Chapitre 2 : Port au Prince (1/3)

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Le braiment de la mule réveilla Surcouf et Oscar en sursaut, alors que Cebus, effrayé, grimpa se cacher dans la charpente de la grange. Il était cinq heures du matin et le soleil filtrait déjà à travers les planches vermoulues de la bâtisse. Ils attelèrent l’animal à la carriole des fermiers et sortirent dans l’aube rosée de l’île. Tous deux montèrent à l’avant du véhicule et, d’un coup de fouet, Surcouf mit la bête au trot. Moyennant une violente embardée, ils s’avancèrent sur le chemin qui reliait la ferme à la route de Port au Prince laissant derrière eux l’exploitation abandonnée.

Arrivé au poste de contrôle vers dix heures, Surcouf tendit au garde sa lettre de marque l’assermentant comme corsaire. Ce titre estampillé du sceau royal lui permettait d’entrer et de sortir librement de toutes les villes, comptoirs et places fortes affiliées à la couronne de France. Il demanda au soldat en faction comment rejoindre la maison du gouverneur, et ce dernier lui indiqua un immense manoir sur la colline qui dominait le port. La mule plongea alors au cœur de la ville, et Surcouf la manœuvra habilement pour se frayer un chemin entre les ruelles étroites. Il manqua à plusieurs reprises de renverser les étals de poissons, d’agrumes et de pain des commerçants qui ouvraient tout juste leurs échoppes.

Après un ultime virage à gauche, l’attelage s‘engagea sur la pente raide qui grimpait la colline. Les propriétés se faisaient plus espacées et plus riches à mesure que la route s’élevait. Finalement, ils franchirent un magnifique portail en fer forgé marquant l’entrée de la maison du gouverneur. Ils filèrent sur l’allée gravillonnée bordée de jardins à l’anglaise et s’arrêtèrent au pied de l’escalier de pierre qui desservait l’entrée. C’était une maison de maître sur trois niveaux, dont les ailes Est et Ouest étaient séparées par une entrée imposante. Un perron à double escalier magnifiquement ouvragé donnait sur le parvis. Du haut de celui-ci, on pouvait contempler, à droite, les faubourgs de la ville, et sur la gauche, l’étendue bleutée de la baie de la Gonâve fermée par l’île du même nom.

Laissant Oscar et Cebus dans la carriole, Surcouf grimpa quatre à quatre les marches du perron, poussa les portes de bois qui donnaient sur le vestibule, tourna à gauche et entra dans la salle à manger sans prendre le temps de se faire annoncer et surprit le gouverneur en train de dévorer à pleines mains une cuisse de poulet.

— Surcouf ! dit-il en manquant de s’étouffer. Que faites-vous là ? Je croyais que vous étiez mort ! Comment est-ce possible ?

Le corsaire marqua un temps d’arrêt à l’annonce de sa propre disparition. De qui pouvait bien provenir cette nouvelle ? Bonpied ? Calloway ? Il devait en avoir le cœur net.

— Les nouvelles de ma mort vont vite, gouverneur, mais je suis dans l’obligation de mettre votre parole en doute car j’ai l’impression d’être encore bien vivant, si je ne m’abuse. Puis-je me permettre de vous demander de qui vous tenez cette assertion fallacieuse. Je serais curieux de connaître le nom du prédicateur de ma funeste disparition.

Le gouverneur avala péniblement sa bouchée avant de continuer.

— Pas plus tard qu’hier, sur les coups de dix-sept heures, votre second, Bonpied, est arrivé à Port-au-Prince avec tout votre équipage. Il m’a alors tout raconté : votre abordage du Widow-maker puis la poursuite par Calloway. Il m’a affirmé que vous aviez été malheureusement emporté par une bordée du Victory, et qu’il avait néanmoins pu sauver les autres membres de l’équipage en rejoignant l’île et en fuyant par la jungle.

Sa colère trop longtemps contenue explosa et Surcouf, hors de lui, tempêta.

— Le scélérat, c’est faux ! Absolument faux ! Calloway était sur nous, et, sachant que je n’abandonnerais jamais le navire, le traître a fomenté une mutinerie dans mon dos. Il m’a attaché au mât pour que je coule corps et bien avec mon navire, ou pire, que je sois capturé par ce diable de Calloway. Où est-il en ce moment ? Le savez-vous, gouverneur ?

Sa voix frémissait de rage et ses doigts serrés sur le pommeau de sa rapière témoignaient de sa volonté d’en découdre avec le traître.

— Je crains qu’il ne soit trop tard, capitaine, car apprenant votre mort, je lui ai donné la mission qui vous était assignée.

— La mission, quelle mission ? reprit Surcouf, dont la voix trahissait l’impatience et l’incompréhension.

— J’ai ici une lettre du Roi, qui demande à vous voir au Palais de toute urgence pour une tâche de la plus haute importance. Après avoir appris la terrible nouvelle vous concernant et eut égard au lien étroit qui vous liait depuis des années, j’ai missionné Bonpied pour se rendre à Versailles à votre place…

— …Comment !

Ne pouvant se contenir davantage, il frappa du poing sur la table. Le gouverneur sursauta et renversa son vin sur sa chemise de nuit.

— C’était votre second ! se défendit-il. Comment aurais-je pu savoir ? Peu importe. J’ai mis à sa disposition L’Etoile du Roy, qu’il devait armer dans la nuit pour partir à l’aube ce matin. Ah les gredins ! Et moi qui vous croyais avoir passé l’arme à gauche ! Vous, Surcouf, le légendaire Surcouf ! Ah les fourbes, ah les pirates ! Je me suis fait berner, Surcouf, comme un bleu ! Je leur ai même donné ma bénédiction ! Ma bénédiction, vous entendez ? Ah, j’ai peur qu’il ne soit trop tard…

Surcouf courut à la fenêtre et sortit sa longue-vue qu’il pointa en direction du port. Sur le quai Sud, il la vit : L’Etoile du Roy larguait les amarres, et de manœuvrait pour quitter la cale.

Il n’est pas encore trop tard pensa-il. Ils auront dû avoir une avarie.

— Gouverneur, prévenez la garde du port, il faut les arrêter à tout prix !

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