Chapitre 10 : Amant
Le lendemain du départ de Surcouf pour Rochefort, la reine reçut une lettre en provenance de Port-au-Prince, signée de la main même de Calloway. Elle rompit le sceau d’une main tremblante et fébrile, impatiente d’apprendre de la part de son capitaine la capture sinon la mort d’Oscar, et parcourut la lettre des yeux.
Ma reine,
Je quitte Port-au-Prince avec mon équipage en direction de Port-Royal. Nous sommes arrivés en ville il y a une semaine, et j’ai aussitôt ordonné la fermeture des portes de la ville. Mes hommes ont fouillé chaque centimètre carré de ce trou à rats que les Français appellent Saint-Domingue. Nous avons capturé une nourrice qui tentait de quitter la ville. Cette dernière s’est révélée être la servante de monsieur Dubois que vous avez eu le plaisir de rencontrer à Londres. La nourrice a été plus loquace que notre ami commun, et nous a révélé qu’elle avait vu l’enfant au port. Il aurait embarqué sur le Widow-Maker, mais lorsque nous avions capturé le vaisseau, il avait été abandonné par son équipage, dont le capitaine est le tristement célèbre pour la couronne Britannique Antioche Surcouf, avec lequel j’ai un différend personnel. Peu importe. J’ai retrouvé la trace de l’ancien équipage du corsaire qui moisissait dans les geôles du gouverneur de la ville et ces derniers m’ont apporté des informations intéressantes concernant Surcouf et l’enfant. Ils feraient apparemment route ensemble et auraient appareillé tous deux à bord de l’Etoile du Roy, pour se rendre auprès de votre époux, Louis, qui souhaitait rencontrer le corsaire de toute urgence. Ils auraient donc fait voile vers la France. J’espère que vous pourrez attraper ce Surcouf, et récupérer l’enfant lorsqu’ils arriveront à Versailles. Pour ma part, j’ai fait passer un message clair aux Français et aux autres insulaires qui ne risquent pas de remettre en cause la suprématie Britannique aux Antilles avant quelques décennies. J’ai embarqué avec moi les anciens compagnons de route du corsaire pour qu’ils soient jugés à Port-Royal selon la loi anglaise, et ai fait réparer leur navire, La Recouvrance, qui saura servir la couronne aussi bien qu’elle aura servi ces félons jusqu’à ce jour, je l’espère.
Ma Reine, mon épée, mon navire et ma dévotion seront éternellement vôtres.
Calloway.
La reine fulmina de rage en serrant la lettre dans sa main qui tremblait toujours, mais de colère cette fois et la jeta dans le feu de la cheminée de son cabinet. Elle comprit d’un coup que son mari complotait contre elle et qu’il avait fait appel à ce corsaire pour mener à bien cette mission. Louis savait-il qu’elle était à la recherche de ses bâtards ? Surcouf avait-il été désigné pour protéger l’enfant ? Ou bien la mission du corsaire était-elle d’une toute autre mesure, d’une ampleur telle qu’elle pourrait contrecarrer ses plans ? Autant de questions qui firent faire à la reine les cent pas dans son bureau. Il fallait qu’elle écrive à son père sur le champ pour qu’il envoie des navires au large de Rochefort, et qu’il intercepte tout navire sortant du Pertuis d’Antioche, chacun pouvant abriter secrètement le corsaire, l’enfant, ou les deux. D’autre part, il fallait que Calloway sécurise les Antilles, et, à bord du Victory, impossible pour lui de passer inaperçu. Elle écrivit donc à son amiral de faire voile vers Miami, et de prendre le commandement du Surprise, une frégate bien plus rapide et discrète que le lourd galion amiral que commandait l’anglais. Si le corsaire arrivait à traverser le blocus de son père, il fallait que Calloway soit prêt à le recevoir aux Antilles, car la reine était persuadée que c’était la destination de Surcouf, sinon, pourquoi prendre la route de Rochefort. De son côté, il fallait qu’elle surveille plus attentivement son mari, qu’elle soit au fait de toutes les conversations qu’il aurait et de toutes les lettres qu’il pourrait envoyer ou recevoir. Pour cela, elle savait comment s’y prendre, elle était experte en manipulation, c’est ce qui lui avait permis de se hisser à la tête du royaume ennemi juré de l’Angleterre. Enfin, il fallait qu’elle parle à Essex. Ce dernier devait accélérer ses recherches sur la jeunesse de Louis, et sur l’entourage des courtisanes, afin de découvrir la mystérieuse identité de la mère d’Oscar.
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Hardy n’était pas si vaillant que le promettait son nom. Arrivé à Paris deux jours après la reine, leurs routes s’étant séparées en arrivant sur le sol français, le comte d’Essex, qui avait, à la demande de la reine, renoncé à son titre pour conserver le nom de John Hardy, avait décidé de séjourner dans une auberge à l’Ouest de la capitale, ce qui lui permettait de se rendre à Versailles tous les jours pour mener son enquête, mais aussi de garder la discrétion nécessaire à sa mission, et d’éviter d’éveiller les soupçons en rôdant en permanence dans l’entourage du roi Louis. John Hardy était un homme d’une trentaine d’années, solidement bâti et au visage attrayant, si bien qu’il eut peu de mal à se faire connaître dans le milieu des Dames de la Cour de Versailles. Son charme purement anglais lui permettait d’attiser la curiosité de ces demoiselles, et, la nature ayant choisi de gâter le comte jusqu’au bout, ce dernier n’avait pas eu de mal à conquérir les femmes des ducs, comtes et barons de France et de Navarre et à combler leurs désirs. Ce genre d’informations circulant aisément dans les milieux féminins, il eut bientôt fait connaissance avec la majorité d’entre elles, et put commencer à recueillir des bribes d’informations nécessaires à sa mission. Il avait appris que Louis avait de nombreuses maitresses au palais, et qu’il prenait grand soin d’elles : chacune des femmes qu’il côtoyait ou avait côtoyé disposait d’une grande maison bourgeoise à Versailles ou dans les alentours, de deux servantes et d’un majordome. Le roi payait lui-même les dots de ces demoiselles lorsqu’elles désiraient finalement se marier avec quelque baron ou seigneur proche de sa majesté. Dès les premiers jours, John s’était rendu compte qu’il lui serait difficile de faire un inventaire complet des conquêtes de Louis, aussi opta-il pour une stratégie plus fine, se concentrant sur les plus anciennes des favorites du roi. La première d’entre elles qu’il rencontra était Marie-Madeleine. Entrée dans les faveurs du roi en janvier 1775, elle était la courtisane la plus prisée du royaume. Amante des plus puissants seigneurs de France, elle s’était fait une réputation dès son plus jeune âge, avantagée par une souplesse légendaire et un sens inné des plaisirs de la chair. La demoiselle menait une vie luxueuse et dépensière, et avait refusé à ces messieurs le mariage à plusieurs reprises, ne voulant pas renoncer à sa liberté. Elle avait bâti une fortune telle qu’elle avait acheté un véritable petit château au sein duquel elle organisait réceptions et orgies en tous genres pour ces messieurs de la cour. Il était de notoriété publique que bon nombre des courtisanes de Versailles avaient travaillé pour Marie-Madeleine au début de leur jeune carrière, et il en était de même pour la plupart des roturières qui avaient épousé des noblions français. Sa reconversion en maquerelle de luxe était certes, beaucoup plus lucrative que ses anciennes occupations, mais cela n’avait pas suffi à faire abandonner à cette femme ses qualités premières. Elle était une hôtesse de luxe dans les soirées privées qu’elle organisait et ne se privait pas de satisfaire ses hôtes comme il se devait, bien trop passionnée de luxure pour s’en passer. John n’eut aucun mal à séduire la charmante bourgeoise et c’est dans la chambre de madame, allongés dans les draps de soie blancs de Marie-Madeleine, que commença son enquête.
— Je suis nouveau, par ici, commença-il, forçant volontairement sur son accent anglais pour attiser la curiosité de son hôtesse. On m’a conseillé de venir vous rendre visite, car il est de notoriété publique que vous êtes la plus…qualifiée des femmes de la cour.
Tout en parlant, il caressait d’une main la peau opaline de la courtisane, soulignant d’un geste lascif le galbe d’une hanche, et dessinant d’un doigt la courbe voluptueuse d’un sein lactescent. Finalement, il glissa sa main dans les boucles rousses de cette femme qui lui rappelait étrangement Elizabeth.
— Il est vrai, répondit-elle en gloussant, plongeant ses yeux bleus dans le regard de John Hardy. Et que vient chercher un anglais de ce côté-ci de la Manche, sinon les services d’une fille de joie ? J’ai ouï-dire que vous avez des femmes très compétentes dans ce domaine, chez vous.
— Certainement pas aussi compétentes que vous, répondit-il sur un ton flatteur. Mais, c’est vrai, je ne suis pas venu que pour cela. Voyez-vous, je ne suis plus tout jeune, et, il y a quelques années, je suis venu à Paris. J’ai eu une aventure avec une courtisane et elle aurait eu un fils. A l’époque, j’étais jeune, égoïste et insouciant, et j’ai ignoré les suppliques de cette pauvre femme qui ne demandait rien d’autre que je reconnaisse l’enfant et lui donne une éducation digne. Au contraire, j’ai traité cette femme de menteuse, et je l’ai fait fouetter pour me disculper de cette charge. Vous savez, j’ai nourri des regrets pendant toutes ces années, et je souhaiterais me faire pardonner. J’aimerais rencontrer mon fils, et lui donner, ainsi qu’à sa mère, de quoi avoir une vie heureuse.
— C’est une bien triste histoire que vous me contez là, répondit Marie-Madeleine. Vous n’êtes pas le premier homme à agir de la sorte, mais jamais je n’avais entendu l’un d’entre vous souhaiter réparer sa faute. Soit. Tant mieux. Les temps changent. Cette femme, vous vous souvenez d’elle ?
— Malheureusement, je n’en ai qu’un souvenir vague, et ne pourrais vous la décrire précisément. Mais elle était très belle, à mon souvenir.
— Comme la plupart des courtisanes de Versailles, répondit la maquerelle. Nous voilà peu avancés. Mais cet enfant, quel âge aurait-il, aujourd’hui ?
— Je ne sais pas exactement… douze, treize, peut-être quatorze ans au maximum.
— Ah… oui, en effet… vous êtes long à la repentance, répondit Marie-Madeleine, amusée. C’était au début de ma…carrière. La plupart des courtisanes qui étaient là à l’époque sont mariées, parties ou mortes à l’heure qu’il est. Je ne me rappelle d’aucune femme ayant un enfant de l’âge de celui dont vous me parlez… vous savez, bien souvent, nous autres sommes amenées à les abandonner à la naissance… Les enfants ne sont pas faits pour vivre dans notre environnement.
— Justement, je crois que l’enfant a été placé, depuis, reprit John qui se souvenait des informations données par la reine. Pourriez-vous du moins me donner le nom des courtisanes qui étaient déjà à la cour à cette époque et qui sont toujours sur Paris ? Je pense que cela sera utile pour commencer mon enquête.
— Eh bien, à dire vrai, en dehors de moi-même, il n’y en a qu’une seule qui marque mon esprit. Éléonore. Il me semble qu’elle a eu un enfant de l’âge dont vous parlez, mais à mon souvenir, sa paternité aurait été attribuée à quelque riche Bourgeois parisien. Vous pourrez lui demander par vous-même, elle vit encore ici, à Versailles, sa maison n’est qu’à quelques centaines de mètres de la mienne. Mais n’espérez pas lui soutirer des informations de la même manière que vous venez de le faire pour moi, le taquina-elle, elle n’a jamais été du genre à vendre son corps, et depuis qu’elle n’est plus dans les faveurs du roi, elle passe ses journées à coudre, à lire, et à aller au théâtre. D’ailleurs, elle doit encore y être, à cette heure, ce qui nous laisse le temps de profiter.
Alors, la châtelaine retourna le comte d’Essex, maintenant ses épaules plaquées sur le matelas, et se mit à califourchon sur lui, profitant des dernières minutes de compagnie qu’il lui restait.
En fin de soirée, John Hardy se présenta devant la double porte de bois de la maison bourgeoise d’Éléonore. La bâtisse donnait sur rue, et était entourée d’un haut mur de pierre encerclant la parcelle. John fut reçu par le majordome de la jeune femme, qui l’invita à entrer. Il apprit qu’Éléonore avait disparu subitement sans donner de nouvelles il y a environ un mois de cela, et qu’elle n’avait pas réapparu depuis. En faisant un bref calcul, le comte comprit que c’était au moment où Elizabeth était venue lui rendre visite en Angleterre que s’était produite la disparition mystérieuse de cette femme. Il tenta néanmoins d’en savoir plus sur elle, mais le majordome avait été embauché très récemment au service de la courtisane, et ne connaissait rien du passé de cette dernière. De plus, les courtisanes n’avaient pas de nom, ou du moins le cachaient-elles, pour épargner à leur famille l’opprobre qu’aurait jetée sur elles la connaissance de leurs mœurs légères, et il était ainsi difficile de retrouver la trace d’une courtisane lorsqu’elle disparaissait dans la nature.
Il lui apprit néanmoins que la plus ancienne servante d’Éléonore avait disparu elle aussi le même soir, et n’était pas reparue non plus. Lorsque John demanda au majordome pourquoi il était resté dans cette maison vide depuis un mois au lieu de chercher du travail ailleurs, ce dernier lui avait répondu que son salaire continuait de tomber chaque semaine, et qu’il n’avait rien d’autre à faire que de tenir la maison en état dans l’hypothèse d’un retour prochain de sa maîtresse. Cela intrigua d’autant plus Hardy, qui donna l’adresse de son hôtel au majordome, lui enjoignant de le prévenir s’il avait des nouvelles d’Éléonore ou de sa servante. De son côté, il décida de faire part de son avancée à la reine.
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