Semaine 02

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Le truc avec une fenêtre qui donne sur une ville morne et grise, c'est qu'on s'en lasse vite. Au début, je guettais les cumulonimbus, ceux qui roulent des mécaniques et poursuivent les nuages cotonneux, mais plus je regardais, plus tout se fondait dans un gris uniforme. Alors j'ai considéré les langues chargées de suies qui s'enroulaient autour des bâtiments, grimpant vers les cieux dans une bataille contre la gravité, mais elles me rappelèrent les cordes passées au cou, menaçantes, prêtes à étrangler la ville entière. J'ai ensuite cherché tout en bas, là où bouillonne la rivière. Chargée de la couleur des nuages, elle apparaissait parfois entre deux constructions, de plus en plus sombre, de plus en plus laide. Elle m'évoquait une langue de serpent, endormie, imprévisible, toxique. D'intéressant ne restait plus que des points en mouvement, des fourmis pressées en costard, indifférentes à ma présence. 

Maintenant, je tourne le dos à la fenêtre. 

On m'a mis au sommet de cette tour de béton sans me demander mon avis. J'ignore tout de ceux qui ont décidé de mon sort, probablement bien au chaud dans leur propre boyau d'ivoire. Pourtant, il a bien fallu un élan de pitié pour m'accorder cette ouverture sur l'extérieur, à moins que ce ne fût pour taire un quelconque sentiment de culpabilité. Toujours est-il que je suis emprisonné entre trois murs et une fenêtre, avec pour seul mobilier un lit surmonté d'une machine à rêves. 

Je ne me rappelle plus de la dernière fois où j’ai rêvé pour moi-même. Ou si j’en ai jamais été capable. Tout ce que je sais, c'est qu'ils sont là, quelque part dans ma tête, chaque nuit, en train d'être enregistrés, comprimés, emballés, puis envoyés à ceux qui paient pour ça. Je suis devenu une machine à produire des songes, une source d'imaginaire pour les autres. Le processus est mécanique, régulier, implacable. Je ne lutte même plus. À quoi bon ? Je m’allonge, je ferme les yeux, et l'appareil fait le reste. Une routine bien huilée, comme un travail à la chaîne. Parfois, j'essaie de me souvenir de ce que cela faisait, autrefois, de me réveiller avec l'écho d’un rêve encore vivant dans mon esprit. J'aimerais retrouver ces moments où l'on ouvre les yeux, avec une sensation d'évasion, d’inconnu, d’aventure. Mais ces souvenirs, s'ils ont existé un jour, se sont effacés depuis longtemps.

Je ne me souviens jamais de rien. Tout est flou, comme un film dont on n'aurait vu que les premières secondes avant qu'il ne soit brutalement interrompu. Je me dis que mes rêves doivent être fantastiques, pleins de couleurs, de récits épiques, pour que les gens m'envient au point de les acheter. Je suppose qu'ils en sortent ravis, comblés d’avoir vécu ces illusions. Pour moi, ce sont des songes sans goût, sans forme, des ombres que je ne perçois jamais. Tout ici est devenu mécanique, même mes questionnements. Je suis vidé, vidé de toute émotion, de tout désir.

Parfois, lors des soirs les plus sombres, j'aperçois des éclairs de lumière qui jouent sur les trois murs de ma cellule. J'en suis sûr, ils émanent de la ville en contrebas. C'est idiot, mais j'aime penser que mes rêves sont projetés sur des écrans géants, devant une foule attentive, parfois triste, souvent joyeuse et que de cette manière, je suis un peu avec eux. C’est étrange que tant de gens vivent à travers ce que je compose la nuit. Ils me regardent, me scrutent, comme si j’étais un créateur de mondes, un artiste. Mais moi, je ne suis qu’un passeur de songes. Le lien entre mes rêves et moi s’est brisé il y a bien longtemps.

Pour masquer ma présence au jour gris, seul juge de mon insignifiance, je me roule au sol dans l'espoir qu'il me laisse lui arracher quelques heures. Sa présence infinie me rappelle l'inutilité de ma condition, je suis sans cesse écrasé par son œil inquisiteur qui m'empêche de redresser la tête. Il lance ses assauts de gris qui s'infiltrent dans mes pensées, effaçant les couleurs, les détails et qui ne laissent que des échos sourds. 
Je ne me souviens pas des nuits. 

Chaque jour qui passe, je m’éloigne un peu plus de ce que j’aurais pu être. Un rêveur, un vrai. Pas ce simulacre, cet automate. Je souris amèrement et ferme les yeux, prêt à recommencer une nouvelle nuit de rêves dont je ne me souviendrai jamais. Ce que je rêve, je ne le sais pas. Ce que je suis, je l’ai oublié. Je ne sais même plus si je suis encore vivant à l’intérieur. Tout cela n’a plus d’importance, peut-être qu’il est temps d’accepter cette vérité simple.

Ça fait bien longtemps que j’ai arrêté de rêver.

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