Chapitre 9 : Rochefort et la Corderie Royale
Rochefort était un cloaque putride, une ville née en quelques années de la volonté même du Roi Soleil, sur un tapis de fange. Sur des kilomètres, les squelettes de bois de l’armada royale jalonnaient les abords de la Charente, tandis que les vieux vaisseaux en décomposition étaient échoués, abandonnés sur les étendues vaseuses qui entouraient la ville. L’odeur, même, était insupportable, témoin de l’activité grouillante et fumante de l’Arsenal. Les eaux stagnantes faisaient le nid d’une myriade de moustiques qui apportaient avec eux nombre de maladies et d’infections, aussi, à la nuit tombée, dans les vapeurs brumeuses et salines du soir, on entendait les râles des hommes agonisant, pataugeant dans des mares de boue et d’excréments.
L’autre plaie dont grouillait Rochefort, et qui était tout aussi meurtrière que les moustiques, était les rats. Chats et rapaces en tout genre avaient beau pulluler aux abords de la ville, ils ne pouvaient rien pour arrêter l’épidémie que représentait cette menace à quatre pattes. En effet, pour approvisionner les navires en vivres, d’immenses réservoirs de blé et autres céréales étaient répartis tout autour du port, et les terres fertilisées par la vase charriée par la rivière, véritable limon local, regorgeaient de fermes et de champs qui fournissaient autant de garde-mangers pour les rongeurs. La corderie elle-même, avec ses réserves de chanvre, fournissait un repère idéal, associant l’assurance d’une nourriture quotidienne, un abri contre les intempéries et des réserves de fibres pour faire le nid de ces nuisibles. Mais si les rats étaient une plaie en ville, ils étaient autrement plus nuisibles sur les navires : ils dévoraient les provisions, empoisonnaient l’eau potable de leurs excréments et apportaient avec eux leur lot de maladies, dont la plus redoutée et redoutable était la peste. Un seul pestiféré à bord et c’était tout le vaisseau qui était accablé. Il se parait de voiles noires et était condamné à errer sur les mers et les océans, attendant qu’un vaisseau miséricordieux ne se résolve à le couler d’une bordée salutaire. Aussi, le soir, on pouvait apercevoir des ombres noires aller et venir sur les bouts d’amarrage, afin de se servir dans les cales des navires. Par une sorte d’instinct animal, ils parvenaient à déceler quels vaisseaux étaient sur le point de partir, et montaient à bord des cales pleines pour se repaître des provisions et se multiplier pendant la traversée. Ainsi avait-on pris l’habitude d’embarquer sur chaque navire un chat afin de faire la chasse aux souris. Et s’il était un homme à Rochefort aussi riche sinon plus que les armateurs, c’était l’éleveur de chats. Il vendait ses bêtes à prix d’or, car elles étaient indispensables à la survie de l’équipage. L’efficacité des félins était redoutables, et ils éradiquaient la plupart du temps la menace, mais parfois, les rats trop nombreux et trop gros, venaient à bout du félin, et, joignant le nombre à la force, l’attaquaient sans scrupules. Chats et rats se menaient donc, sur les mers, des combats parfois plus acharnés que Français et Anglais, qui jouaient la plupart du temps eux aussi au chat et à la souris entre les îles des Caraïbes.
De jour, la ville offrait un tout autre visage. La route Royale débouchait sur la porte majestueuse de l’Arsenal, réplique miniature du carrousel du Louvre, et dont l’entrée était flanquée de deux énormes canons de vingt-quatre livres, arborant la fleur de lys de la livrée royale. Ayant évité Versailles en continuant sur la Loire avec Wardin, Oscar et Mircea virent là pour la première fois la splendeur et la magnificence du travail des architectes français, dont l’ingéniosité et la créativité dominaient le monde. Ils étaient ébahis devant la finesse et le raffinement des motifs qui ornaient les bâtiments de la marine. Mais ils n’étaient pas au bout de leurs surprises : derrière les bâtiments administratifs, quatre immenses cales de radoub accueillaient trois frégates et un galion en construction. Des centaines d’ouvriers s’activaient : charpentiers de marine, peintres, ingénieurs et architectes aillaient et venaient autour des quatre vaisseaux comme autant de fourmis, chacune à sa tâche, formant un ballet incessant de corps et de cris, d’ordres et de mises en garde. Ils prirent à gauche et franchirent la butte qui les séparait du bâtiment qui motivait la présence de l’Arsenal à Rochefort. Long d’une encablure, soit un dixième de mille marin ou cent brasses, à savoir un peu plus de 185 mètres, ce bâtiment tout en longueur abritait la Corderie Royale. C’est dans cet immense édifice qu’étaient fabriqués les cordages qui serviraient plus tard de haubans, d’écoutes, d’aussières, d’amarres ou encore de grelins sur tous les navires construits au port. Construite sur un sol meuble et vaseux, la corderie avait nécessité au fil du temps des renforts latéraux pour éviter de la voir glisser inexorablement vers la Charente. C’est l’importance capitale de ce genre de bâtiment qui avait justifié l’installation de l’Arsenal si haut sur la rivière, dont les boucles et méandres serpentaient jusqu’à Fouras et à son embouchure. Indispensable au matage et à la manœuvre des voiliers, les cordages étaient un élément fondamental et leur fabrication, bâtiment essentiel à la construction d’une armada à l’image de la puissance coloniale du Royaume. Il était impossible pour un navire de guerre de remonter aussi haut sur la Charente à la voile, et cela permettait de protéger naturellement l’Arsenal contre les attaques répétées de la Royale Navy sur les côtes charentaises. Même si les places fortes de l’île d’Aix ou de Fouras tombaient, il serait impossible aux galions britanniques de remonter jusqu’à la Corderie. Ainsi, la flotte du Roi Soleil pouvait-elle être construite en toute sérénité. Le Roi Louis avait suivi les traces de son aïeul et avait commandé à Rochefort près d’une centaine de navires supplémentaires, pour supplanter en nombre l’armada d’outre-manche.
En ce mois de juillet, le temps était chaud et dégagé, et les espadeurs, peigneurs, fileurs et cordiers travaillaient le chanvre à l’air libre, devant la corderie afin de décupler les capacités du bâtiment et d’augmenter la quantité de cordage réalisée par jour. En effet, la corderie permettait de travailler par tout temps et de protéger le chanvre des intempéries, mais son étroitesse limitait considérablement sa capacité de production. Ainsi, dès les beaux jours, on installait des machines sur l’esplanade et l’on travaillait dehors en chantant gaiement. La nuit, il était interdit de travailler à la lumière de la chandelle car l’on risquait trop l’incendie avec tout ce chanvre sec et inflammable. Alors il fallait profiter de tout l’espace disponible dans le temps imparti, car, dans les chantiers, les constructions navales ne s’arrêtaient jamais et nécessitaient un afflux constant de cordes et de cordages pour alimenter les navires. A l’époque, on construisait une frégate en six mois et un galion en dix.
Surcouf, qui avait rattrapé à cheval ses compagnons la veille de leur arrivée à Rochefort, encouragea les garçons à le suivre afin de contourner le bâtiment pour longer la Charente. Sur les quais donnant directement sur la corderie, trois vaisseaux étaient amarrés et en cours d’armement. Des dizaines d’hommes se relayaient pour porter les lourds cordages jusqu’à bord, afin qu’ils remplissent leurs fonctions respectives. De ce côté-ci, la façade de la corderie était plus richement ornée, et les fenêtres de l’étage étaient surmontées de frontons triangulaires et arrondis alternés. Ils longèrent de nouveau l’édifice pour se retrouver au niveau des cales à sec. Dans la première d’entre elles se trouvait l’Hermione, le bateau même utilisé par Lafayette pour soutenir la révolution Américaine contre les anglais. Après cette campagne victorieuse, elle était ensuite partie en campagne en Afrique et en Asie avant de revenir à Rochefort, le port qui l’avait vue naître, pour radoub. En effet, certaines des plaques de cuivre destinées à recouvrir la coque et la protéger des tarets, huitres et autres coquillages qui venaient se greffer sur les coques des navires et les ralentir tant en vitesse qu’en manœuvrabilité s’étaient décrochées au fil du temps et des batailles navales et il fallait les remplacer. Justement, les charpentiers de marine avaient remis en place la dernière plaque défectueuse, et les peintres s’activaient à repeindre la dernière partie de la coque.
— Voici notre frégate, annonça Surcouf aux garçons. Qu’en pensez-vous ? C’est avec elle que nous allons rejoindre les Antilles pour former un équipage digne de la quête qui nous attend. Mais la rivière est trop basse aujourd’hui et la peinture n’est pas encore sèche. La mise à l’eau sera pour demain J’ai entendu dire qu’elle sera armée à Fouras, et c’est là que nous passerons les deux prochaines nuits. Il ne faudra pas moins de temps pour préparer le navire à la traversée que nous projetons de faire.
— Oh, nous ne verrons pas la mise à l’eau ? demanda Oscar, visiblement déçu.
— Eh non malheureusement, répondit le corsaire. Quoi que, si vous le désirez vraiment, nous pourrions revenir demain matin pour assister à la mise à l’eau.
— Oui ! répondirent les garçons en chœur.
— Bien, dans ce cas, laissons les peintres terminer leur travail et mettons-nous en quête d’une auberge pour la nuit.
Les auberges étant toutes pleines depuis le rapatriement d’une partie de la flotte postée à la Rochelle en vue d’une mission dans la Manche, et ils passèrent donc la nuit dans Fort La Pointe, un petit fort situé sur la Rive Nord de la Charente, et chargé d’en protéger l’embouchure et de préserver Rochefort et l’Arsenal des attaques britanniques. Ils dînèrent avec les soldats en faction dans le port et se couchèrent de bonne heure, harassés par le voyage qui les avaient menés depuis Chalais. En allant se coucher, Surcouf trouva Mircea attablé devant son bureau, observant avec intérêt la boussole que lui avait remise l’abbesse.
— Qu’est-ce que tu fais, lui demanda Surcouf. Il est tard. Tu ferais mieux d’aller te coucher.
— Oui, oui j’y allais, justement, répondit le garçon, le regard toujours fixé sur le petit objet en argent. Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-il.
— C’est une boussole, lui répondit Surcouf. Cela permet de s’orienter, en mer. Mais repose-la, veux-tu ?
— Mais… A quoi servent ces lettres, qu’il y a d’écrit dessus, demanda Mircea. N-E-S-O ? C’est une sorte d’alphabet ?
— Non, pas du tout c’est… Pardon ? lui demanda Surcouf. Répètes ce que tu viens de dire ?
— Je… je demandais simplement si c’était une sorte d’alphabet… un…un code ou quelque chose !
Surcouf arracha presque la boussole des mains de Mircea. A son tour, il la regarda attentivement.
— Mais oui, bien sûr ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt !
Il attrapa un morceau de parchemin, saisit la plume qui trainait sur son bureau et commença à griffonner sur le papier en marmonnant.
— Si le Nord est au Sud-Ouest, en écoutant la boussole, alors, si je remplace le N par un S et que je défile l’alphabet dans le sens des aiguilles d’une montre, donc vers l’Ouest en partant du nord ça me donne :
ABCDEFGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZ
FGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZABCDE
Et le premier mot du message serait : ZYUJC. Ca ne marche pas. Bien. Et si on considère qu’entre S et O il y a Q dans l’alphabet, en remplaçant N par Q et en utilisant le même principe, le premier mot serait : XWSHV, ce qui ne m’avance pas plus.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda Mircea, au bout de quelques minutes.
— Pardon, je me suis perdu dans mes réflexions. Alors, non, les lettres ne sont pas un alphabet, elles représentent le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest. Et l’aiguille de la boussole indique le Nord de la Terre. Comme la boussole est cassée, j’ai pensé simplement que… enfin bon ! Il est tard et mon esprit divague. Allez ! Au lit ! Ce voyage m’a épuisé.
Le lendemain, la peinture de l’Hermione était sèche. Surcouf emmena les garçons jusqu’à Rochefort pour leur montrer la mise à l’eau. Ils empruntèrent à Wardin Aknur et Gavaïnah, et le corsaire sella sa jument tandis que le fauconnier décidait d’aller chasser dans les marais avec ses oiseaux. Sa chouette lapone n’était pas reparu depuis que Surcouf les avait rejoints, mais il ne se faisait pas de souci pour elle, connaissant l’animal pour son goût prononcé des escapades solitaires. La Charente était au plus haut, encore influencée à ce niveau par les variations de l’Atlantique, et justement, c’était, avec l’approche de la pleine lune, la période des grandes marées. L’eau affleurait presque le sommet de l’écluse, et son clapot chantait doucement contre les parois de fer. Il était temps de remettre le navire à flots. Ainsi, suivant les ordres qu’un officier de l’Arsenal lui lança, l’éclusier actionna lentement les vannes qui maintenaient l’Hermione à sec. Aussitôt, un flux bondissant d’eau brunâtre jaillit des orifices formés dans les larges portes de fer pour investir bruyamment la cale sèche. La Charente semblait vouloir se déverser toute entière dans ce réceptacle et les poutres, goberges, étançons et étais qui maintenaient la frégate en place furent projetés dans les airs sous l’impact violent de la rivière déchaînée. Seules les poutres horizontales situées de part et d’autre de la carène et engoncées dans des orifices creusés dans la pierre évitaient au navire de chavirer suite à la perte soudaine de ses renforts inférieurs. La Charente continuait de se déverser, inexorablement, et au bout de quelques minutes, il y avait assez d’eau pour que l’Hermione se mette à flotter, commençant à osciller sur ses amarres. Les marins en poste sur la frégate retirèrent les goberges latérales pour permettre au vaisseau de flotter librement dans la cale, et d’éviter ainsi tout risque de dommages sur la coque. Finalement, le flot diminua et la cale se remplit alors plus calmement, tandis que le niveau de l’eau s’égalisait avec celui de la rivière. Enfin, les remous bouillonnants se calmèrent, et la Charente redevint calme et tranquille. L’Hermione tanguait lentement sur ses amarres, heureuse d’avoir retrouvé sa liberté et son milieu naturel. Alors, l’éclusier se remit au travail, entreprenant d’ouvrir les lourdes portes de l’écluse. Ces dernières se mirent en branle à mesure qu’il actionnait la roue dentée qui les écartait l’une de l’autre. L’accès à la Charente était ouvert, et à son embouchure, l’océan.
Cependant, Mircea restait intrigué, quelque chose qu’il ne comprenait pas le dérangeait, aussi demanda-il :
— Mais, enfin, le navire est à l’envers. Si j’ai bien retenu, la poupe est face à la rivière et la proue regarde le quai. Il me semble impossible de manœuvrer dans cette cale. De plus, tu nous disais que si l’Arsenal avait été construit aussi haut sur la Charente, c’était pour empêcher les navires Anglais de remonter son cours à la voile pour piller la ville. Comment un navire de cette envergure a-t-il été acheminé jusqu’ici, et surtout, comment pourra-t-il la descendre sans danger, qui plus est à la voile, sur son lit étroit ?
— Ah ah, bonne question, et c’est la même question qui a dû se poser au Roi Soleil et à ses conseillers à l’époque lorsqu’ils ont choisi d’implanter la corderie royale à Rochefort. Et ils ont eu une idée merveilleuse : Louis XIV a fait construire un bagne ici même, au cœur des marécages, et, à longueur de journée, les bagnard sont enchaînés aux navires, chargés de leur faire monter ou descendre la Charente le long des chemins de halage, jusqu’à son embouchure à Fouras et leur mouillage dans le pertuis d’Antioche. Tiens, d’ailleurs, les voilà justement.
En effet, de l’autre côté du quai, une colonne d’hommes en pyjama rayé s’avançait vers eux en chantant au rythme de leur pas cadencé. Autour d’eux étaient postés à intervalles réguliers des matons à cheval qui supervisaient la bonne marche de la troupe et veillaient à ce qu’aucun prisonnier ne s’échappe. Leurs chaînes tintaient des fers qui s’entrechoquaient alors que leurs voix s’élevaient, de plus en plus fortes à mesure qu’ils approchaient.
Droite, gauche, droite, gauche, toujours un pied devant l’autre
Le Roi est grand… et sa peine sera la nôtre.
Droite, gauche, droite gauche, de tous bords de tous horizons
Nous sommes les… bagnards de la prison !
De Paris et d’Orléans, nous avons marché
Quittant la pluie pour le beau temps nous voilà Rochefortais.
Qu’il pleuve qu’il neige ou qu’il vente
Nous remplirons notre mission au bord de la Charente.
Enchainés les uns aux autres nous sommes un seul homme
Et nous tirons les bateaux comme des bêtes de somme
Le chemin de halage étire nos visages
Acheminant les vaisseaux jusqu’à leurs rivages.
Droite, gauche, droite, gauche, toujours un pied devant l’autre
Le Roi est grand… et sa peine sera la nôtre.
Droite, gauche, droite gauche, de tous bords de tous horizons
Nous sommes les… bagnards de la prison !
De noir et blanc nous sommes vêtus
Mais de couleurs notre cœur est repu
Violeurs, tueurs ou voleurs
Nous sommes punis et attendons notre heure.
Huit cent vingt jours et le compte est bon
De ces lourdes chaînes ils nous délivreront.
Lentement nous tirons galions et frégates pour qu’ils prennent la mer
Et nous y embarquerons pour piller l’Angleterre.
Droite, gauche, droite, gauche, toujours un pied devant l’autre
Le Roi est grand… et sa peine sera la nôtre.
Droite, gauche, droite gauche, de tous bords de tous horizons
Nous sommes les… bagnards de la prison !
Droite, gauche, droite, gauche, toujours un pied devant l’autre
Le Roi est grand… et sa peine sera la nôtre.
Droite, gauche, droite gauche, de tous bords de tous horizons
Nous sommes les… bagnards de la prison !
— Allons donc, ce qu’ils racontent est vrai ? demanda Oscar, inquiet. Le Roi leur pardonne leurs crimes ? 820 jours au bagne et les voilà libérés ?
— Rassure toi, ils ne sont pas libres pour autant. Déjà une grande partie d’entre eux mourra d’infection ou de fatigue, harassés par le halage des navires. D’autre part, les survivants seront engagés sur les navires du Roi, et croyez-moi, il vaut mieux parfois être bagnard que de se retrouver à fond de cale, engagé dans un duel maritime au moment de passer le cap Horn.
— Le cap Horn, qu’est-ce que c’est ? demanda Mircea, pour qui tout ce qui touchait à la mer était d’un grand intérêt.
— L’enfer sur Terre, répondit Surcouf. Un lieu de tempête où des creux de six mètres de haut projettent sans pitié les navires sur les récifs. On raconte que les tribus indigènes qui habitent ces îles sont cannibales, et il n’est pas un marin averti qui ne trempe ses chausses au moment où se dessinent devant lui les montagnes qui vallonnent Ushuaia, le sacrum des Andes.
Les prisonniers furent enchainés à l’Hermione, et commencèrent à manœuvrer la frégate pour la faire sortir de la cale de radoub. Le plus difficile était d’initier le mouvement, mais une fois le navire lancé, l’inertie faisait le reste. De plus, le temps de la manœuvre de retournement, la marée commençait à descendre, et le cours de la Charente s’inversa, ce qui aida les bagnards dans leur tâche. Il restait moins de cinq lieues jusqu’à Fouras et l’objectif était d’y amarrer l’Hermione avant la nuit, aussi le rythme imposé par les matons était-il soutenu. A bord, l’un des officiers de quart avait pour mission de guider la frégate en barrant afin de la manœuvrer dans les ultimes boucles de la rivière.
— Allons, retournons à fort La Pointe, je vais vous confier à Wardin, puis j’irai superviser l’armement de notre vaisseau. Je souhaiterais parler à ce Monsieur de La Touche-Tréville, il paraîtrait que cet homme aurait côtoyé Lafayette, et j’aimerai vraiment échanger avec lui.
A l’instar de leur voyage de l’aller, ils ne longèrent pas la Charente et ses boucles, mais coupèrent par la route, qui raccourcissait largement le trajet. Au loin, au Sud de la route, ils aperçurent les mâts et les vergues sans voiles de l’Hermione qui dépassaient de la ligne d’horizon, le navire semblant flotter sur les hautes herbes des prairies bordant les marais charentais. La scène semblait irréaliste et Oscar, inspiré par cet instant magique, sortit sa clarinette et entonna un air du pays, qui donna des frissons à Surcouf et Mircea. Le trajet n’était pas bien long et ils atteignirent Fort la Pointe en début d’après-midi. Le corsaire confia les deux adolescents aux hommes de la garnison lorsqu’il constata que Wardin n’était pas revenu de son escapade matinale, et il poursuivit sa route jusqu’à Fouras. Alors qu’il approchait de la ville portuaire, ses papilles furent stimulées par le goût iodé de la côte. Même si son appendice nasal était insensible aux senteurs des embruns, il avait développé ses autres sens et sa langue était capable de capter le sel présent dans l’air à mesure que l’Océan se rapprochait. Finalement, au détour d’un virage, il l’aperçut de nouveau. L’Atlantique se montrait devant lui, éperdument vaste et étendu, se fondant à l’horizon dans la grisaille du ciel charentais. Près de deux mois déjà qu’accompagné d’Oscar il avait quitté Honfleur, venant chercher auprès de son souverain la quête qui allait monopoliser toute son attention, ses forces et son courage pendant les mois voire les années à venir. En pensant à cela, il sortit de la poche de sa redingote le morceau de papier sur lequel il avait recopié le message codé de la carte, espérant que les rouleaux de l’océan s’abattant inlassablement sur la plage lui apporteraient les réponses que le continent n’avait su lui donner. « La pièce de Chalais est la clef du message de la carte » répétait-il inlassablement dans sa tête, tournant et retournant cette phrase sans pour autant y trouver une réponse. Il sortit de sous sa chemise la chaîne au bout de laquelle pendait la boussole brisée, espérant trouver en cette dernière la fameuse clef dont parlait l’abbesse, mas rien. Pas un mot, pas une inscription gravée au dos de l’instrument qui lui permette de trouver un semblant de réponse. Il tourna et retourna l’objet dans tous les sens, espérant découvrir un double fond à la manière de ceux que l’on trouve dans les vieilles montres à gousset mais rien. La surface lisse et régulière de l’argent n’offrait aucune prise, aucun compartiment caché pouvant révéler le secret du code.
Abandonnant l’appel du grand large et laissant là ses réflexions sur les messages codés, Surcouf fit tourner les talons à sa jument et continua le chemin qui bordait la plage jusqu’à Fouras. Il traversa la ville et se rendit au Fort Vauban où il espérait trouver le capitaine de l’Hermione, mais un des gardes de la place forte lui indiqua que le marquis de La Touche-Tréville attendait sa frégate à Fort Lupin, sur l’autre rive de la Charente, lieu où les navires s’arrêtaient afin d’effectuer leurs cargaisons d’eau potable pour la traversée. Agacé, le corsaire fit demi-tour, et reprit la route de Fort La Pointe, qui était plus bas sur la Charente que son homologue Fort Lupin, et d’où il pourrait prendre une chaloupe pour traverser le fleuve et atteindre finalement son but. Il rejoignît la place forte, elle aussi dessinée par Vauban, en fin d’après-midi alors que la silhouette de l’Hermione terminait de franchir la dernière boucle et entamait son ultime ligne droite vers l’embarcadère. Debout sur le quai, son tricorne vissé solidement sur la tête, surveillant dans sa longue vue la progression de sa frégate, le marquis de La Touche-Tréville supervisait les dernières encablures du halage de son vaisseau, et attendait son arrivée pour en faire l’inspection finale avant le grand départ. Voilà un homme consciencieux pensa Surcouf qui procédait de même avant chaque sortie en mer. Un capitaine digne de confiance doit connaître les moindres failles de son navire et cet homme, dont les exploits américains avaient fait le tour du monde, était de cette sorte d’officier qui ne laisse rien au hasard. Surcouf amarra sa chaloupe à l’un des bollards du quai, et ordonna au soldat qui l’avait conduit à la rame d’attendre ses consignes alors qu’il s’apprêtait à saluer respectueusement son futur capitaine.
— Une belle œuvre, vraiment, commença-il en parlant du trois-mâts qui s’avançait vers eux. La fine fleur des architectes navals français. Belle, rapide et puissante. L’Hermione n’a rien à envier à ses rivales britanniques, dont il paraît que vous avez coulé plusieurs bâtiments. Enchanté, capitaine, je suis le capitaine Surcouf, et j’ai ouï-dire de vos exploits outre-Atlantique. La manière dont vous avez défié les Anglais m’a ravi, pour être honnête.
— Ah, Surcouf, enfin je vous rencontre. Je crois penser que vous n’avez rien à m’envier, si je me fie aux récits que l’on raconte sur vous. La bataille de Batabano… quel courage, et quelle intelligence militaire ! J’ai entendu dire que ce cher Calloway vous détestait autant qu’il m’exècre.
— Et plus encore, répondit Surcouf, c’est d’ailleurs de peu que je lui ai échappé, tout récemment. Mais assez parlé de batailles épiques, de Calloway et de ces maudits anglais. Avez-vous reçu le message de Louis me concernant ?
— Oui, j’ai reçu sa lettre. Vous connaissez Louis, il ne gaspille pas les deniers de l’État à la légère comme son père, et a profité de cette mission pour m’astreindre à une tâche de la plus haute importance. Je vous le confie entre proches de Sa Majesté et entre capitaines de bonne entente, je dois me rendre à la Nouvelle-Orléans pour y amener M. de Baquet, qui en a été nommé gouverneur, à la suite de l’accord passé avec les insurgés Américains. Vous déposer dans les Caraïbes ne sera qu’une formalité, et puis, nous avons des récits à nous raconter, capitaine !
— Évidemment, et je me ferai un plaisir de partager votre table. Mais, M. le marquis, ne me faites pas croire que la célèbre Hermione a été restaurée à Rochefort pour une simple mission de convoyage diplomatique jusqu’au Nouveau Monde. J’ai du mal à croire Louis se résoudre à, comme vous le dites si justement, gaspiller ainsi les deniers de la couronne, qui plus est en mobilisant son meilleur tacticien en termes de stratégie navale.
— Ah, Surcouf, rien ne vous échappe ! Non, à vrai dire —il baissa le ton et chuchota à l’oreille du corsaire— j’ai pour mission de contourner la Floride et de remonter jusqu’au Saint-Laurent pour y soutenir l’effort de guerre de l’insurrection Québécoise, qui résiste depuis le traité de Paris, signé il y a vingt-deux ans, à l’hégémonie britannique sur les terres qu’ils appellent Canada. L’Hermione sera chargée de munitions afin d’armer les Hurons, ces indigènes qui ont pris parti pour la France durant la guerre de sept ans. Louis n’a jamais abandonné la Nouvelle-France et a toujours refusé secrètement le traité signé par son père.
— Ce cher Louis a toujours adoré mener la vie dure aux Anglais, reprit le corsaire, et ce au nez et à la barbe d’Elizabeth. Si elle apprenait cela, elle serait furieuse, elle que je soupçonne d’avoir toujours conspiré contre le Royaume.
— Faites attention à ce que vous dites, Surcouf, elle est et restera votre reine, et même si je ne l’apprécie guère moi-même, je sais qu’elle a des oreilles partout. A ce propos, des pêcheurs Rochelais ont rapporté à mes informateurs avoir vu une division britannique formée de deux frégates et d’un brick croiser au large de l’île de Ré. Si les Anglais sont là, c’est qu’ils sont au courant, soit de ma mission, soit de la vôtre, sinon des deux, et, si cela s’avérait être le cas, je crains que la sortie du Pertuis d’Antioche ne soit compromise et que nous ne soyons attendus de pied ferme, ou de pied marin, devrais-je dire.
— C’est fâcheux, répondit Surcouf, qui repensa au regard suspicieux de la reine lorsqu’il avait été à la cour. Malheureusement, ma mission ne peut attendre que la perfide Albion ne décide de retirer ses navires du golfe de Gascogne. Il nous faudra passer, en force s’il le faut, mais le départ ne doit pas être retardé.
— Calmez-vous, Surcouf, et suivez-moi, le rassura le marquis.
Il entraîna le corsaire à l’intérieur de Fort Lupin, dans la salle principale, où étaient étalés sur une immense table de chêne massif cartes, règles, compas et autres instruments de mesure navals. Les deux capitaines s’installèrent autour d’une carte représentant le Pertuis d’Antioche, cet étrange couloir maritime creusé entre l’île de Ré au Nord, et l’île d’Oléron au Sud, et qui était le point de passage obligé de tous les navires sortis de l’Arsenal de Rochefort. Sur la carte, les trois navires anglais étaient matérialisés par des drapeaux de la Navy et placés approximativement au Nord de l’île de Ré. L’Hermione, elle, était symbolisée par un drapeau rouge et bleu centré par la fleur de Lys de la royauté et postée à Fouras, pour la différencier des autres navires français, représentés quant à eux par une fleur de Lys sur le drapeau blanc de la couronne.
— Regardez, j’ai fait armer trois autres frégates, la Boussole et l’Astrolabe ainsi que le Sphinx, qui mouillent en rade des Trousse, entre l’île Madame et Oléron. Elles couvriront notre départ en partant légèrement devant nous et en engageant les Anglais sitôt passée la Tour des Baleines. A ce moment, si les Anglais sont toujours là, L’Etoile du Roy, revenue de Honfleur, le Scipion et le Généreux, quitteront le port de la Rochelle et contourneront l’île de Ré par le Nord pour couper la retraite aux Britanniques. Ainsi pris entre deux feux, nos amis d’Outre-Manche seront trop occupés pour voir notre frégate filer plein Ouest.
Tout en parlant, il déplaçait sur la carte les carrés de bois sur lesquels étaient peints les différents drapeaux afin de donner un sens à ses paroles.
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— Ce plan me paraît parfait, répondit Surcouf. Rusé, audacieux et conquérant, comme je les aime. Vraiment, je vois là toute votre sagesse et votre intelligence militaire, mais permettez-moi de vous dire ceci. Depuis la cession de la Nouvelle-France, l’entrée du Saint-Laurent est bien gardée par la Royal Navy, d’autant plus depuis l’annonce de l’indépendance des États-Unis car Georges, le roi d’Angleterre, craint que les rebelles des treize colonies n’aient des vues sur ces territoires du Nord. Comment comptez-vous forcer le blocus ?
— Eh bien, justement, c’est là toute la subtilité de mon plan. Une fois les frégates Anglaises en déroute sinon coulées, les divisions de La Rochelle et de la rade des Trousses, commandées respectivement par le capitaine Clavel, sur le Scipion, et La Pérouse, sur l’Astrolabe, se réuniront et chasseront les navires rescapés jusqu’à l’entrée de la Manche, avant de virer au large des Cornouailles afin de prendre à l’Ouest la direction du Canada en passant sous la pointe du Groenland. Je mise sur la vitesse des renseignements Anglais à avertir les navires en poste à l’embouchure du Saint-Laurent de l’arrivée d’une division de six frégates et navires de ligne français armés jusqu’aux dents fonçant droit sur le Labrador. Cela devrait suffire à les en déloger, et à les forcer à venir au-devant de La Pérouse et de Clavel, qui sauront les accueillir comme il se doit. De mon côté, après la Nouvelle-Orléans, je suis chargé de récupérer sur ma route les escadres de Boston et de Portland de nos alliés américains, elles aussi chargées d’armes et de munitions à destination des mutins, et de passer dans l’embouchure laissée ouverte du fleuve. C’est bien simple.
— En effet, répondit Surcouf, visiblement épaté par la perfection du plan de La Touche-Tréville. Mais si jamais les Anglais ne mordaient pas à l’hameçon et ignoraient l’appât tendu par Clavel et la Pérouse et gardaient leurs positions ?
— Eh bien, ils seraient pris entre deux feux, acculés au nord par le Scipion et les autres frégates françaises, et au Sud par les américains et moi-même. Ils seraient obligés d’engager le combat ou de fuir par le Saint-Laurent, ce qui reviendrait à se jeter dans la souricière, sans possibilité d’en sortir.
— Mais fini l’effet de surprise.
— Oui, et fini le traité de paix, par la même occasion. Aussi espérons-nous qu’ils mordront à l’hameçon, car nous ne sommes malheureusement pas en position pour nous lancer dans une guerre ouverte contre l’Angleterre. Certes, si notre infanterie est réputée imbattable, il n’en va pas de même de notre marine, il faut le reconnaître, et ces maudits buveurs de thé nous dominent largement en la matière, et je concentre, avec ces sept frégates, la fine fleur de l’armada française.
— Il est vrai, conclut Surcouf.
Ils sortirent du fort et revinrent sur le quai alors que l’Hermione était là. Des hommes maintenaient en place le vaisseau qui n’allait pas rester amarré bien longtemps, car la Fontaine de Lupin, servant d’aiguade pour l’avitaillement des navires de l’Arsenal était située à un kilomètre en aval du port.
— A plus tard, capitaine, lança-il au marquis, qui s’apprêtait à monter à bord inspecter sa frégate.
— A demain, Surcouf, lui répondit-il gaiement. Ne restez-vous pas ?
— Non, non, je dois avant l’aube, rendre une dernière visite à un vieil ami, et faire un cadeau à mes deux jeunes compagnons, dit le corsaire en prenant congé du capitaine, et en réembarquant sur la chaloupe qui l’avait mené depuis Fort La Pointe. Il commanda au soldat qui l’attendait toujours d’emprunter les canaux qui filaient au Sud de la Charente, et de le guider dans ce labyrinthe d’eau et de verdure jusqu’à un lieu discret, autrefois célèbre, mais qui avait sombré peu à peu dans l’oubli au fil des décennies.
La pleine lune jetait sur les marais salants ses reflets d’ivoire et d’argent. Du Nord du marais poitevin jusqu’au Sud de la Seudre, la côte charentaise était parsemée de centaines de canaux reliés les uns aux autres comme autant de sillons sanglants dans le ventre de leur terre maternelle, et ce paysage marécageux s’asséchait au fil des siècles, à mesure que l’homme le travaillait et le meublait à son image. Brouage en était l’exemple même. Autrefois cité balnéaire cernée par les flots à marée haute et haut lieu des échanges marchands au XVIIe siècle, construite sur les pierres destinées à lester les navires à vide et qu’ils déversaient là afin de se charger de marchandises à destination des Antilles ou d’Asie, elle avait perdu avec le retrait de l’Atlantique tout son intérêt et était désormais un îlot abandonné, perdu au milieu des saunières, et des salicornes.
Le clapot régulier des rames qui plongeaient dans l’eau noire troublait seul le silence de la nuit, alors qu’au loin dans les marais, on entendait le hululement d’une dame blanche qui partait à la chasse. Le canot contourna les hautes murailles de l’ancienne place forte pour disparaître finalement sous l’une d’entre elles. Le port souterrain de la Brèche était l’un des deux embarcadères secrets creusés au cœur même des remparts de Brouage. A l’époque de son apogée, ils servaient de plaque tournante au chargement et au déchargement des vaisseaux mouillant dans le havre de la ville. Aujourd’hui, c’était devenu le passage privilégié des contrebandiers et des pirates qui avaient investi la cité devenue fantôme pour faire passer leurs marchandises et trésors récoltés au fil de leurs expéditions dans le golfe de Gascogne. C’était la pire plaie des navires royaux, et le roi Louis ignorait qu’ils avaient établi pour la plupart domicile à quelques lieues de son Arsenal, l’une des places les plus surveillées et les plus protégées du pays.
Surcouf connaissait bien les lieux, et en tant que corsaire, il avait eu l’occasion d’y faire escale à de nombreuses reprises. Non pour écouler ses recettes de campagne et éviter ainsi de payer la taxe Royale, il était beaucoup trop loyal à la couronne pour cela, mais Brouage regorgeait d’artisans en tous genres, cordonniers, maréchaux-ferrants, armuriers ou encore couturiers dont les qualités n’avaient d’égal que les prix raisonnables qu’ils pratiquaient, et il avait acquis dans ce comptoir pirate la plupart des accessoires qu’il portait aujourd’hui.
A peine avait-il posé pied sur la pierre humide du quai qu’il fut interpellé par les deux hommes en poste de nuit. Il leur paya les sept écus de taxe de passage et franchit les quelques marches qui menaient dans l’enceinte de la ville, par une porte de bois située de l’autre côté du rempart. Dans la nuit, Surcouf n’avait que son flambeau pour se repérer, mais la cité n’était pas grande et il trouva aisément l’enseigne de bois qu’il cherchait. Derrière l’église, cette petite maison de bourg était à l’angle d’une ruelle sombre et déserte. Le vent d’Ouest faisait se balancer l’enseigne qui grinçait sur ses gonds de fer rouillés par les embruns, et qui représentait un marteau frappant une enclume.
L’atelier semblait désert, et aucune lumière ne filtrait par les volets entrebâillés de l’étage. Ignorant délibérément l’heure tardive, Surcouf tambourina à la porte de l’atelier, utilisant avec force le heurtoir de cuivre de l’entrée.
— Boum-Boum-Boum ! Ouvre, Gaffiot ! Ouvre donc !
De l’étage, une voix féminine s’éleva, à moitié endormie.
— Allez-vous-en ! Voyez-vous l’heure qu’il est ?
— Qui est-ce ?
La seconde voix était plus grave, probablement celle d’un homme.
— C’est moi, Surcouf ! Ouvre donc, animal !
— Silence ! reprit la femme.
— Tais-toi. C’est un ami. J’arrive, ajouta-il à l’adresse de Surcouf.
Quelques minutes passèrent pendant lesquelles on entendit le grincement des planches de bois du plancher de l’appartement puis celles des escaliers avant que la porte ne s’ouvre sur un homme en chemise de nuit rayée de blanc et de bleu pâle. Il mesurait près de deux mètres, et avait véritablement une carrure de forgeron, avec des bras puissants et des mains musclées. Il portait à la main une bougie vissée sur une coupelle d’argent, dont la lumière dansante des flammes laissait entrevoir son visage allongé avec des joues creuses et des favoris fournis. Ses yeux collés par le sommeil étaient enfoncés dans leurs orbites mais laissaient entrevoir deux minuscules pupilles, le tout dominé par une paire de sourcils broussailleux, qui lui donnaient un air sévère. Enfin sa tête était coiffée d’un bonnet de nuit assorti à sa tenue, qui contrastait étrangement avec son physique musculeux et son air ascétique.
— Que me-veux-tu, à cette heure ? demanda-il.
— J’aurais besoin de tes services, répondit Surcouf.
— Repasse demain, dit alors le Gaffiot en fermant la porte.
Surcouf s’interposa en glissant son pied dans l’interstice.
— J’en ai besoin maintenant. Je pars demain à l’aube, et il me les faut absolument.
— Absolument ? Absolument quoi ? Qu’est-ce qu’il te faut absolument pour me déranger dans mon sommeil ?
— Deux épées, répondit Surcouf. A la poignée légère et aiguisés comme des rasoirs.
— Fi ! Tu demanderas cela à un autre forgeron, je suis épuisé et je n’ai pas cela en stock.
— Je ne veux pas d’un autre forgeron. Tu es le meilleur et tu le sais.
Surcouf savait le Gaffiot sensible à la flatterie, et tout considéré, il était le meilleur forgeron et aimait à se l’entendre dire.
— Entre, dit-il finalement. Voyons ce qu’il te faut. Mais je te préviens, tarif de nuit, hein !
Surcouf acquiesça et entra à la suite du forgeron. L’atelier était occupé en son centre par une énorme enclume, et à sa gauche par un âtre dont la cheminée alimentait l’étage. Sous l’établi du fond reposaient en désordre tout un tas d’épée en cours de forgeage, de fers, ou autres ustensiles que forgeait le Gaffiot. D’autres étaient rangées dans des tonneaux de bois et ses plus belles pièces étaient accrochées au mur.
— Bon alors, qu’est-ce qu’il te faut, mon ami ?
— Deux fleurets de ta meilleure facture, répondit le corsaire. Légers et solides, capables de percer le cuir le plus épais et de dévier les lourdes épée et les sabres des adversaires. Bref, deux rapières dignes du grand Gaffiot.
— Holà, du calme, Surcouf, et sois précis, que veux-tu donc, deux rapières ou deux fleurets ? L’une est pour le duel, l’autre une simple arme d’entrainement.
— Hélàs, bien qu’il me faille entraîner mes jeunes apprentis, je crains qu’ils n’aient à se battre pour de vrai, ainsi, c’est des rapières que je vais te demander.
— Je vais vois ce que je peux te trouver, mais tu me prends de cours. Et pour qui as-tu besoin de deux nouvelles lames ? Je vois que tu portes toujours à ta ceinture le sabre que je t’avais fabriqué dans le temps. C’était il y a plus de dix ans, si je me souviens bien.
— Plus encore, et il me sert toujours fidèlement, répondit Surcouf. Je le chéri comme la prunelle de mes yeux et ne passe pas un jour en mer sans passer ma pierre à aiguiser sur le fil de sa lame. Mais non, je ne viens pas pour moi, les armes que je te demande sont pour deux adolescents, totalement vierges de l’escrime et de l’art du duel, mais l’aventure dans laquelle je les embarque risque fort de les confronter au combat singulier, aussi je voudrais les doter du meilleur acier qui soit avant d’en faire de parfaits mousquetaires.
— De parfaits pirates, tu veux dire, rectifia Gaffiot.
— Disons plutôt corsaires, pour trancher.
— Ah, toujours cette satanée fidélité à ce damné Louis. S’il savait ce que tu trames à Brouage, il te tiendrait en moins grande estime, mais passons, tu as frappé à la bonne porte, et je crois que j’ai ce qu’il te faut. Ces deux garçons, ce sont tes fils ?
— Non, mais tout comme, répondit Surcouf.
Le Gaffiot se rendit dans le fond de l’atelier et ouvrit un coffre où étaient entreposés ses plus belles pièces. Il sortit de la malle une brassée d’entre elles et chercha celles qu’il voulait.
— Voilà, celle-ci, je l’avais faite pour mon fils, mais le jour même où je la lui ai offerte, il a glissé du rempart d’Hiers alors qu’il chahutait avec ses camarades, et sa chute a mis fin à sa courte vie. Il allait avoir quinze ans.
— Je suis désolé, répondit Surcouf.
— La seconde est légèrement plus courte, mais autrement plus légère, c’est celle que j’avais fabriquée pour ma fille, Zélia, lorsqu’elle était adolescente. Oh, si tu savais comme les garçons du village redoutaient cette lame. Ils ne comptaient plus les meurtrissures qu’elle leur a coûtée. Zélia lui avait donné un nom, Piqûre, si je me souviens bien. Mais bon, ma fille a grandi et quand Jane T, la capitaine en chef de la confrérie des Amazones est venue au mouillage à bord de sa Vengeresse, Zélia a embarqué avec elle et ne je l’ai plus jamais revue. Pour son départ, je lui ai offert une nouvelle rapière et Piqûre a fini dans le coffre de mon atelier. Bref, aussi sentimentale que soit la valeur que je leur attache, ces deux armes n’ont plus d’utilité aujourd’hui, alors, prends les, et que tes garçons leurs donnent une nouvelle vie, pourvu qu’elles les servent fidèlement.
Le Gaffiot décrocha du mur deux fourreaux de cuir dans lesquels il glissa les rapières. Les ceintures des fourreaux étaient fermées par une boucle d’argent, sculptée avec finesse par le forgeron. Pour ses enfants, il avait accordé soins et soucis au moindre détail et ces deux pièces d’armure étaient de véritables œuvres d’art.
— Peux-tu me rajouter deux mouches de cuir? Je compte les entraîner et souhaite éviter qu’ils ne se transpercent l’un l’autre à la première leçon.
— Bien sûr, répliqua Gaffiot, mais pour l’entraînement, je te conseille plutôt de leur enseigner le fleuret. Ce sera bien plus pratique et beaucoup moins dangereux. Tiens en voilà justement deux, dit-il en attrapant deux lames dans un des baril. Elle ne sont pas de première facture, mais feront parfaitement l’affaire pour l’entraînement de tes garçons.
Finalement il ajouta deux bouts de cuir destiné à moucher les pointes des fleurets.
— D’ailleurs tu devrais aller à la Sirène Hurlante, à cette heure, Letanneur devrait y être encore, il te donnera des bustiers à leur taille, ce qui est tout de même plus commode pour l’entrainement.
— Bonne idée, merci, répondit Surcouf. Je m’y rends de ce pas.
— Bon alors, disons vingt livres pour chaque rapière, vingt pour les deux fleurets et dix de plus pour les fourreaux et l’heure tardive, déclara Gaffiot à Surcouf en esquissant un sourire.
— Et dix de plus pour la valeur sentimentale, répondit Surcouf. Tiens, voilà quatre-vingt Louis d’or, offre un chapeau à ta femme pour me pardonner du dérangement.
— Merci, je n’y manquerai pas. Et n’oublies pas, ma porte te sera toujours ouverte s’il te faut quoi que ce soit. Bon voyage ! Pour le crâne et les os, ajouta-il en frappant son poing sur son cœur.
— Pour le crâne et les os, répondit Surcouf, joignant également le geste à la parole.
Il franchit le pas de la double porte de bois de l’atelier et s’enfonça dans la pénombre de la ville, ses armes sous le bras.
La Sirène Hurlante était la taverne du village. Située sur la place en face de l’église, on y entendait le son des choppes qui s’entrechoquaient, des éclats de voix et le chant d’un vieux piano mal accordé. Des portes battantes en marquaient l’entrée d’où filtrait la lumière de la pièce principale, toujours animée malgré l’heure tardive. Une dizaine de vieux pirates occupaient la salle, attablés à jouer aux cartes, buvant au comptoir ou encore assis dans le coin le plus sombre de la taverne et profitant des services des putains de Brouage à la vue de tous. Quand Surcouf entra dans la pièce, tous se figèrent en voyant son uniforme militaire. Les soldats du roi étaient malvenus en ces lieux et l’on vit quelques-uns des hommes mettre immédiatement la main sur le pommeau de leur sabre.
— Holà, Surcouf ! Comment vas-tu ? Ça fait une paye, s’exclama le tavernier, calmant les ardeurs de ses hôtes. Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tu veux un verre ? Bière ? Rhum ?
— Rien du tout, merci, je suis venu chercher Letanneur, Gaffiot m’a dit qu’il serait là.
— Ah oui, il est à l’étage, en compagnie de Roselyne, et a demandé à ne pas être dérangé.
Ignorant la consigne, Surcouf grimpa les quelques marches qui menaient en haut du grand escalier. Il n’y avait à l’étage que deux chambres sans serrure dont l’une était ouverte et vide. Surcouf poussa donc la porte de l’autre sans s’annoncer et entra sans ménagement. A l’intérieur, la chambre était meublée d’un unique lit minuscule dont les draps souillés ne laissaient que peu de doutes quant à son usage principal. Outre le mobilier, Surcouf trouva Letanneur allongé sur le lit, ivre mort, une bouteille de rhum aux ¾ vide dans la main droite et le pantalon sur les genoux. Sur lui, à moitié débraillée, la pauvre Roselyne tentait de réveiller le corps imbibé du pirate pour lui offrir ses services. La fille de joie était potelée et pourvue d’une énorme paire de seins qui débordaient outrageusement de son corset. Tous ses habits semblaient bien trop petits et la serraient d’une manière qui faisait cependant ressortir ses formes avantageuses. La fille n’était pas belle mais les pirates ivres morts ne la payaient pas à ça. C’était la meilleure putain de Brouage et sa réputation allait jusqu’à Rochefort.
Surcouf remercia la Roselyne au moyen d’une pièce d’or et entreprit de réveiller l’homme allongé. Insensible aux claques et aux aboiements du corsaire, il finit par se réveiller en sursaut quand ce dernier lui administra le contenu du pot de chambre sur la figure.
— Que, quoi, qu’est-ce ? demanda-il, on nous attaque ? Aux armes, moussaillons, barre à tribord ! Il nous faut leur prendre le vent.
— Allons du calme, tu n’es pas en mer, même si tu te noies dans le rhum, lui dit le corsaire. Viens, allons chez toi, j’ai besoin de tes services.
Letanneur habitait la maison mitoyenne de la Sirène Hurlante, et son nom dérivait directement de sa profession. Depuis des générations, ils travaillaient le cuir pour en faire ceintures, bottes et selleries. Comme Gaffiot, il avait son atelier au rez-de-chaussée de son logis.
— Dis-moi, il me faudrait deux plastrons de cuir, pour l’entrainement au fleuret.
— Et c’est pour ça que tu m’as tiré des bras de la Roselyne ? Ah salaud tu n’aurais pas pu attendre le matin, beugla Letanneur en battant inutilement l’air de ses poings.
— Tais-toi, ta femme va finir par t’entendre, et si tu continues je vais lui raconter ce que tu étais en train de faire au lieu de l’honorer.
— Mouais, quelle taille, tes plastrons ? se renfrogna l’ivrogne.
— Pour deux adolescents. Et ajoutes-y des cuissardes.
Letanneur fouilla dans son atelier qui était bien moins organisé que celui du Gaffiot, mais trouva néanmoins ce que Surcouf demandait.
— Tiens, voilà, je les connais pas, tes gamins, donc la taille ne devrait pas être parfaitement ajustée, d’ailleurs, il y en a une plus petite que l’autre.
— Ce sera parfait, répondit Surcouf qui paya Letanneur et s’en fut aussitôt vers l’embarcadère, ayant déjà perdu assez de sommeil pour la nuit.
Rentré au fort, il s’installa au petit secrétaire de sa chambre, sortit de son surcot le carnet de cuir qui renfermait son papier à lettres, et tira de son chapeau la plume qu’il plongea dans l’encrier. Griffonnant, raturant, réécrivant sans cesse en grommelant, il s’assigna à cette tâche pendant de longues heures avant de se redresser finalement, satisfait devant le résultat de son travail. Il entreprit de relire sa lettre avant de la rouler minutieusement afin de la glisser dans un petit étui de cuir.
Éléonore,
Ma chère, ma tendre Éléonore. La nuit est encore pleine alors que je penche ma plume sur le papier pour vous écrire cette lettre. De ma petite chambre du fort où je séjourne, ma vue s’étend sur la campagne sombre. Dehors, je distingue à peine les marais dans la pénombre, sillonnés de canaux qui sont autant de travées creusées dans le cœur de notre belle Charente. Je prends le temps de vous écrire afin que vous sachiez qu’Oscar et Mircea vont bien. Afin de préserver le secret de leur présence à mes côtés, je ne les ai pas amenés avec moi à Paris, et suis retourné seul à Versailles rendre compte de ma mission au Roy. La Reine était rentrée, et je suis ravi que vous ayez quitté la Cour avant son retour, cette Elizabeth ne m’a jamais inspiré rien de bon. A ce propos, Louis est tombé malade. La Syphilis. Je sais qu’il a les meilleurs guérisseurs du Royaume à ses côtés mais j’ai peur tant pour la santé de mon ami que pour celle de mon suzerain. Excusez-moi, Éléonore, pour la maladresse de mon discours, mais je ne suis point adepte des écrits, ce qui rend mon propos quelque peu décousu et manquant cruellement de verve, alors j’espère m’améliorer au fil de nos correspondances. Demain, nous levons l’ancre, direction l’Atlantique, Oscar a l’air ravi et Mircea aussi, tiens voilà qu’importun est venu se glisser un bel Alexandrin. C’est heureux que ma plume s’améliore aussi vite que je vais vous conter le nom de mon navire. Connaissez-vous l’Hermione, ce vaisseau de combat, mené par Lafayette, connu pour ses exploits outre-Atlantique, c’est lui, qui bravant le blocus de ces maudits anglais, est allé à Boston aider les insurgés. Sachez-le, mon amour, à son bord nous serons pour franchir l’océan selon notre mission. Trêve d’Alexandrin car le verbe me manque c’est en prose ma tendre que je vais terminer. Éléonore, si vous saviez comme vos lèvres manquent à ma bouche, qui séchée par l’air marin se creuse de crevasses plus profondes chaque jour comme celle de mon cœur à mesure que ma route s’éloigne de la vôtre. La passion qui m’anima en ce doux mois de juin saigne dans ma poitrine en torrents de douleur. Jamais je n’ai pensé, moi, corsaire acariâtre, pouvoir aimer un jour comme je le fais pour vous. Je ne suis point habile à raconter mes sentiments, mais j’espère que nos échanges épistolaires pourront panser quelque peu les blessures de notre séparation. J’aimerais rentrer au plus vite me glisser dans vos bras doux et tendres, mais j’ai bien l’impression que cette aventure durera une année, sinon des siècles, car je n’ai toujours pas la moindre idée de la signification du message de la carte, et les mots apportés par l’abbesse ne sont pas plus sonnants aux oreilles de Louis qu’ils ne l’étaient miennes. Peu importe. Le vent a tourné au Nord, et demain nous ferons voile vers l’Ouest, espérant ne pas croiser la route des patrouilleurs anglais à l’entrée du Golfe de Gascogne. Poussés par les Alizés, nous devrions mettre trois semaines à traverser, avant d’arriver à Tortuga, où j’ai prévu de constituer mon équipage.
C’est avec toute la force de mon amour que je vous embrasse, aimée, alors que dans mes yeux désormais clos se matérialise le souvenir de votre visage angélique.
Éternellement vôtre,
Surcouf.
Il sortit dans la cour alors que le ciel se teintait enfin de rose et d’orange, à l’Est, alors que l’Ouest était toujours empreint de la noirceur nocturne. Allégorie poétique de son voyage, où la douceur de sa promise, à l’Est, contrastaient avec l’obscurité du destin qui l’attendait, par-delà l’Atlantique. Atteignant les écuries, il se dirigea vers la carriole de Wardin, et sortit de sa cage l’une des magnifiques colombes que lui avaient offertes sa bien-aimée. Il passa la main sur le plumage immaculé, incroyablement doux et lisse de la femelle, et glissa dans la bague accrochée à sa patte le petit étui de cuir qui contenait sa lettre. Il enserra l’oiseau dans ses mains, déposa un baiser sur sa tête et le libéra, écartant les bras en murmurant.
— Va. Et emporte avec toi les preuves de mon amour. Que ta route soit courte et ton repos serein, et reviens-moi rapidement avec son message qu’il me tarde de lire.
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