Chapitre 2 : Port au Prince (2/3)
— Gouverneur, prévenez la garde du port, il faut les arrêter à tout prix !
A ces mots, le corsaire courut vers le vestibule, dévala les marches du perron en toute hâte, sauta sur la charrette et la lança à toute vitesse dans la pente.
— Où allons-nous ? demanda Oscar, qui se tenait tant bien que mal à son siège.
— Au port, et vite, articula Surcouf, le visage concentré sur sa conduite.
Cette fois ci, il renversa les étals des marchands sur son passage, mais ne prêta guère attention aux vociférations de ces derniers. En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, il était déjà sur le port, redoublant de coups de fouets, pour lancer sa mule au triple galop sur la jetée. Arrivé à l’extrémité du remblai de pierre, il sauta par-dessus bord et interpella le soldat de garde :
— Faites monter la chaîne, il faut fermer l’accès au port ! Ordre du gouverneur !
Le soldat sonna sa trompe et d’un coup de fouet, mit en branle l’âne qui actionnait l’énorme roue dentée servant à remonter la lourde chaîne de fer qui permettait de fermer le port pour la nuit, et d’éviter que des voleurs ne s’enfuient à bord des bateaux amarrés là. De l’autre côté de la jetée, sur la digue qui fermait l’entrée du port, son collègue fit de même entendant le signal de la trompe.
Mais déjà, l’Etoile du Roy terminait sa manœuvre d’appareillage et s’avançait vers l’embouchure, à mesure que le vent s’engouffrait dans les quelques voiles déjà hissées par les matelots. Bâtie pour le combat, ce n’était pas le bâtiment le plus rapide de la marine française, mais elle constituait un adversaire redoutable, à la maniabilité et la puissance de feu suffisante pour décourager les navires anglais et espagnols de s’y attaquer seuls. Pour Bonpied, c’était une aubaine. S’il parvenait à sortir du port, il lui suffirait de recruter quelques dizaines d’hommes supplémentaires pour pouvoir écumer les Caraïbes et s’attaquer à presque tous les types de navires marchands qui y croisaient.
Il n’était pas encore tiré d’affaire. Sous l’impulsion des deux équidés, la longue chaîne s’ébranla en grinçant. Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, elle se releva progressivement. Le navire était encore à quelques brasses de la liberté et la chaîne affleurait déjà presque à la surface de l’eau. Bonpied n’eut d’autre choix que de crier l’ordre de virer de bord pour éviter le choc et la frégate accepta de justesse, pivotant à temps sur la gauche pour ne pas finir brisée en deux sur les maillons qui lui barraient la route du large. Son gaillard d’avant tribord heurta néanmoins violemment la lourde chaîne d’acier, faisant voler en éclats une partie de la coque. Le navire s’immobilisa finalement face au vent. Sa proue faisait face à la jetée où se tenait Surcouf, bras croisés, le visage transpirant la colère contre son ancien second. Déjà, les soldats en garnison au Fort de Port-au-Prince se massaient derrière lui pour arrêter les pirates.
Une fois le navire arraisonné et hâlé jusqu’au quai, les corsaires descendirent du pont principal les uns derrière les autres, mains sur la tête, tenus en joue par la garde portuaire. Bonpied et ses deux seconds furent mis de côté pour être escortés vers la maison du gouverneur alors que les soldats conduisirent les autres membres d’équipage aux cachots. Sous bonne garde, les trois prisonniers prirent place dans une calèche-fourgon.
Le convoi s’ébranla en direction de la maison du gouverneur, escorté à l’avant et à l’arrière par une dizaine de cavaliers en armes. Surcouf rejoignit Oscar dans sa charrette et prit la suite des soldats. Le cortège avançait lentement dans la ville et attirait les badauds qui se pressaient pour examiner les prisonniers. Plus ils avançaient dans le quartier sud, plus la foule grandissait, à tel point que les cavaliers de tête devaient se frayer péniblement un chemin à travers la mêlée.
Ils s’extirpèrent finalement de la cohue et escaladèrent la pente qui menait à la maison du gouverneur. Pour la seconde fois de la journée, la mule passa entre les hautes portes de fer du domaine et s’arrêta sur le parvis de la demeure. En haut du perron, vêtu bien plus prestement que le matin même, une perruque grise sur son crâne chauve et appuyé sur sa canne à pommeau d’or sculpté, le gouverneur les attendait.
— Surcouf, mon ami, vous avez réussi, fort heureusement ! Allons, faites entrer ces brigands, et rejoignez-moi au salon.
Les prisonniers furent escortés par les fantassins jusqu’à la salle de réception, dans l’aile ouest de la maison.
Le gouverneur s’assit dans un large fauteuil Louis XV paré d’un coussin de velours bleu roi. Le capitaine des gardes prenait place à sa gauche tandis que Surcouf et Oscar s’asseyaient à sa droite.
A genoux face à leurs juges, les mains sur la tête et tenus en joue par les soldats, les trois prisonniers attendaient que le gouverneur prenne la parole. Seul le cliquetis de leurs chaînes trahissait le silence pesant qui envahit la pièce en attendant la sentence.
— Capitaine Bonpied, puisque j’ai eu le malheur de vous nommer ainsi pas plus tard qu’hier. Comment expliquez-vous que le capitaine Surcouf, que vous m’assuriez mort il y a quelques heures, se retrouve ce matin dans ma salle à manger au beau milieu de mon petit déjeuner ! Est-ce donc un homme différent de votre capitaine qui se trouve à mon côté ?
Pour toute réponse, Bonpied cracha aux pieds de Surcouf. La réplique du soldat qui le tenait en joue ne se fit pas attendre. Il lui asséna un violent coup de crosse dans la nuque et le traître s’écrasa sur le parquet, face contre terre. Le tintement des chaînes répondit au fracas de la chute pour chanter les louanges d’un homme dominé par un autre.
— Parle, ordonna le soldat qui venait de le frapper, et réponds à ton gouverneur, traître !
— Le capitaine Surcouf est mort à mes yeux, il est mort le jour où il a voulu tous nous faire couler avec son navire. Oh je l’ai aimé, gouverneur, plus que tout autre homme en ce monde, et je l’ai suivi dans toutes ses missions, dans toutes ses campagnes, mais celle-là était de trop. Sa fierté et son patriotisme lui auraient interdit de fuir, et je peux vous assurer que c’était la seule échappatoire possible. Jamais nous n’aurions réparé le navire à temps, jamais nous n’aurions pu glisser entre les mains de Calloway, le Victory était bien trop puissant, bien trop rapide, et notre navire bien trop endommagé. J’ai fait ce qui me semblait le mieux, pour mes hommes et mon équipage.
— Ah scélérat, le coupa Surcouf, tu m’as attaché à mon propre mat, me laissant à une mort certaine, ou pire, à la merci de Calloway. Tu as décidé en mon nom quelle serait ma décision finale et tu as agi en conséquence, c’est d’ailleurs pour cela que je suis capitaine et pas toi, c’est que ma vision va plus loin que ton esprit étriqué.
La voix du corsaire vibrait alors qu’il tentait de contenir sa rage. Il semblait revivre la scène de la trahison de l’homme en qui il avait placé toute sa confiance depuis tant d’années.
— Et pour autant, c’est moi qu’ils ont suivi, répondit le second, le foudroyant du regard.
— Assez, trancha le gouverneur. Je pense que les chefs d’accusation contre Bonpied et ses acolytes sont suffisants pour conduire à un procès. En attendant, faites en sorte qu’ils rejoignent leurs camarades mutins, nous scellerons leurs sorts en même temps.
Les soldats sortirent de la pièce, poussant devant eux les prisonniers qui vociféraient des insultes à l’encontre de Surcouf et du gouverneur. Le capitaine des gardes sortit le dernier et ferma la porte derrière lui. On entendait déjà les chevaux se remettre en marche quand le gouverneur reprit la parole.
— Dieu soit loué que vous ayez pu intervenir à temps. Il eût été malheureux que ce menteur, ce parvenu et sa bande de renégats aillent à la cour du roi remplir cette mission secrète de la plus haute importance. Mais d’abord, Surcouf, dites-moi quel est cet enfant qui voyage avec vous ? Votre fils ? Lui aussi était attaché au mat ?
— Non, non, mon gouverneur, Oscar est un enfant qui avait embarqué clandestinement sur le Widow-maker. C’est un gamin de Port au Prince qui était recherché par Calloway, apparemment. Nous avons fait route ensemble, mais je vais le ramener à son précepteur, désormais. Parlez-moi plutôt de cette mission royale.
Il marqua une pause et regarda l’enfant dont le ventre émit un gargouillement sonore.
— Mais avant cela, le voyage nous a affamé, Oscar et moi. Serait-il malvenu d’abuser de votre hospitalité et de vous demander si nous pourrions déjeuner ?
— Évidemment, mon bon ami, suivez-moi. Il y a des restes du petit déjeuner à la salle à manger, mais je vais demander que l’on vous fasse cuire des saucisses et des œufs.
Le gouverneur les conduisit dans la pièce où, quelques heures plus tôt, Surcouf l’avait surpris en train de mordre à pleines dents dans une cuisse de poulet. Alors que les deux convives se ruaient sur la nourriture, le gouverneur fouilla dans la poche intérieure de son veston et en sortit la lettre du Roi, qu’il tendit à Surcouf. Le corsaire la parcourut rapidement en avalant une bouchée de pommes de terre.
— Ainsi donc, le roi Louis me requiert pour une mission de la plus haute importance. Malheureusement, je n’ai ni navire, ni équipage, grâce à ce brave Calloway et ce fidèle Bonpied. Comment pourrais-je rejoindre Versailles ?
— Sachez que l’équipage de l’Etoile du Roy est vôtre, Surcouf, et je pense qu’en partant dès aujourd’hui, vous atteindrez Brest ou le Havre en moins d’un mois.
— Bien, dans ce cas, nous procéderons ainsi. Je vous demande néanmoins de garder le silence sur mon nom dans cette affaire. Je préfèrerais être embarqué anonymement comme simple passager, pour plus de discrétion.
— Et l’enfant, qu’allez-vous en faire ? L’abandonner ici avec son précepteur ? Calloway pourrait revenir à tout instant, et vous savez, depuis que la paix a été signée officiellement entre nos deux pays, je ne pourrais refuser de l’accueillir à Port-au-Prince, d’autant plus s’il est en mission pour la Reine.
— C’est juste, confirma Surcouf. Je vais le reconduire à son précepteur et les enjoindre de quitter l’île, pour plus de sûreté. Ils pourraient embarquer avec moi, afin que je les dépose en lieu sûr, à Pointe à Pitre ou Fort-de-France, par exemple.
Se retournant vers Oscar, il poursuivit.
— Alors, petit ! Qu’en penses-tu ? Viens, montre-moi donc où habite ton précepteur, nous allons lui rendre une petite visite.
Ils prirent ainsi congé du gouverneur, et retrouvèrent leur fidèle mule à la sortie de la maison. Cebus les attendait, perché sur le dos de l’animal, et poussa un petit cri en direction d’Oscar lorsqu’il vit son compagnon. Surcouf prit aussitôt les rênes en main et harangua la mule qui s’ébroua et se mit au pas.
Oscar guida l’équipage à travers les rues étroites de Port-au-Prince. Il connaissait parfaitement chaque ruelle, chaque venelle et chacun des commerçants qui les occupaient. Il adressa çà et là des signes de la main à des passants qui souriaient à la vue du blondinet.
— La maison se trouve au Nord-Est de la ville, dans le quartier des tanneurs, dit Oscar, Il faut prendre à droite sur la rue de l’Hôpital, puis à gauche et nous arriverons.
Si le quartier des tanneurs était un quartier populaire, il comportait également quelques maisons bourgeoises. L’odeur des teintures et des peaux était si forte qu’il aurait fallu que tous ses habitants disposent du même handicap que Surcouf pour profiter de son charme désuet. Finalement, Oscar demanda au corsaire de stopper l’attelage dans une impasse boueuse à côté de la maison. Ils attachèrent la mule à l’un des poteaux de bois qui soutenaient la coursive et entrèrent par la porte principale.
— Monsieur Dubois ? Jean-Baptiste ? héla Oscar. C’est moi, Oscar ! Je suis rentré !
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