaisses couvertes d’un fin duvet terne reposaient sur un tapis de feuilles molles, éclairés par une faible lumière bleue émanant du plafond. Il n’y avait rien d’autre. Décrit de cette façon, l’endroit ne sonnait ni convivial, ni confortable, pourtant une étonnante chaleur s’en dégageait.

Bien qu’elle ne le montrât pas, Aera s’inquiétait du sort de la conversation que tenait Illian avec O’Lum Edwing. Après tout, le groupe s’était imposé sans même recevoir l’avis de son propre monarque – il devait même être recherché partout aux alentours du royaume, vu sa sortie mémorable – et sa requête, formulée par un commandant de la garde destitué de son titre, s’avérait plutôt ambitieuse. Quel genre de roi pouvait accepter de délivrer un joyau sacré sur simple demande, dans ces conditions ? Un irresponsable, sans doute.

Pourtant, sans son aide, leur voyage n’aurait servi à rien. Sans son aide, Gaël ne reviendrait pas. Illian devait réussir à le convaincre. Il devait absolument jouer sur l’accord liant les deux royaumes, c’était là leur unique chance.

Au bout de ce qui parut être une éternité, Ethëntil revint dans leur chambre, cette fois accompagnant l’ancien commandant. Ce dernier remercia son guide, puis son visage grave se détendit quelque peu.

- Alors, comment ça s’est passé ? s’empressa de demander Aera.

- Bien, je crois. Demain à l’aube les élémentalistes nous mèneront à l’artefact.

Son annonce fut un véritable soulagement.

- Comment as-tu réussi à le convaincre ?

Il soupira, s’étira, puis se laissa tomber sur sa couche, l’air exténué.

- Ça n’a pas été facile, confia-t-il. Je lui ai parlé de la situation de l’Entre-Deux, des attaques des Irnaths. Nous avons aussi évoqué le pacte qui relie nos royaumes. O’Lum Edwing a finalement accepté à une condition : que la pierre soit remise à notre roi. Lui seul aura la sagesse d’en faire bon usage.

La jeune femme se frotta une seconde les tempes, s’efforçant de rester calme.

- Tout rentrera dans l’ordre, poursuivit-il.

- Non, tout ne va pas juste rentrer dans l’ordre, commenta-t-elle en serrant les dents. Nous ne sommes qu’au début de notre mission, la pierre n’est qu’un départ.

- Le roi et la garde en prendront la suite, maintint-il. Nous ne serons plus concernés par tout ça. Aera, nous en avons déjà parlé…

- Justement ! le coupa-t-elle. Nous en avons déjà parlé et ta conclusion reste la même, Illian. Ce n’est pas la bonne. J’ai été dans l’école pour intégrer la garde, je connais leur façon de penser et ils ne feront pas ce que tu espères.

Il se redressa sur les coudes, le visage fermé.

- J’ai été commandant de cette garde pendant des années. Tu n’en fais même pas partie. Ne me fais pas croire que ces quelques mois passés dans cette école t’ont plus forgée que je ne l’ai été. Cette pierre revient au royaume, le temps que la paix soit rétablie. La convoitise de sa puissance va te mener à la folie, Aera.

Elle fit un effort surhumain pour ne pas exploser de rage. Ne pas entendre ses arguments et la rabaisser de la sorte la rendaient folle.

- Est-ce qu’on a vraiment besoin de ça ? râla Eileen.

Son intervention les surprit au point qu’ils en restassent béats de longues secondes. Elle profita de l’ouverture pour poursuivre :

- Je n’ai pas fait tout ce chemin pour vous écouter vous disputer. Pas maintenant ! Ces derniers jours ont été éprouvants. Peut-on se reposer et parler de tout ça demain ?

Ses traits tirés témoignaient de sa fatigue et bien qu’Erik ne réagît pas, il ne semblait pas plus en forme qu’elle. Sur ces mots, elle s’enroula dans son duvet et se recroquevilla en position fœtale.

- Nous en reparlerons demain, concéda Illian. Eileen a raison. Nous devons avoir les idées claires.

Aera sourcilla, frustrée au possible. Quand elle avait une idée en tête, qu’elle était certaine de son coup, elle aimait pouvoir aller au bout et faire entendre son point de vue. Désabusée, elle s’allongea à son tour. Les choses ne pouvaient pas se dérouler de cette façon. Si elle ne faisait rien, alors l’ancien commandant aurait la pierre, et lui seul serait, encore une fois, son propre chef. Elle finirait entre les mains du roi et leur mission serait un échec. Ils ne retrouveraient pas Gaël, et perdraient leur avantage, celui de pouvoir s’infiltrer sur la Terre ennemie, car de toute évidence, le vieux fou n’enverrait aucune armée.

- Erik, annonça Illian. Excuse-moi d’y penser aussi tard. J’ai quelque chose pour toi.

Les paupières tombantes, le jeune homme se redressait sur sa couche tandis qu’Illian fouillait ses affaires. Il en tira un parchemin enroulé et le lui tendit. Aera observait la scène d’un œil.

- Je ne peux pas t’enseigner l’art du combat, en revanche je peux te recommander. Destitué de mon titre ou pas, cette lettre aura de la valeur. Et si elle ne suffit pas, je m’en chargerais en personne. Tu intègreras la formation sans problème, mais garde bien en tête qu’à partir de ce moment-là ton destin sera entre tes mains : il te faudra faire des efforts et preuve d’une grande patience pour réussir.

Erik écarquilla les yeux, un sourire éclaira son visage.

- Quand l’as-tu écrite ?

- Pendant mon tour de garde. J’ai essayé de la rendre la plus officielle possible avec les moyens qu’on avait.

- Merci beaucoup.

- Oh, aussi…

Illian enveloppa de sa main son annulaire et la remua de gauche à droite, avant d’extraire un bague argentée, sertie d’une pierre verte et ovale en son centre. Aera arqua un sourcil. Erik les fronça.

- On m’a offert cette bague à mon entrée dans la garde, confia-t-il. Aujourd’hui je n’en fais plus partie et j’aimerais te la remettre. Porte-la dès que tu y seras à ton tour.

Erik tendit sa main et resta coi, les yeux ronds. Il rangea ses présents dans une des poches de son pantalon pendant que l’ancien commandant regagna sa couche. Si son refus de prendre le garçon sous son aile avait été exagéré, cette fois son comportement était tout à fait honorable.

Profitant que la tension fût retombée, Aera se risqua à une dernière question. La réponse qu’elle obtiendrait pourrait peut-être changer ses plans…

- Est-ce qu’au moins tu sais où se trouve la pierre ?

- L’élémentaliste nous guidera, elle est gardée en dehors du royaume.

- Comment ça en dehors ? À quelle distance ?

- L’entrée du temple est dissimulée au cœur de la nature. Nous y serons vite, elle se trouve au sommet du grand arbre, à quelques pas d’une vieille entrée dissimulée.

La voix d’Erik résonna à son tour et changea de sujet :

- Comment ferons-nous pour retourner à Nergecye ?

- Eh bien… commença Illian.

Aera ne lui laissa pas le temps de finir :

- Je sais que tu es sceptique, mais les arbres semblent être une bonne solution.

- Les arbres ? rétorqua l’ancien soldat. Non, je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

- C’est le moyen le plus rapide, après tout.

- Ce n’est qu’une légende, maugréa-t-il.

- Ça n’en sera plus une pour toi quand tu me regarderas traverser un tronc d’arbre puis disparaître… C’est pourtant ce que nous avons fait aujourd’hui. Tu es toujours sûr que ce n’est qu’un mythe ?

La jeune femme soupira. Il était vrai qu’elle avait toujours été dubitative quant à cette forme de don, mais force était de constater qu’elle existait bel et bien. Ils avaient traversé un gigantesque tronc d’arbre ce jour-là, comment pouvait-il continuer à penser cela impossible ?

Erik toussa, puis parla d’une voix basse :

- Tu pourrais perdre beaucoup en empruntant ce chemin-là. La légende raconte que quelque chose t’est ensuite volé…

- Peu importe, le coupa-t-elle. Bonne nuit.

Après tout, si le passage pouvait lui faire oublier son passé de sans-don, elle ne pourrait en être plus reconnaissante. Elle se tourna et fixa la roche lisse, à quelques dizaines de centimètres de son nez. Elle était fatiguée de tout ça, de ces conversations sans fin ni logique aucune. Bien sûr que passer par les arbres était la solution la plus appropriée ! Allaient-ils vraiment refaire tout le chemin inverse, des jours durant, traverser à nouveau cette montagne infestée de monstres ? Non, bien sûr que non, d’autant plus que le temps pressait. Chaque heure qui passait les éloignait de Gaël. Peut-être ses jours étaient-ils comptés ? Peut-être les attendait-il désespérément, retenu captif ? Ou peut-être… Non, elle refusait d’envisager son décès. Il restait de l’espoir, aussi infime fût-il, et c’était lui qui la guidait, rien d’autre. Il ne fallait plus perdre un instant, à présent. Mettre des jours pour rentrer et délivrer leur seule et unique chance au roi ne faisait pas partie de son plan. Elle devait reprendre les choses en main… Illian avait fait sa part. Les mener au royaume Lumeo et les protéger tout au long du voyage. Là s’arrêtait son rôle. Il ne lui était plus d’aucune utilité.

Aera ne cessait de réfléchir, de s’efforcer de trouver un moyen, une solution… Chacune de ses pensées la menait à la même réponse, qui en devenait presque évidente : elle devait s’emparer de la pierre.

Elle, seule, et avant les autres.