1ère partie
J’allais enfin revoir mon ami d’enfance, Roderick Usher. Happés par le train-train quotidien, nous ne nous étions pas croisés depuis presque dix ans. Je me souvenais de lui comme un fêtard, dragueur invétéré au physique avantageux et promis à un bel avenir. Son dernier message m’avait laissé pantois. À travers ses mots, je ressentais une profonde détresse où il me suppliait de lui rendre visite quelques jours.
Après quelques hésitations, j’avais finalement accepté cette invitation qui tombait à pic. Je me retrouvais à un tournant de ma vie où tout s’effondrait comme un château de cartes, avec en point d’orgue un divorce catastrophique pour mes finances et ma santé mentale. J’espérais de tout cœur que ce séjour à la campagne me serait bénéfique.
La conduite me détendait toujours, mais là, j’avais les nerfs en pelote. Mes mains anormalement moites glissaient sur le volant, un désagrément dont je me serais bien passé. Après avoir emprunté une longue route sinueuse, j’arrivai enfin sur le chemin privé qui menait tout droit à la grande propriété de mon ami.
Une vision cauchemardesque s’offrit à moi. Des arbres morts à l’aspect simiesque bordaient l’allée de gravier du domaine. Un épais brouillard absorba le ciel bleu, ne laissant filtrer aucun rayon de soleil. Les feux automatiques de mon Audi A3 Sportback s’enclenchèrent. Je n’avais qu’une seule envie : faire marche arrière. L’endroit était fantasmagorique. Je m’attendais à voir débarquer des zombies ou la fameuse Dame Blanche pour m’avertir d’un danger imminent.
De ce funeste décor émergea la maison familiale des Usher. En la contemplant, j’avais la pénible certitude de foncer tête baissée dans les embrouilles. Cet environnement me paraissait hostile, en totale contradiction avec mes souvenirs.
Du lichen rongeait partiellement la façade fissurée en pierre, ce qui renforçait l’allure lugubre de la demeure. Les fenêtres aux volets noirs m’évoquaient des yeux qui me scrutaient d’un air malsain, et la porte d’entrée ressemblait à une bouche prête à m’avaler pour me recracher en mille morceaux. Mon imagination me jouait des tours pendables, et je mettais ces divagations sur le compte de ma fatigue.
Je me garai sur le parking des invités et coupai le moteur. En ouvrant le coffre pour récupérer mon bagage, un malaise m’envahit. Une main invisible semblait serrer mon cœur, ma vue vacilla, ma tête tourna… Je m’appuyai contre la voiture et pris des inspirations profondes pour calmer ma respiration saccadée. Au bout de quelques minutes, je me ressaisis tant bien que mal avec des pensées réconfortantes. Après tout, j’étais là pour soutenir mon ami.
Je ne reconnaissais plus le jardin laissé à l’abandon : les rosiers et arbustes fleuris avaient disparu au profit du chiendent, des orties et des ronces. La propriété des Usher offrait un cadre idéal pour une histoire d’épouvante. Je redoutais de me faire agresser par le cavalier sans tête de Sleepy Hollow ou Freddy Krueger le croquemitaine aux griffes d’acier. Quel cauchemar !
Prenant mon courage à deux mains, je montai les quelques marches du perron gardé par deux statues de cerbère flippantes. À ma grande surprise, la porte d’entrée s’ouvrit comme par enchantement. Je tombai nez à nez avec le sosie de Nosferatu le vampire qui s’avérait être le majordome. En guise de sourire, il m’adressa une grimace.
― Veuillez me suivre. Monsieur Usher vous attend, dit-il d’une voix juvénile, qui contrastait avec son physique atypique.
― Bonjour quand même !
Il ne répondit pas et me dévisagea avec des yeux de merlans frits.
En rentrant dans le vestibule, une forte odeur de moisi me saisit les narines. Je ne me permis aucune allusion, de crainte de froisser le domestique chargé des tâches ménagères, à qui on n’aurait pas décerné le prix de la fée du logis. J’espérais que ce relent pestilentiel s’amenuiserait…
Nous empruntâmes un imposant escalier de marbre en colimaçon débouchant sur un corridor sombre que nous longeâmes jusqu’à une porte en bois. Puis Nosferatu me fit entrer sans toquer et se retira d’un pas digne d’un sioux. C’était la première fois que j’accédais à cette pièce aux murs couverts de vieux papier peint damassé vert avec des tableaux qui montraient les ancêtres de la famille Usher dans des scènes cocasses.
Je manquais de trébucher sur le tapis persan de couleur cramoisi, dérangeant la digestion de mites qui volèrent vers moi en signe de contestation. Derrière l’imposant bureau en ébène ouvragé, un homme frêle manipulait un coupe-papier à l’effigie de Ronald McDonald. Quand il se rendit compte de ma présence, il m’observa le regard vide. Je lui trouvais une vague ressemblance avec Roderick. S’agissait-il d’un parent éloigné ? En tout cas, il posa son gadget et se leva pour m’accueillir.
― Que je suis heureux de te revoir ! Ah si tu savais, j’ai tellement besoin de réconfort, s’exclama-t-il en m’étreignant chaleureusement.
― Roderick, c’est bien toi ? m’étonnai-je.
― Avec mes soucis de santé, j’ai perdu un peu de poids, m’avoua-t-il la mine déconfite.
Je restais sans voix devant la stupéfiante évolution physique de mon ami d’enfance. Nous avions le même âge, mais à cet instant précis, je me sentis bien plus jeune que lui. Le pauvre portait les afflictions liées à la maladie ou à une dépendance destructrice.
Je culpabilisais de le voir dans cet état lamentable et regrettais d’être venu ici. Ce séjour n’allait pas être des plus fun. Une question me taraudait : pourquoi avait-il autant changé ? Je me devais de satisfaire ma curiosité piquée au vif.
Je pensai aussitôt à sa sœur jumelle, Madeline. Pendant mon adolescence, j’en étais tombé amoureux pour sa plastique de rêve et sa joie de vivre communicative. Au lycée, elle avait joui d’une grande popularité en tant que capitaine des cheerleaders. À présent, je l’imaginais mariée à un homme d’affaires avec au moins deux enfants et un toutou.
Au même moment, un évènement affligeant se déroula devant moi. La porte s’ouvrit sur la copie éthérée de Madeline qui déambulait vers son frère comme un automate. Avec sa longue chevelure blonde flottant autour de sa frêle silhouette et sa robe blanche, elle avait tout d’une apparition spectrale. Et je lorgnai ses pieds, étonné qu’ils ne se soient pas décollés du sol.
Je m’empressai de la saluer, mais elle ne m’adressa pas un mot et évita tout coup d’œil vers ma direction. Elle donna une lettre à son frère et repartit aussitôt. Bref, je venais de me faire snober en toute beauté.
Je demandai à Roderick la raison pour laquelle sa sœur m’avait ignoré. Il toussota et m’apprit que Madeline souffrait de fréquentes crises d’angoisse qui mettaient en péril sa santé fragile. Quel gâchis !
― Alors Roderick, pas trop prenant ton poste de directeur financier ? m’enquis-je sur un ton badin, essayant de détendre l’atmosphère.
Son visage s’assombrit et ses épaules se voutèrent un peu plus. Il soupira et me confia avec amertume :
― J’ai mis en stand-by mon activité professionnelle sur avis médical, car je souffre de nombreuses allergies qui pourrissent mon quotidien. C’est affreux, je ne peux plus manger certains aliments et je ne supporte même plus l’odeur des fleurs !
― Ah ouais, je ne savais pas que ça allait aussi mal pour toi et ta sœur. Tu ne m’as rien dit dans tes mails. Et l’entretien de la maison doit coûter une blinde, répliquai-je en pensant à l’état délabré des lieux.
― T’inquiète, le patrimoine familial nous permet d’être à l’abri du besoin. Et je continue d’investir dans des affaires lucratives, mais l’argent ne fait pas le bonheur…
― Pars en croisière avec ta frangine , ça vous fera le plus grand bien, suggérai-je avec un sourire encourageant.
― Je suis toujours fatigué et migraineux. Je ne trouve aucun remède assez efficace pour me soulager durablement. Sans ma sœur à m’occuper, je ne me sentirais plus la force de me battre contre mes pulsions suicidaires. Et entre nous, j’ai parfois l’impression que la maison vampirise mon énergie, c’est drôle hein ?
― Pas tant que ça, admis-je en me souvenant de mon état anxieux à mon arrivée.
― En tout cas, ta présence me ravit, m’affirma-t-il tout ragaillardi.
Sa joie à me revoir me gêna un tantinet, et ma culpabilité monta d’un cran. Ces dernières années, notre relation s’était limitée à quelques échanges à distance. De plus, j’envisageais de ne rester qu’une nuit ou deux avant de retourner chez moi.
Je ne supportais ni cette baraque sordide qui semblait me vouloir du mal ni la déchéance de Roderick et Madeline. Pour écourter notre échange, je lui signalais que le voyage m'avait éreinté. À vrai dire, je souhaitais m’endormir au plus vite afin de fuir ce climat oppressant, surtout qu’après-demain était une journée spéciale pour moi...
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