Chapitre 24 : Partie 1/2

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Aera para le premier coup avec aisance, puis fit tournoyer sa lame avant de frapper. Illian l’esquiva sans mal d’un pas sur la droite et revint à la charge. Ses gestes étaient précis et bien plus rapides qu’elle. Il fendit, elle rompit, leurs armes s’entrechoquèrent. Les yeux rivés sur son épée, elle s’efforça de ne pas frapper à côté, de peur de commettre l’irréparable. Aera repoussa le fer en grimaçant et profita de l’ouverture créée pour reprendre son souffle. Depuis que la pierre n’était plus en contact direct avec sa peau, elle avait clairement senti sa puissance la quitter. Après en avoir bénéficié, elle se retrouvait plus impactée que prévu par sa perte. Illian ne sauta pas sur l’occasion. Il continuait de la fixer d’un air inquiet, réfléchissant sans doute à un moyen de la « remettre sur le droit chemin ». Sa réaction ne fit que confirmer ce qu’elle pensait.

- Aera, je me fais du souci pour toi. Ce duel est insensé !

- Contente-toi de t’y tenir, aboya-t-elle en attaquant.

Il para avec habileté et repoussa son épée d’un naturel déconcertant. Elle recula d’un pas sous le choc et rebondit aussitôt. S’en suivit une danse fluide rythmée des tintements des armes. Aera tournoyait et bondissait avec désinvolture, confiante en ses capacités. Mais plus elle s’acharnait, et plus la frustration grandissait et se teintait de colère. Chacune de ses tentatives se retrouvait bloquée, voire esquivée, elle avait l’impression de brasser de l’air. En garde, Illian s’assurait une défense impeccable. Bien qu’elle eût pratiqué cet art du combat depuis toujours et malgré son expertise avérée, elle était forcée de reconnaître les compétences de l’ancien commandant. Après tout, il avait servi la garde durant plus de vingt ans, des services reconnus et respectés de tous les soldats de Nergecye. Il était un modèle pour chaque épéiste, et un modèle pour chaque sans-don. Aera se trouvait radicalement différente de son aîné, tant au niveau de sa philosophie de vie que celui de son comportement, et ça lui faisait mal de l’admettre, mais tous deux avaient vécu la même humiliation. Le même désespoir de ne pas voir le don se déclarer. Le même motif pour vouloir exceller à l’épée. La même envie de se surpasser. Et aujourd’hui, elle avait réussi son pari. Non seulement elle maniait sa lame avec prestesse, mais en plus, bien que sa déclaration fût tardive, son don lui offrait le contrôle de l’eau. A défaut de le posséder, Illian s’était entraîné toute sa vie. C’était un adversaire redoutable, le plus expérimenté de tous ceux qu’elle avait pu affronter.

Il repoussa sa lame dans un souffle bruyant.

- Aera, par Enda, écoute moi.

La jeune femme se planta sur ses pieds solidement ancrés dans le sol, en position de garde. Elle commençait à perdre patience.

- Non, il n’y a rien à dire. Cesse de vouloir me convaincre, tu perds ton temps.

- Je veux bien perdre mon temps si ça me permet de ramener une amie à la raison.

Un tic nerveux déforma les lèvres d’Aera. Elle s’empressa de le remettre à sa place :

- On n’a jamais été amis, Illian. Tu as toujours été le leader imposé du groupe. Tu as accepté de nous suivre, Eileen et moi, parce que tu y trouvais ton intérêt. Tu as toujours pris toutes les décisions seul.

Elle fit une pause et reprit son souffle. Plus elle parlait, plus son débit augmentait et sa voix s’élevait. Son cœur battait fort dans sa poitrine et la rage la gagnait peu à peu.

- Non, on n’a jamais été amis. On n’était que des pions pour toi ! Mais tu es tombé sur plus intelligent que toi.

Il la fixa de ses yeux ronds, la bouche entrouverte. Son visage se décomposa. Il ne paraissait même pas énervé, triste ou accablé. Juste choqué.

- Tu te trompes Aera. J’ai toujours essayé de te comprendre. Dès le début ! Crois-tu vraiment que tu aurais survécu à ce voyage sans moi ?

Elle ricana.

- Parce…

- Écoute-moi ! cria-t-il. Je connaissais le chemin jusqu’à Lumeo. J’ai tout donné pour cette quête : mes conseils de soldat, mon expertise du combat et mon expérience sur ces terres que j’ai sillonnées.

- On formait un groupe, tu n’aurais pas dû être le seul à commander !

- Très bien, on aurait suivi tes recommandations ? On aurait contourné la première montagne juste pour garder les chevaux et on aurait rallongé notre voyage de trois jours.

- Tu ne comprends pas…

- Tais-toi !

Son visage vira au rouge, sa voix gronda. Aera étouffa un juron et ravala sa colère.

- On aurait accepté tes caprices ? On n’aurait pas sauvé Gwenähil et on n’aurait probablement pas trouvé le chemin dans la Galerie Oubliée. Je n’ai pas été dans ton sens pour m’autoproclamer leader et jouir des avantages qui vont avec, non, je n’ai pas été dans ton sens parce que tes choix n’étaient pas les bons ! Mon idée n’a pas changé : la pierre revient au royaume ! C’est de la folie de vouloir s’introduire seul en territoire ennemi et en guerre !

Au fur et à mesure qu’il parlait, Aera sentait son visage devenir livide. La colère cohabitait avec la honte, maintenant. Pointer du doigt ses failles de la sorte était plus qu’humiliant. Insultant. Rageant. Ces sentiments l’étouffaient.

Puis ils se muèrent en une sérénité soudaine. Elle avait compris. De toute évidence, quoi qu’elle dît, il ne changerait pas. Il ne comprendrait pas.

- On est trop éloignés l’un de l’autre, Illian. On était de toutes façons voués à prendre des chemins différents.

Elle avait parlé d’une voix si posée qu’elle sonnait surréaliste, presque désincarnée.

- On est plus proches que tu ne le crois. Ton problème, c’est peut-être que tu as peur de t’identifier à moi…

- C’est faux ! hurla-t-elle.

Les yeux exorbités, elle inspira avec violence, comme si ses trois mots avaient puisé ses dernières forces. Elle leva sa main libre et s’apprêta à la plonger dans sa poche quand elle se figea net. Ses doigts tremblèrent, remuèrent avec frénésie. Elle luttait. L’artefact la narguait au fond de cette poche. Elle avait promis de ne pas l’utiliser et un soldat n’avait qu’une parole. L’ancien commandant la fixait toujours, mais cette fois, ce n’était pas de l’inquiétude qui se lisait dans son regard. Un sentiment bien pire que celui-là. De la pitié.

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