Chapitre 20 : Partie 2/3

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Les yeux grands ouverts, son cœur battait la chamade. Toute once de fatigue s’était évanouie, laissant place à l’adrénaline et à un sentiment voilé de culpabilité… Son idée s’apparentait à une trahison. Allait-elle vraiment endosser ce rôle ? Un tel comportement représentait pourtant tout ce qu’elle s’était toujours efforcée de combattre, de punir… La jeune femme se tourna à droite, puis à gauche, avant de s’allonger sur le dos, les bras le long du corps, presque essoufflée. Transpirantes, ses mains trituraient le tapis de feuilles de chaque côté de sa couche.

Soudain, le voile chaotique dégagea son esprit, devenu en l'espace d'un instant d'une limpidité cristalline. Non, il ne s’agissait pas là d’une trahison. Elle s’apprêtait seulement à prendre un peu d’avance : trouver la pierre avant les autres et imposer sa façon de voir les choses. C'était purement et simplement une… négociation. Un peu forcée, certes, mais une négociation tout de même.

Aera attendit de longues minutes qui lui parurent interminables. Son cœur cognait ses côtes, tandis que ses doigts agrippaient le rebord de sa couverture. Aucune bonne justification ne lui venait à l’esprit si elle devait se faire surprendre dans sa fuite.

Les bruits ambiants de la jungle parvenaient à ses oreilles : sifflements ou hululements discrets, froissement de feuilles ou végétation bousculée. Elle entendait aussi les respirations de ses camarades qui adoptaient un rythme plus lent.

La jeune femme s’apprêtait à poser un pied à terre quand Eileen se redressa vivement sur sa couche, hurlant et en sueur, faisant sursauter l’ensemble du groupe. Aera s’empressa de retrouver sa position initiale, puis passa une main réconfortante sur le bras de son amie, sur la paillasse voisine.

- Gwenähil ! haleta Eileen.

Ses lèvres étaient déformées par la peur et son regard renvoyait un mélange de choc et de désespoir. Elle essuya son front humide d’un revers de la manche.

- C’est fini, susurra Aera.

- Je revois son image, le Kemangi, et…

- N’y pense plus. Rendors-toi. Ça ira mieux demain.

Sur ces mots, Eileen expira longuement, puis s’allongea. Elle mit un moment avant de refermer les yeux, au grand dam d’Aera.

Ses sens de nouveau en alerte, tout son être se mit à guetter le moindre son, le moindre mouvement provenant de ses camarades.

Les premiers ronflements furent son signal. Aera se glissa hors du duvet avec une extrême lenteur. Heureusement, sous ses pieds, les feuilles molles étouffaient le bruit de ses pas. Elle avançait à reculons et sans quitter les autres des yeux. La peur de se faire surprendre la prenait aux tripes. Elle faillit basculer sur leurs paquetages, se retint in extremis contre la paroi rocheuse, puis y jeta un bref regard, agacée de ne pas les avoir anticipés. Un détail retint son attention : ressortant dans l'obscurité, un objet rouge dépassait d'un sac... de celui d'Eileen. Irrémédiablement attirée par cette couleur, elle y plongea la main et tenta de l’extirper avec deux doigts. Lorsqu’ils le frôlèrent, ses sourcils se froncèrent, puis ses yeux s’écarquillèrent. Elle reconnut sans mal son livre, mystérieusement disparu lors de son tour de garde… Ce toucher si délicat lui avait tant manqué… Elle l’amena sans un bruit contre sa poitrine qui battait la chamade, partagée entre la surprise et le soulagement de retrouver son trésor.

Mais cette sensation s’envola bien vite, remplacée par celle de l’incompréhension, puis de la colère. Elle ne pouvait pas faire confiance aux membres de son groupe. À son amie. En volant son bijou, Eileen l’avait trahie. Aera bouillonnait à l’intérieur. Elle n’avait plus aucun scrupule à agir dans son intérêt, à présent. Si son action venait à les blesser, à l’isoler, ou même à lui faire prendre une autre route, peu lui importerait. Elle jeta un dernier regard noir à son ancienne co-équipière, puis fit coulisser la porte avec toutes les précautions possibles. Elle n’avait pas le temps de s’attarder sur son cas.

Quelques lumières brillaient dans la nuit noire. Certaines, fixes, étaient l’objet du don, d’autres, mouvantes, signifiaient que des élémentalistes traînaient encore dans les parages. Aera s’engagea sur l’étroit chemin d’un pas décidé. Elle se faufila parmi les feuillages en prenant pour repère le tronc de l’arbre géant qui se détachait à peine de l’obscurité, priant pour ne pas se tromper de route. Si seulement elle possédait le don du feu, elle pourrait éclairer l’extrémité de ses doigts pour y voir un peu mieux ! Son pas était hésitant, elle progressait avec lenteur et butait parfois contre les obstacles au sol. À chaque fois qu’elle étouffait un cri de surprise ou qu’une pierre roulait sous son pied, elle s’empressait d’observer les alentours et ne se détendait qu’une fois sûre que personne ne la suivait. L’avantage, avec les élémentalistes, c’était qu’ils étaient bien visibles malgré eux. Enfin, la plupart… les créatures du feu généraient une lumière naturelle sur tout leur corps, celles de la terre sous leurs pas. Concernant celles de l’eau et de l’air, Aera n’en avait aucune idée. Peut-être qu’un élémentaliste de l’air la surveillait par-dessus son épaule ? Un frisson électrisa sa nuque et elle se retourna vivement. Il n’y avait rien d’autre que cette enveloppe crépusculaire.

La jeune femme atteignit la base de la racine, non sans mal. Elle lui paraissait plus colossale – large, et surtout haute ! – encore qu’éclairée à la lumière du jour. À présent, elle devait redoubler d’effort pour diriger ses pas sans tomber de l’arbre. Malgré l’obscurité, elle réussissait à en discerner les contours, bien que cela lui demandât une concentration intense. Elle gagna la salle dans laquelle ils avaient été un peu plus tôt dans la journée. Ils avaient emprunté la sortie de droite pour rejoindre la salle de réception et elle avait remarqué qu’aucune autre issue pertinente ne se dessinait dans sa prolongation. Aera partit alors à gauche, traversa une nouvelle pièce, plus petite cette fois, mais toujours circulaire. Le sol était couvert d’un tapis rond lui aussi, fait de feuilles tissées et qui étouffait le bruit de ses pas. De toute façon, il n’y avait personne dans les alentours. Elle remercia Enda à mi-voix.

À partir de là, elle distinguait deux alcôves dans le tronc et à la base de chacune, une branche s’élançait dans les airs. Aera emprunta celle de droite, mue par son intuition. Une brise souleva sa chevelure et un imperceptible tremblement parcourut son échine.

La splendeur du paysage la captiva : des centaines de points lumineux scintillaient au milieu des ombres et feuillages dont les contours ovales se découpaient parmi les ténèbres. Quelques frondaisons tournoyaient au rythme d’un vent doux, et un voile bleuté enrobait le tableau. Bien que ce ne fût pas le genre de détails sur lequel Aera avait pour habitude de s’arrêter, elle fut forcée de reconnaître la beauté de ce qu’elle voyait.

Elle avança d’un pas puis s’arrêta, frigorifiée. Ses yeux balayaient les alentours, mais à présent le vertige la paralysait. Elle se trouvait à présent à quelques dizaines de mètres au-dessus du sol, et la plateforme, pas plus large que deux hommes, ne la rassurait guère. La jeune femme serra les poings, inspira à s'en faire éclater les poumons pour chasser ce sentiment qui l’empêchait de poursuivre. Figée sur un arbre géant, incapable de bouger, et pourtant si proche du but ! Elle se mordit l’intérieur des joues et surpassa sa peur.

Un pas après l’autre, elle gravit cette branche tout en faisant preuve d’une extrême prudence. Le chemin finit par se tortiller, enroulé sur lui-même, mais Aera eut raison de ce parcours ondulant.

Elle ne savait pas depuis quand elle progressait, une heure au moins, c’était certain. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, et ses habits trempés par l’effort et la peur collaient à son dos comme une seconde peau.

Aera fit une halte, essoufflée, et leva la tête devant un mur végétal gigantesque, enchevêtrement inextricable de troncs noueux et d'épaisses lianes moussues. Le faîte de l’arbre lui tendait les bras, à peine une dizaine de mètres les séparait. Elle y était presque ! L’adrénaline remonta soudain le long de ses membres, parcourant chacun de ses muscles, l'imprégnant d'une énergie vitale nouvelle et salvatrice.

Déterminée à réussir, elle s’efforçait de ne pas regarder en bas, mais ses jambes se mirent à trembler et son cœur s’emballa quand elle comprit que le chemin se rétrécissait encore. Elle se baissa lentement mais sûrement, puis une fois accroupie, attrapa de ses mains les bords de la branche qui s’apparentait à présent à un gros rondin instable. Par sécurité, elle ne pouvait plus la poursuivre autrement qu’en la chevauchant. Il ne lui fallut qu’une poignée de minutes pour atteindre la plateforme dont la pierre fusionnait littéralement avec les ramifications des branches. Elle était assez large et une échelle de lianes collait la paroi. Aera l’attrapa à deux mains, grimpa sur plusieurs mètres et déboucha sur une petite clairière dont la présence en ces lieux relevait d'un étrange surréalisme.

Parvenue à son sommet, elle observa les alentours. De grands arbres s’élevaient haut dans le ciel parsemé d’étoiles, et mille et une plantes colorées délimitaient en un cercle parfait l’étendue d’eau qui dormait un peu plus loin. D’étranges faisceaux bleus traversaient la frondaison et illuminaient le tableau, lui apportant une touche plus irréelle encore. Paradoxalement, cet endroit lui paraissait froid et dangereux, et pour cause, un vent glacial et humide s’y engouffrait.

Aera avançait, le pas hésitant. Elle s’attendait à trouver un temple érigé de pierres travaillées, abîmé par le temps ou gravé par l’histoire, mais il n’en était rien. Une jungle luxuriante enveloppait la clairière d'un tapis épais au relief accidenté. Aera n’avait plus que quelques heures avant que l’aube ne se levât. Une minuscule fraction de temps pour trouver l’artefact avant les autres… Et s’ils la retrouvaient avant qu’elle ne réussît ? Et si, en plus de ça, ils venaient escortés de plusieurs élémentalistes, maîtres dans l’art du don ? La jeune femme chassa ces pensées néfastes d'un reniflement.

Au milieu de la pénombre envahissante et malgré la peur qui s’installait au creux de son estomac, elle prit son courage à deux mains et s’engagea dans les feuillages. La métamorphe n'avait pas été inutile : Aera se souvenait de son conseil, et après une rapide fouille d’un buisson, cueillit deux muphists cachés.

Le temps s’écoulait à une vitesse effrayante et la jeune femme n’avait aucun indice quant à l’emplacement de la pierre. Aucune stèle ne se détachait de la végétation, aucun chemin ne se dessinait, aucune évidence ne se dévoilait. Mais Aera ne perdait pas espoir. Elle poursuivait ses recherches coûte que coûte, ignorant au mieux la fatigue qui la gagnait.


Les muphists brillaient toujours au creux de sa main quand les premières lueurs matinales se mirent à percer la frondaison. Les teintes bleutés laissaient place au rose de l’aurore. Et Aera n’avait toujours rien trouvé.

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