Chapitre 22 : Partie 1/2
Illian venait de se lancer à la poursuite d’Aera, alors qu’Eileen menaçait de s’effondrer. Au fur et à mesure que les secondes passaient, le visage de la jeune femme s’empourprait et des veines violacées gonflaient sur son front. Soudain, elle se pencha en avant comme si elle allait tomber et toussa violemment du sang. Erik n’était pas expert en matière de poisons, mais la dégradation instantanée de sa santé ne prévoyait rien de bon. Il la redressa avec précaution par les épaules.
- Tu peux marcher ? s’alarma-t-il.
Malgré ses efforts pour garder son calme, la panique déformait sa voix anormalement aigüe. Le regard vitreux, Eileen acquiesça d’un hochement de tête, puis s’agrippa au bras qu’il lui tendit. Ses jambes ne supportèrent pas son poids, elle s’effondra. Erik passa le bras droit d’Eileen sur son épaule, le maintint d’une main et colla l’autre contre sa taille pour la redresser.
- On va trouver un arbre de passage et une fois à Nergecye, Merielle te soignera. D’accord ? Tout ira bien.
Il cherchait plus à se rassurer lui-même en prononçant ces mots. La jungle s’étendait de tous côtés et à présent seul pour s’y repérer, elle lui paraissait plus hostile encore.
Ses yeux balayèrent les alentours à une vitesse folle. Le jeune homme désespérait déjà de ne pas voir d’arabesques habiller les troncs. Et comment pouvait-il les reconnaître ? Etaient-elles plutôt discrètes, plutôt voyantes ? Pouvait-il se permettre de tracer sa route ou devait-il examiner avec minutie chaque arbre qui s’y dressait ? Dans la précipitation, il opta pour la première option.
Plus les secondes s’écoulaient, plus la peur d’échouer s’emparait de lui et moins il prenait le temps d’analyser son environnement. Eileen était à moitié évanouie dans ses bras. Il la traînait plus qu’il ne l’aidait à marcher au milieu de la broussaille encombrante.
Un arbre imposant retint son attention un peu plus loin. Son tronc était plus large et ses écorces épousaient une forme parfaitement conique. En s’approchant, il s’aperçut que des gravures arrondies les marquaient en leur centre, tandis qu’une faible lumière dorée émanait des pourtours.
Il ne faisait aucun doute qu’une magie imprégnait ce bois.
Le jeune homme prit une profonde inspiration et ramena Eileen contre son torse d’un mouvement brusque pour qu’elle ne glissât pas. L’heure était venue. Il fit un pas en avant, priant pour que le don qui l’habitait ne lui volât pas une chose trop importante à ses yeux. Son corps traversa l’arbre de passage qui l’engloutit tout entier.
Tout était noir autour de lui, comme s’il flottait au milieu de nulle part. Il ne sentait plus la gravité l’accabler, telle une plume flottant au rythme d’une douce brise. Paradoxalement, il se sentait barbouillé, le ventre retourné et prêt à se libérer de son contenu. Ses mains s’agrippaient toujours à Eileen plaquée contre lui. À présent, la tête de son amie tombait contre son cou et ballotait avec douceur. Cette vision le glaça. Il devait trouver le moyen de gagner Nergecye, et vite. Bien qu’il eût entendu quelques fois des rumeurs sur ces arbres, jamais personne ne lui avait dit quoi faire une fois à l’intérieur. Peut-être étaient-ils reliés comme un réseau, peut-être fallait-il interagir avec le don qui les habitait ? Erik se concentra et voulut forcer les choses en visualisant la forêt sud qui bordait le royaume, le coin qu’il connaissait sans doute le mieux en dehors des remparts : si son idée fonctionnait, alors il valait mieux qu’ils apparussent à l’abri des regards.
Peu à peu, la douleur gagna son corps et s’amplifia jusqu’à devenir insoutenable. Une force le tirait si fort en avant qu’il avait l’impression qu’on l’écorchait vif. C’était comme si des centaines d’aiguilles le transperçaient et le déchiraient de l’intérieur. Eileen s’échappa de ses bras, il se recroquevilla. Il n’avait pas la force d’hurler.
Puis tout s’arrêta.
Erik se sentit brusquement rouler sur le sol et son dos frappa un obstacle de plein fouet. Immobile, il gémit plusieurs secondes avant de trouver le courage de se relever et réunit ses esprits lorsqu’il aperçut le corps d’Eileen un peu plus loin. Il prit appui sur le rocher derrière lui, se rua d’un pas maladroit sur elle et fit de son mieux pour la soulever en l’enveloppant de ses bras. Des veines rouges s’entremêlaient sur les mains de la jeune femme, devenues pourpres elles aussi. Erik approcha sa tête de la sienne et fut soulagé de sentir un léger souffle passer ses lèvres. Il ne savait pas encore combien de temps elle pourrait tenir dans cet état. Par chance, ils se trouvaient bien dans la forêt sud, comme espéré. Ils n’avaient qu’une dizaine de mètres à parcourir.
Erik gagna les remparts au pas de course, porté par une énergie qui lui échappait, tant ses membres le faisaient souffrir et ses jambes tremblaient. A son grand désespoir, les deux gardes qui attendaient de chaque côté de l’ouverture lui barrèrent la route.
- Halte-là ! Restez où vous êtes !
Son cœur s’emballa. Erik se sentit aussitôt perdre ses moyens.
- Je dois voir Merielle, sinon elle va mourir !
Ils restèrent stoïques et le toisèrent.
- Notre entrainement a mal tourné, mentit-il. Je n’oserais pas imaginer les conséquences si vous laissiez mourir un don exceptionnel.
Malgré la panique qui le secouait, il avait parlé d’une voix sûre. Les deux hommes se concertèrent d’un bref regard avant de le laisser filer.
Son unique objectif était de courir jusqu'au château pour atteindre la soigneuse. Erik brava la foule qui s’écartait à peine sur son chemin, les charrettes qui s’arrêtaient au milieu de la rue sans raison, les patrouilles qui l’observaient d’un mauvais œil. Il ne connaissait que trop bien la carte de Nergecye et gagna en un temps record l’énorme bâtiment. La dernière fois qu’il s’en était approché d’aussi près, c’était lors de la cérémonie de retour de la garde pour célébrer la réussite de leur mission sur l’Entre-Deux. Deux nouveaux soldats gardaient l’entrée principale. Leurs yeux s’agrandirent et leur visage blêmit en les voyant, sans doute reconnaissaient-ils la jeune femme.
- Je dois voir Merielle, s’empressa-t-il d’annoncer.
Cette fois, ils s’écartèrent aussitôt. Erik s’engagea à grandes enjambées dans le hall. Des portes et ouvertures longeaient les murs. Il y en avait de partout. Il n’était jamais entré dans le château, comment pouvait-il savoir où se cachait cette dénommée Merielle ! Il pivota sur lui-même et accourut vers les gardes qui ne cachèrent pas leur surprise de le revoir.
- Où est-ce que je peux la trouver ? aboya-t-il entre deux souffles courts.
Chaque inspiration brûlait ses poumons et sa gorge atrocement sèche. Le goût de la poussière imprégnait sa bouche.
- Longe le couloir à droite, sa porte est ouverte.
Il ne prit même pas la peine de les remercier et fila dans la direction indiquée. Erik jeta un coup d’œil inquiet à Eileen : ses mains posées sur son ventre étaient rouge sang, comme si toutes ses veines avaient éclaté sous sa peau. Il déboula dans une petite salle bien éclairée. Une vieille femme étudiait un livre sur un bureau mal rangé.
- Vous êtes Merielle ?
À peine eut-elle le temps de l’apercevoir qu’elle se précipita à sa rencontre, les yeux exorbités. Elle était drôlement réactive, pour une vieille femme.
- Eileen ! Que s’est-il passé ? s’alarma-t-elle.
Erik sentit ses bras s’affaisser sous son poids de plus en plus difficile à porter. Merielle posa deux doigts sur le cou d’Eileen pour vérifier son pouls, puis plaqua une oreille contre ses lèvres, défigurée par la terreur.
- Elle respire à peine. Pose-la sur le lit.
Il s’exécuta. Eileen s’enfonça mollement sur le matelas. Sa peau violacée n’était pas belle à voir.
- Il faut que tu me dises ce qu’il s’est passé, ordonna-t-elle.
- Un serpent à Lumeo. Le venin s’est propagé, j’ai fait aussi vite que possible.
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