Semaine 03

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Il n'y a rien de plus rassurant que le rythme inconscient de sa propre respiration. La cadence familière ancre dans le présent, comme un tic-tac silencieux qui marque l'existence. À chaque respiration, l'air semble nourrir non seulement le corps, mais aussi l'illusion d'une permanence. L'horloger le sait bien : cette constance est trompeuse. Elle marque la fragilité sous-jacente à chaque expiration car, aussi apaisant soit-il, le souffle finira par s'interrompre. Ce silence entre deux battements, cet espace infime où la vie semble suspendue, est la preuve que tout peut s'arrêter d’un instant à l’autre.

L'artisan cherche à s'accrocher à ce doux ronronnement qui lui indique qu'il est encore en vie mais, derrière cette sérénité, il sent poindre l'angoisse. Toujours la même. Chaque inspiration lui rappelle cruellement tout ce qu'il ne pourra jamais maîtriser et le rapproche de l'échéance inéluctable. Un battement de cœur de plus, un pas supplémentaire vers la fin. 

La finitude de sa propre présence, cette peur sourde tapie dans les entrailles du temps, l'a conduit à chercher une échappatoire. Ne pouvant dompter son propre destin, il a appris à s'emparer de celui des autres. Il a découvert comment soustraire de leurs existences ce qu’il ne pouvait ajouter à la sienne : des secondes, des minutes, parfois même des heures. D’un simple contact, il peut arracher à autrui des fragments de vie, aussi simplement que l'on prélève des grains dans un sablier.

Dans ces instants volés, il sent la vie de l’autre s’effriter et la sienne s’étirer. C'est une sensation de contrôle grisante, un artifice qui lui permet de retarder le moment où sa propre horloge s'arrêtera. Pourtant, il sait que cette tricherie n'est qu’une victoire temporaire ; patient, le temps continu de glisser, même pour lui, quoi qu'il fasse. 

Il ne voit aucun mal à cet acte. Le temps n'est qu'un concept à manier, une ressource à exploiter par ceux qui, comme lui, en comprennent la véritable essence. Les victimes ne s'aperçoivent même pas des infimes portions de vie dérobées ; l'avenir leur appartenait-il vraiment ? S'emparer d'un instant de vie à un passant anonyme ou d'un client lui paraît inoffensif. Les gens continuent de marcher, de parler, de vivre leur existence, comme si rien n’avait changé. Il veut croire que ses actes sont sans conséquence, que les instants subtilisés ne sont qu’une fraction infime, insignifiante. Pourtant, il y eut des signes, des failles dans la façade de sa rationalisation. D’abord imperceptibles, ces fissures devinrent des gouffres béants. Ce regard perdu, ces phrases incomplètes, ces moments de confusion ne sont pas de simples coïncidences. Les victimes de ses vols, bien qu’ignorant ce qui leur a été ôté, en ressentent les effets. Des bribes de réalité disparaissent : des éclats de conscience, des souvenirs flous, des pans entiers de leur passé s’effondrent comme un château de cartes. Il en voit certains oublier des détails cruciaux de leur vie, d’autres perdre des repères essentiels. Les fragments de mémoire, ravis à leur insu, laissent des vides irréparables.

La culpabilité, d’abord enfouie sous des couches de gestes automatiques, émerge alors avec une violence qu’il n’avait pas anticipée. Il n’est plus seulement un témoin de cette dégradation : il en est la cause. Les vies se disloquent à mesure qu'il repousse la grande ligne invisible et cette pensée le ronge plus que l’idée de sa propre mort. Ce qu’il croit être une simple manipulation du temps s'avère bien plus destructeur qu’il ne l’a jamais imaginé. Malgré cette prise de conscience, elle ne suffit pas à le détourner de son chemin. Le naturel reprend son emprise sur lui lorsque, par crainte, il ralentit ses vols. Son corps, redevenu vulnérable, recommence à trahir son âge. Chaque ride sur son visage, chaque douleur dans ses articulations lui rappelle qu’il ne peut fuir indéfiniment la marche du temps. Les jours s'effilochent, et avec eux, son illusion de contrôle. Il voit dans chaque ride l’avancée inévitable de la mort, comme un rappel cruel et constant de l’oubli qui l'attend. Alors, dans un élan désespéré, il se remet à dérober, avec une avidité plus grande que jamais. Plus il absorbe la vigueur des autres, plus il sent la vie l’habiter à nouveau. Mais chaque instant enlevé accentue le malaise qui l'envahit. Il n'est plus seulement témoin de la désintégration des vies qu’il pille : il en devient l’artisan.

Un matin, il croise une jeune fille dans la rue, sans se douter un instant de ce qui l’attend. La routine est bien huilée, un contact furtif, une respiration retenue et une fraction de temps lui appartient. Mais, cette fois, quelque chose change. Lorsqu'il effleure sa peau, une vague de souvenirs déferle en lui, brutale, étouffante, inhabituelle. Des éclats d’images : un rire d’enfant, une main qu’il tient, des yeux familiers, une femme. Il réalise que cette inconnue à laquelle il vient de piller une portion de vie est sa propre chair, sa fille dont il ignorait l'existence. Les souvenirs qui jaillissent en lui, ce lien impalpable mais indéniable, l’écrase sous une vague de culpabilité plus grande que tout ce qu'il avait ressenti auparavant. Il vient de lui arracher un morceau d’elle-même, sans savoir qu'il emporte aussi une partie de son propre passé, de sa propre présence.

Un vertige le saisit. La culpabilité, cette fois, n'est plus une simple fissure dans ses certitudes : elle devient un gouffre.

Le choc de cette révélation le laisse paralysé. Il est face à un dilemme qu’il n'a jamais envisagé : sauver cette enfant, lui rendre le futur qu’il vient de lui voler, ou poursuivre sa quête insatiable de la vie éternelle. Un instant de lucidité lui murmure qu’il doit tout arrêter, qu’il peut encore la sauver, se racheter, même en partie. Mais la peur, plus forte que tout, l’enserre. L'effroi face à l’inéluctable fin, du néant qui l’attend s’il renonce à ce pouvoir. Cette terreur, qu'il porte depuis si longtemps, qui suinte dans chacun de ses gestes, dans chaque pensée obsédante, lui souffle qu'il ne pourra jamais faire marche arrière.

Le choix lui paraît impossible, mais au fond de lui, il connaît déjà la réponse. L'idée de la disparition, de ce vide insondable qui le guette, l'a façonné, modelé, et il n'est pas prêt à y faire face. Il préfère se convaincre que l’immortalité est la seule voie possible, même si cela signifie sacrifier ce qu’il lui reste d’humanité.

Il se redresse, sa décision prise, irrémédiable. Le temps chute, feuille après feuille, emporté par une brise froide et indifférente. Les fragments détournés restent en lui, ses forces renouvelées, son corps à nouveau rajeuni. Il regarde la jeune fille s’éloigner, inconsciente de ce qu’il vient de lui soustraire, de ce qu’il lui a subtilisé. Sa propre chair, sacrifiée sur l’autel de son éternité.

Il vivra, qu'importe le prix.

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