Chapitre 11 : L’Hermione et la Transatlantique

38 minutes de lecture

La silhouette du clocher d’Ars-en-Ré se dessinait sur la droite de l’Hermione, dans un paysage troublé par les vapeurs d’air chaud qui montaient de la terre. Ce n’était seulement qu’en fin d’après-midi que l’Hermione avait finalement été prête à appareiller. Amarrée sur le quai, à Fouras, elle avait attendu que le dernier canon soit monté à bord par le palan du grand mât. Oscar et Mircea, restés à quai, avaient regardé l’énorme canon de plus d’une tonne dansant dans les airs, manœuvré habilement par tout un système de poulies et de cordages pour supporter son poids. Finalement, il avait été glissé dans son sabord, sa gueule scellée avec une tape de bouche, et le capitaine avait invité les matelots restés à quai à embarquer. L’un d’entre eux, au lieu de porter l’habituel baluchon des gabiers, tenait dans ses bras un gros chat ronronnant, chargé d’exterminer les rats qui menaçaient l’équipage. Ils avaient rapidement bordé toute la voilure de la frégate, et Surcouf avait été surpris par la vitesse d’exécution et la rigueur dont faisaient preuve les matelots, guidés d’une main de maître par leur capitaine.

Surcouf était accroché dans les haubans tribord du mât de misaine, à l’avant du navire, les deux pieds calés dans les enfléchures qui reliaient les haubans entre eux et constituaient pour les marins de véritables échelles de cordes. Le corsaire avait son tricorne à la main, le bras tendu, saluant l’océan qui s’ouvrait devant lui et offrant son visage à l’air du large. La mer était calme et les vagues accompagnaient le navire, poussé par le courant de la marée descendante. Devant eux, les voiles de la Boussole, de l’Astrolabe et du Sphinx étaient gonflées par le vent d’Est. Au large, entre les deux îles, le Pertuis d’Antioche s’ouvrait sur l’Atlantique.

L’avenir incertain qui se dessinait devant lui rendait le corsaire anxieux, mais il était de nouveau sur l’eau, son élément naturel, et avait un but : former un équipage ! Il savait exactement où se rendre pour cela, et l’île de la Tortue était le repaire idéal pour trouver les meilleurs marins, chacun expert dans son domaine. Restait à résoudre le problème du navire en lui-même, mais, comme il l’avait dit à Louis, Surcouf savait qu’une frégate aurait été, malgré le compromis idéal qu’elle fournissait entre rapidité, armement et polyvalence, trop gourmande en hommes, chaque matelot revêtant un risque de plus quant à la réussite de sa mission. Finalement, il pensait qu’un brick serait l’idéal car même si les cales moins profondes de ce genre de navire l’obligeraient à faire escale plus régulièrement et que ce type de navire était moins adapté à braver les difficiles conditions de la pleine mer, il pourrait se permettre d’embarquer une quarantaine d’hommes à bord, tout en disposant d’un navire encore plus manœuvrable et prompt à la fuite qu’une frégate. Car Surcouf ne comptait pas conquérir les mers, mais au contraire se faire le plus discret possible pour mener à bien sa mission.

Alors qu’ils passaient la Tour des Baleines, à la pointe de l’île de Ré, le corsaire aperçut la silhouette des trois navires anglais dont lui avait parlé de la Touche. Les britanniques croyaient sûrement surprendre le convoi français, mais ils furent pris de court par les canons du Sphinx, qui déversa sur eux une bordée meurtrière. Les deux autres frégates se mirent en ligne pour engager à leur tour les navires anglo-saxons, qui furent contraints de virer de bord afin d’éviter la déroute.

— Barre à bâbord, cap à 230° SO ordonna le marquis, alors que ses ordres étaient relayés en écho de la proue à la poupe du navire par ses seconds, jusqu’au sommet des hunes et des perroquets.

L’Hermione s’éloigna doucement du champ de bataille, filant vers l’immensité bleue de l’Atlantique, tandis que Surcouf allait à la poupe du navire pour regarder ce qu’il advenait du reste de leur escorte. Les Anglais avaient réussi à éviter l’abordage avec les navires royaux et s’étaient regroupés au nord de l’île de Ré pour organiser leur riposte, mais ils furent pris de côté par le Scipion, Le Généreux et l’Etoile du Roy, qui avaient contourné l’île par le nord en quittant la Rochelle comme le prévoyait le plan de La Touche-Tréville. Ce deuxième assaut avait été fatal à la plus grande des deux frégates anglaises, qui sombrait dans les eaux verdâtres de l’océan, tandis que l’autre avait pris la fuite, le brick sur ses talons. Ce dernier avait été dépossédée de son mât d’artimon par un boulet français, et la frégate avait le bastingage tribord éventré, et son équipage tentait désespérément d’éteindre le feu qui avait pris dans la grand-voile. Le corsaire entendit les Hourra ! des matelots français et vit que les deux escadres réunies commençaient la chasse, prenant soin de rester à distance des Anglais et de les laisser à flots, afin qu’ils servent d’appât au piège tendu par le marquis. Lorsque les navires ne furent plus qu’un point sombre à l’horizon, et que seule était visible la fumée se dégageant de l’épave de la frégate défaite, Surcouf rejoignit Oscar et Mircea, qui étaient restés sur le pont principal, à observer la scène, excités et horrifiés par les images qu’ils venaient de voir.

— Hourra ! dit Oscar à l’approche du corsaire. Tu as vu ? ces maudits Anglais en ont pris pour leur grade ! Et ce bateau qui a coulé ! Ah ah, ils vont finir dévorés par les requins, c’est tout ce qu’ils méritent.

— Il n’y a pas de requins de ce côté de l’Atlantique, répondit Surcouf, amusé.

— Mais… Les matelots pourront nager jusqu’au rivage de l’île ? s’inquiéta Mircea qui paraissait plus concerné par le destin des matelots britanniques que ne l’était Oscar.

— Hélas, contrairement à vous deux, la plupart des marins qui sont sur ces navires ne savent pas nager, et ils auront tous surement coulé corps et biens à l’heure où nous parlons.

— Pourquoi ? demanda Mircea. S’ils passent leur temps sur les mers, comment ne peuvent-ils pas savoir nager ?

— Cela ne leur serait d’aucune utilité, bien que l’île te paraisse proche, vue du navire. En réalité, il y avait plus d’un mile depuis le rivage, et avec les vagues, le courant et la marée descendante, peu d’entre eux auraient survécu à une telle prouesse sportive. En ne sachant pas nager, cela abrège les souffrances des marins perdus en mer, et leur évite une longue et douloureuse agonie. Assez parlé de ce sujet lugubre qui ne peut être qu’un funeste présage, trancha le corsaire. Allez, venez, je vais vous montrer la mâture.

Surcouf mena donc les deux adolescents sur le pont principal, de la proue à la poupe, leur donnant le nom de toutes les voiles, de tous les cordages, et de chaque vergue de l’Hermione. Certes, c’était beaucoup d’informations à assimiler pour les deux jeunes garçons, mais il leur fallait apprendre vite, car, bien qu’invités du Roi sur le navire, nul ne restait inactif bien longtemps en mer, et il leur faudrait trouver des occupations rapidement.

— Donc, demanda-il à Mircea après avoir terminé sa leçon, répète-moi le nom des trois mats du navire.

— Alors… à l’avant, il y a le mât de misaine, au centre le grand mat, et à l’arrière…

— Le mat d’artimon ! conclut Oscar, devant l’hésitation de son ami.

— C’est bien, maintenant, Oscar, à toi ! nomme-moi les voiles triangulaires du navire.

— Alors… à l’avant, il y a les focs, le grand foc, le petit foc et le contre-foc, c’est ça ?

— Oui, c’est bien, et les voiles qui se trouvent entre les mâts ? demanda Surcouf.

— Euh… les voiles d’étrier ? tenta Oscar.

— Les voiles d’étais ! rectifia Mircea.

— Parfait, répondit Surcouf, ravi. Bon venez avec moi, je vais vous faire grimper dans la mâture !

Le corsaire fit monter les deux garçons devant lui dans les haubans du grand mât. Les enfléchures étaient collantes du goudron dont on venait de les enduire pour les protéger des embruns, mais elles redeviendraient bientôt glissantes et piégeuses dans l’atmosphère toujours humide du vaisseau. Mircea paraissait très à l’aise dans la mâture, et filait comme un singe, Cebus ayant du mal à le distancer. Pour Oscar, c’était tout autre chose, le tangage permanent du bateau ajouté à son vertige ralentissait sa progression, et ses mains étaient crispées de peur, à tel point qu’il se cramponnait au cordage. Lorsqu’il arriva sous la plateforme de hune, Surcouf dut presque pousser Oscar pour le forcer à grimper aux gambes de revers, ces échelles de cordages inclinées à plus de 90° et qui permettaient de rejoindre la hune au moyen d’une acrobatie simiesque. Une fois sur les planches, le garçon s’allongea, reprit son souffle, et vomit par-dessus bord sur le pont, soixante-six pieds, soit une vingtaine de mètre plus bas.

— Bon, nous allons nous arrêter là pour aujourd’hui, dit Surcouf en voyant le visage blême d’Oscar. Mais il faudra t’habituer à la hauteur, car quand il y aura du gros temps, il faudra grimper au bout des vergues pour affaler les voiles.

— Les vergues ? demanda Mircea, qu’est-ce que c’est ?

Surcouf désigna les grandes poutres qui étaient disposées perpendiculairement aux mâts à chaque étage, et qui soutenaient les voiles.

— C’est ça, dit-il. Tu vois le cordage qui est situé sous la vergue ? C’est ce qu’on appelle la balancine. Les gabiers l’utilisent pour caler leurs pieds lorsqu’ils travaillent sur les vergues afin de ne pas tomber.

Oscar regarda la corde qui étaient censée le maintenir en vie lorsqu’il irait travailler sur les voiles en pleine tempête, et la trouva incroyablement fine et peu fiable, aussi fut-il pris d’un haut le cœur et se purgea une nouvelle fois par-dessus la hune.

— Oh, chouette ! Je peux y aller ? demanda Mircea qui paraissait enchanté par la perspective de se balancer au-dessus du vide sans aucune autre sécurité que son sens de l’équilibre.

— Vas-y, je vais rester avec Oscar, l’invita le corsaire, ravi que l’un au moins des enfants soit fasciné comme lui par la majesté des navires de guerre.

Quand Mircea revins de sa promenade en bout de vergue, Surcouf décida qu’il était temps de redescendre.

— On ne monte pas plus haut ? demanda Mircea, impatient.

— Non, je crois qu’Oscar en a eu assez pour aujourd’hui, trancha le corsaire, désireux d’épargner son jeune compagnon. Ce n’est que le début de la traversée, et vous aurez bientôt le temps et l’occasion de vous balader dans la mâture.

— Où est Cebus ? demanda Oscar qui reprenait à peine ses esprits.

— Là-haut, répondit Mircea en désignant le primate, installé au sommet du mat de perroquet, soit le point le plus haut de la frégate. A quelle hauteur est-il ?

— Plus de 150 pieds répondit Surcouf.

C’en était trop pour Oscar qui vomit pour la troisième fois depuis le bord de la plateforme.

— C’est pas bientôt fini ! cria une voix venue d’en bas. Ça fait trois fois que je nettoie !

— Descendons, dit finalement le corsaire, invitant les deux garçons à le suivre de nouveau jusqu’au pont.

Arrivés en bas, Oscar et Mircea reçurent chacun un projectile dans le ventre qui les déséquilibra et les projeta en arrière. L’homme qui avait crié depuis le pont venait justement de leur lancer un sceau d’eau et une serpillère.

— Allez ! nettoyez moi ce pont ! je veux qu’il brille avant la nuit.

Les deux enfants, surpris regardèrent Surcouf, espérant de la part du corsaire un geste en leur faveur. Cependant, ce dernier ne semblait pas vouloir aller à l’encontre du matelot qui venait de les brutaliser.

— Allez, vous êtes des matelots, maintenant, et sur un bateau, personne ne reste sans rien faire, car une paire de bras est toujours utile. Si un homme n’est qu’un ventre, il vaut mieux s’en débarrasser pour alléger le navire. Il va vous falloir faire vos preuves, si vous voulez avoir la chance de remonter dans les voiles, mais pour commencer, il vous faudra briquer le pont comme tous les autres mousses, c’est un rituel d’initiation.

Oscar ne semblait pas hostile à cette tâche, certes ingrate mais autrement plus sûre que celle de se promener dans les cordages, et accueillit sa mission avec soulagement. Mircea, lui, avait la mine plus renfrognée, et son regard ne cessait de se porter vers les hauteurs, observant les gabiers qui semblaient comme voler sur les vergues, alors qu’il agitait machinalement son balai sur les planches salées du pont.

En pleine nuit, Oscar et Mircea, ayant finalement réussi à s’endormir dans leurs hamacs installés dans le faux-pont, placé sous le pont de batterie, où étaient embarqués les canons, et la cale, qui concentrait les vivres et les munitions, furent réveillés par les sons stridents du sifflet du bosco, le maître d’équipage qui hurlait ses ordres.

— Tiers, bâbord, tiers, milieu, tout le monde sur le pont ! allez, vite, affalez-moi ces voiles !

Alors, les hommes sortirent de leurs couches et se ruèrent sur le pont, afin de venir en renfort des hommes du tiers tribord, chargés d’assurer le premier quart de nuit. Quand Mircea émergea sur le pont principal, il sembla plongé dans un des livres de piraterie qu’il lisait au monastère : des vagues de plusieurs mètres de haut venaient frapper la coque sur bâbord, passant par-dessus le bastingage et inondant le pont. L’Hermione, chahutée, tanguait d’un bord à l’autre et ses voiles étaient gonflées par le violent vent de SO qui s’était mis à souffler, si bien que les cordages craquaient et grinçaient, menaçant de se rompre à tout moment.

— Quart bâbord, sur le mât de misaine, quart tribord sur le mât d’artimon, affalez-moi toutes ces voiles !

Les hommes montaient dans les hauteurs les uns à la suite des autres, telles des ouvrières défendant la fourmilière, pour venir s’aligner le long des vergues, hissant, ris après ris, les lourdes voiles trempées de sel et d’eau.

Surcouf rejoignit les deux garçons, ébahis par la scène à laquelle ils assistaient.

— Ne restez pas là, leur dit-il alors qu’une nouvelle vague inondait le pont, manquant de les renverser sur son passage. Mettez-vous à l’abri.

— Que se passe-t-il ? demanda Oscar, inquiet.

— Le vent a tourné et la mer a grossi, nous dirigeant, toutes voiles dehors, vers la partie la plus dangereuse du golfe, répondit le corsaire. Ici, les courant et les vents créent des vagues de plus de six mètres de hauteur, et nous avons beaucoup trop de voilure pour affronter de telles bourrasques. Si nous ne voulons pas chavirer, il faut réduire la voilure, c’est à dire amener toutes les voiles, sauf les focs et la voile d’artimon, et mettre la frégate à la cape.

— A la cape ? demanda Mircea.

— Oui, c’est une position qui permet d’accepter le vent et les vagues, et de maintenir le navire immobile. C’est très utile en cas de tempête. Quand le vent aura baissé, nous reprendrons notre route, mais pour l’instant, il faut agir, et vite !

— Ah, c’est pour cela que le bosco a demandé du renfort ? demanda Oscar.

— Oui. En temps normal, l’équipage est divisé en trois tiers qui se partagent les quarts de veille. Ainsi, les marins se reposent alternativement, et il y a toujours du monde en activité sur le pont. Chaque quart est censé être capable de réaliser seul les manœuvres de base, mais, en cas d’urgence, il est fréquent que le bosco, en charge des gabiers, fasse appel à un deuxième tiers, voir aux deux, pour accélérer la manœuvre. C’est ce qu’il vient de se passer.

Une fois mis à la cape, l’Hermione dériva lentement jusqu’à ce que l’orage soit passé. Le lendemain matin, ils virent les côtes espagnoles au sud, et reprirent leur marche en avant. Ils passèrent la pointe de la Galice et filèrent au Sud en direction des Canaries, leur première étape. Les ports grouillants des îles étaient pleins à craquer de navires en tous genres, Espagnols, Anglais, Portugais, Hollandais et Français venant y faire les dernières réserves de poudre et de nourriture avant la grande traversée de l’Atlantique. Ils n’étaient restés que deux jours à quai et Surcouf avait préféré que les garçons restent à bord avec lui, par souci de discrétion. Ils quittèrent les Canaries et prirent la direction de l’Ouest, suivant le courant des Açores, et naviguant aux allures portantes, entre le grand largue et le largue, poussés par les Alizées. C’était à ces allures, quand le vent venait de derrière, que l’Hermione pouvait déployer toute la puissance de ses voiles carrées, et que le savoir-faire des architectes de l’Arsenal de Rochefort entrait en œuvre. En effet, à cette époque, les navires Français étaient bien plus efficaces sur l’eau que les frégates anglaises, mais les Britanniques compensaient largement ce défaut par leur science de la navigation, et, ayant compris la suprématie française en termes d’architecture navale, ils avaient fait des frégates du roi Louis leurs principales cibles de capture.

Poussant toujours plus au Sud, ils atteignirent finalement la ligne de l’Équateur, et durent ainsi ralentir leur vitesse. S’ils avaient réussi à naviguer à plus de dix nœuds de moyenne jusqu’alors, leur vitesse fut désormais réduite, car, par vent arrière, les voiles de proue étant masquées par celles de poupe, la surface de voilure recevant effectivement le vent était réduite. De plus, le vent avait décidé de faire des siennes, et pendant quarante-huit heures, ils restèrent immobiles en plein milieu de l’océan. Pas une vague à la surface de l’Atlantique, pas un nuage à l’horizon, pas un souffle de vent s’engouffrant dans la voilure. C’était l’occasion pour les marins de se reposer, de jouer aux cartes et de chanter pour que le vent revienne. Oscar avait demandé ce qu’il se passait à Surcouf, inquiet.

— C’est pétole, avait répondu le corsaire. Il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre que le vent revienne.

Le deuxième jour de pétole, alors que le ciel était toujours aussi bleu, et que sa monotonie n’était troublée que par le passage régulier de Balaïkhan qui volait en cercles autour de l’Hermione, un groupe de globicéphales noirs croisa la route du navire piégé en pleine mer. Ces sortes de dauphins étaient connus des marins car ils aimaient particulièrement suivre le sillage ou l’étrave des navires. Oscar et Mircea demandèrent à Surcouf s’ils pouvaient aller nager avec les cétacés, ce que le corsaire accepta, le sourire aux lèvres. Bon nombre de gabiers curieux regardèrent les deux garçons jouer dans l’eau avec les dauphins, qui semblaient apprécier la présence humaine et restèrent tout l’après-midi aux abords de la frégate. En remontant, Mircea grimpa dans les hunes rejoindre deux gabiers avec lesquels il s’était pris d’affection, tandis qu’Oscar préféra aller s’allonger dans son hamac et en profiter pour composer quelques mesures de partition. L’estomac rongé par la faim, il décida de faire un détour par la cale, pour y dérober quelque fruit nécessaire à sa subsistance. Mais au pied de l’échelle, il fut confronté à un spectacle horrifiant, tant par l’atrocité de la scène elle-même que par les perspectives funestes qu’elle sous-entendait. Au pied de l’échelle, baignant dans une mare de sang, gisait le gros matou gris qui avait été embarqué par l’équipage. A en juger par les multiples traces de morsures qui constellaient sa dépouille et aux crissements incessants qu’il entendait dans les recoins obscurs de la cale, le garçon comprit que les rats avaient eu raison du félin. Ramassant le cadavre de l’animal, le blondinet remonta sur le pont, exposant à la lumière du jour sa charogne sanglante. Alors, la panique s’empara de l’équipage.

Les hommes coururent en tous sens, certains se ruèrent dans les cales pour tenter d’attraper la vermine qui menaçait non seulement leur nourriture, mais également la santé de l’équipage. D’autres se jetèrent à l’eau et coulèrent à-pic, enfin, un autre groupe de matelots plaida pour la mutinerie et tenta de s’emparer d’une des chaloupes du navire pour fuir ce vaisseau condamné. Heureusement, les soldats embarqués sur l’Hermione parvinrent à stopper les mutins avant leur fuite, et le marquis de La Touche-Tréville réussit à juguler la panique générale et à contenir ses hommes. Les mutins furent mis à fond de cale, et le reste de l’équipage fut convoqué sur le pont. Tous les hommes étaient rassemblés, certains assis en tailleur sur les planches salées du navires, d’autres perchés dans les haubans, les derniers, enfin, accoudés au bastingage. Seul Wardin manquait à l’appel. Tous les hommes écoutaient leur capitaine faire l’état de la situation. Le marquis proposa d’abord que toutes les provisions soient sorties de la cale, et gardées à tour de rôle par les matelots, afin de tenir les nuisibles éloignés de leurs réserves de nourriture, mais cette solution fut écartée car ainsi exposées au soleil cuisant de l’équateur, les vivres ne résisteraient pas longtemps. Quelqu’un proposa que la cale soit enfumée, pour déloger la vermine de sa cachette, et étouffer dans l’œuf l’invasion qui couvait, mais cette deuxième proposition était trop dangereuse, la réserve de munitions étant trop proche de la cale à provisions, ils risquaient de faire sauter le navire. Finalement, le consensus se fit autour de l’idée qu’il fallait absolument rejoindre la terre ferme au plus vite, et l’on décida de mettre les chaloupes à la mer pour tirer à la rame la frégate en attendant que le vent ne revienne. Alors que les chaloupes étaient hissées par le palan principal pour être mises à l’eau, Wardin ressortit de la cale, le sourire aux lèvres.

— Attendez, adressa-il à l’assemblée. J’ai trouvé la solution ! Point besoin de nous presser, les rats ne seront plus un problème.

Alors, comme pour confirmer ses propos, la chouette effraie jaillit de l’ouverture carrée de la cale, ses ailes d’ocre déployées, ses serres repliées sur un énorme rat qui se débattait encore. Elle se posa à côté du fauconnier, et acheva l’animal d’un rapide coup de bec.

— Voilà, ma chouette se chargera d’exterminer les rats, si vous le permettez. L’effraie est un oiseau de proie nocturne, habitué à chasser aux abords des granges des villages, elle ne sera en aucun cas troublée par l’obscurité ni par les innombrables recoins du navire.

— Hourra ! hurla un groupe de gabiers, repris en chœur par l’équipage.

— Notre sauveuse ! Il faudrait lui donner un nom, proposa un autre.

— Elle a sauvé le navire, répondit un troisième, appelons-la Hermione !

— Pour Hermione ! Hourra ! Hourra ! Hourra ! Fit l’équipage.

Comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, les voiles de la frégate se gonflèrent subitement, et le vent revint, poussant l’équipage vers l’ouest. Le bosco appela ses hommes pour mettre en route le navire et prendre le vent. L’euphorie gagnait tout le monde, et les chants de corsaires montèrent dans la mâture en même temps que les gabiers, ravis de reprendre leurs activités.

Le roi, Louis, guide notre proue

Sa main est ferme et son cœur est doux.

Ses vaisseaux sont bien armés contre les Anglais

Et nous voguons sur les flots, selon sa volonté.

Allons corsaires, pour le roi de France

Pillons, tuons, tentons notre chance !

Nous mourrions s’il le fallait pour le capitaine

Qui coulerait accroché au mât de misaine.

Son courage n’a d’égal que celui de ses hommes

Et le bateau est béni, par le pape à Rome !

Allons allons, chantez matelots

Car à perte d’horizon il n’y a que de l’eau !

Allons allons, chantez matelots

Car à perte d’horizon il n’y a que de l’eau !

De Paris à Saint-Malo, nous avons marché

Et depuis à Terre jamais nous avons mis pied.

Pour nos femmes et nos enfants, nous vivons sur l’eau

Et un jour je rentrerai pour toi Saint-Malo !

Allons corsaires pour le roi de France

Pillons tuons tentons notre chance !

De Gao à Djibouti, nous avons vogué

Et jusqu’à Pondichéry, sans nous reposer.

Corsaires, nous laissons des femmes, dans tous les bordels

Mais dans le cœur de nos femmes, nous resterons fidèles !

Allons allons, chantez matelots

Car à perte d’horizon il n’y a que de l’eau !

Allons allons, chantez matelots

Car à perte d’horizon il n’y a que de l’eau !

Les deux semaines suivantes, l’Hermione avança bon train, poussée par les Alizés. Oscar et Mircea continuaient leur entrainement quotidien au maniement des armes. Ils avaient troqué leurs bâtons de noisetier contre les fleurets d’entrainement achetés par Surcouf à Brouage, et dont les pointes étaient mouchées de cuir pour éviter qu’elles ne transpercent les plastrons d’entrainement fournis par Letanneur. Il avait gardé caché les rapières ouvragées du Gaffiot et s’était réservé de garder la surprise pour plus tard. Déjà, les enfants avaient été ravis de pouvoir s’entrainer avec de véritables lames, et pratiquaient assidument, progressant de jour en jour. Mircea était certes devenu plus habile qu’Oscar en la matière, mais le jeune blondinet ne se laissait pas faire pour autant, et offrait une solide résistance à son ainé, qui devait s’employer avec force pour remporter le combat. Surcouf était fier de leurs progrès et rassuré à l’idée qu’ils aborderaient leur quête avec des bases d’escrime et de duel. Sur le plan des connaissances maritimes, le changement était lui aussi saisissant. Même si le bosco les astreignait à nettoyer le pont plusieurs heures par jour, Il leur laissa peu à peu apprendre les bases de la navigation et du maniement des voiles. Si Mircea avait, dès les premiers jours, montré qu’il ferait un gabier hors pair, Oscar, pour sa part, avait réalisé une progression extraordinaire. Il arrivait désormais à se pencher en bout de vergue, au-dessus du vide, lorsqu’il fallait prendre des ris, et n’hésitait plus à grimper dans les haubans pour donner un coup de main lors des manœuvres. Le passage des gambes de revers restait toujours délicat et il avait des hauts le cœur chaque fois que sa tête se retrouvait penchée en arrière, mais une fois sur la plateforme, il ne se différenciait des autres gabiers que par sa longue crinière couleur de blé. Cela aussi rassura le corsaire qui ne se voyait pas faire subir aux gamins l’enfer du cap Horn dans ces conditions, et qui se réjouissait de pouvoir compter avec eux sur deux paires de bras supplémentaires. Trois, même, en comptant Wardin qui avait montré une capacité d’adaptation phénoménale, et qui, après une première semaine difficile passée au-dessus du gaillard d’avant s’était révélé d’une force remarquable et d’une agilité insoupçonnée. Somme toute, bien que sans équipage ni navire, les auspices se montraient favorables au corsaire et le vent semblait souffler dans la bonne direction.

C’est donc dans cette ambiance joyeuse et festive qu’au vingt-et-unième jour de traversée, le message tant attendu provint du gabier en vigie au sommet du mât de misaine.

— Terre en vue !

Les deux cent cinquante marins de l’équipage se pressèrent sur l’avant de la frégate pour voir apparaître à l’horizon les côtes verdoyantes de la Barbade. Enfin ! malgré la chasse remarquable orchestrée par Hermione, la nouvellement nommée chouette effraie de Wardin, les rats avaient contaminé une grande partie des réserves d’eau potable de l’équipage, et c’est à force de rhum et de vin devenant vinaigre que l’équipage peinait à abreuver sa soif dans les derniers jours. Même si les matelots avaient le goût inné de l’océan et se sentaient étrangers sur terre, la vision de cette dernière procurait chez chacun une joie intense, inexplicable, sûrement mue par la nostalgie et le mal du pays.

Ils ne firent escale que trois jours sur l’île, évitant les ports de commerce et mouillant dans une petite crique isolée, occupée par un petit village de pêcheurs. La discrétion était de mise et, si en plein milieu de l’Atlantique, il leur arrivait de passer plusieurs jours sans voir une voile à l’horizon, le trafic maritime aux Antilles était tout autre, et avec lui le risque de faire de mauvaises rencontres. Une fois les réserves d’eau, de fruits, de poisson et de petit gibier remisé au fond des cales, les deux chaloupes furent hissées à bord par le palan principal et le navire repris sa route, contournant l’île par le Nord.

Ils poursuivirent ainsi leur route en longeant la ligne des îles des petites Antilles, laissant sur leur bâbord tour à tour Sainte-Lucie, la Martinique puis la Dominique, avant de contourner la Guadeloupe par le Nord-Est puis filer à l’Ouest en direction de Tortuga. Avec le cap à l’O-N-Or, l’Hermione devait filer au cœur de l’archipel d’Antigua et Barbade. Mais, alors que le soleil pointait midi, Mircea, en vigie sur le mât de misaine, remarqua un navire à l’horizon. Ce n’était qu’une voile, au début, mais l’Hermione semblait la rattraper assez rapidement, si bien qu’en fin d’après-midi, le navire qu’ils suivaient et qui se révéla n’être pas plus gros qu’une chaloupe était à portée des canons de chasse, à la proue de l’Hermione. La petite embarcation avait un petit mât gréé d’une voile aurique à l’arrière et d’un petit foc à l’avant. A son bord, le capitaine semblait être seul, et tellement absorbé par la contemplation de ses cartes de navigation et ses calculs à l’aide de son compas qu’il ne se rendit compte de la présence de la frégate française que lorsque celle-ci fut assez proche pour lui cacher le soleil. On lança au malheureux capitaine ainsi abandonné au cœur des Caraïbes un bout que celui-ci agrippa pour se hisser à bord, laissant son piètre navire amarré au bastingage de l’Hermione.

Le marquis de La Touche-Tréville fut le premier à questionner son étonnant visiteur. Ce dernier était coiffé d’un large sombrero de feutre brun orné d’une plume rouge et piqué d’un bijou représentant une rose des vents en or. Il avait un long manteau de capitaine tirant vers le carmin et des bas de chausses beige. Ses chaussures à boucle d’argent étaient rongées par le sel et l’eau, mais le plus intéressant était que cet étrange capitaine était une femme. Ses yeux noirs étaient soulignés d’un trait de crayon sombre donnant une profondeur à son regard, et ses longs cheveux bruns ondulaient sur ses épaules.

— Qui êtes-vous et que faites-vous ici, en pleine mer, seule sur cette coque de noix ? demanda La Touche.

— Azimut, répondit la jeune femme, qui devait avoir une trentaine d’années. J’ai suivi la piste d’un trésor et je m’en vais le chercher ; Cette coque de noix, comme vous dites, est mon vaisseau amiral.

Le regard de la capitaine s’égara quelques instants, suspendu dans le vide formé au-dessus de l’épaule du français, comme si elle était plongée dans ses pensées. Des éclats de rire fusèrent dans l’assistance.

— Capitaine, on ne va quand même pas garder une femme ! commença un gabier.

— Elle est complètement folle, en plus ! dit un second.

— Jetez-la à l’eau, conclut un troisième

— Assez ! Je veux savoir pour quel pays vous travaillez : France ? Angleterre ? Espagne. Interrogea le marquis.

— Aucun de tout cela, répondit la femme avec un accent parfait dans la langue de Molière.

— Hollandaise ? redemanda de La Touche, suspicieux.

— Non plus.

— Eh bien dis-moi donc d’où tu viens, insista-il, commençant à perdre patience.

— Pirate, répondit une voix qui venait de par-dessus bord. C’est une pirate.

La voix venait en fait de l’homme qui remontait du canot un grand drapeau noir à la main. Ce dernier représentait une tête de mort avec deux sabres croisés, une boussole dans l’orbite de l’un des yeux du squelette, et un sextant dans le coin supérieur gauche.

— Pirate, donc. Eh bien, faites-la pendre, ordonna le capitaine de l’Hermione.

Deux gabiers se saisirent de la prisonnière et se dirigèrent vers l’avant du navire, où ils comptaient improviser une potence. Alors qu’ils passaient la corde autour du cou de la jeune femme qui ne se débattait même pas, un homme sortit de la cabine du capitaine, se pressa vers l’attroupement, écartant tout le monde sur son passage et se rua sur la pauvre capitaine.

— Azimut, dit-il. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Halte-là, Monsieur Delille, l’interrompit le bosco.

— Vous la connaissez ? demanda le marquis à l’homme qui s’était interposé.

— Évidemment. C’est Azimut. L’une des meilleurs d’entre nous.

Il regarda autour de lui et comprit ce qui était en train de se passer.

— Vous ne voulez tout de même pas… non ! Pas elle.

— C’est une pirate, trancha le bosco.

— Mais elle n’a rien fait contre qui que ce soit. De tous les navigateurs, elle est la plus douée, la plus intelligente et la plus grande géographe. Elle n’a jamais participé à aucun acte de piraterie et a consacré toute sa vie à explorer les mers et les océans à la recherche de nouvelles terres. C’est elle qui m’a formé, quand j’étais encore adolescent, et si la campagne américaine a été une réussite, M. le marquis, c’est grâce aux enseignements de cette femme. Je ne peux pas me résoudre à vous laisser la pendre sans autre forme de procès sans mettre en jeu ma dévotion à votre frégate.

L’homme qui parlait ainsi, monsieur Delille, était le navigateur et géographe de l’Hermione. Comme la plupart des navigateurs embarqués sur les navires de l’époque, il n’était pas issu de l’école navale, mais recruté parmi la confrérie pirate des Navigateurs. A l’instar des autres confréries, les navigateurs menaient une existence quelque peu particulière. Au lieu de se former en équipages solidaires œuvrant pour une même cause, ils se répartissaient sur toutes les mers, au sein des compagnies d’armateurs des puissances européennes. Associant la rigueur des études militaires à la connaissance des pirates, ils étaient très prisés et percevaient un salaire conséquent à bord des plus grands galions du monde. C’est eux qui étaient à la tête des expéditions les plus fantasques de l’époque. Et Azimut était l’une d’entre eux.

Le marquis de La Touche-Tréville ne voulant pas perdre un élément capital de son équipage en vue de la difficile mission qui l’attendait en Amérique du Nord dut se résigner à accueillir à son bord l’étrange Azimut qui n’avait pas semblée perturbée le moins du monde par la scène qui venait de se dérouler devant ses yeux et au cours de laquelle elle avait bien failli perdre la vie, et se contentait de répéter à voix haute.

— Il nous faut poursuivre encore quelques degrés au N-O, oui, certainement, il doit y être.

— De quoi parlez-vous ? L’interrogea Surcouf.

— De rien, répondit Azimut. Je suis sur la piste d’une île inexplorée, et je suis sûre qu’elle est toute proche. D’après mes informations, cette île contiendrait un fabuleux trésor.

— Un trésor, dites-vous ? quel genre de trésor ?

Le corsaire semblait soudain intéressé, mais la jeune femme refusa d’y répondre.

— Vous le saurez bien assez tôt, car, si mes calculs sont justes, nous devrions tomber sur l’île avant la nuit.

En effet, la jeune femme avait vu juste, et, alors même que le soleil plongeait sur l’horizon, une île apparut à l’Ouest. Surcouf dût convaincre le marquis d’y faire escale pour la nuit, ce dernier souhaitant continuer son chemin pour arriver au plus vite à Tortuga et y déposer ses passagers. De plus, l’île paraissait très inhospitalière, sans végétation aucune, et ses côtes flanquées de falaises abruptes et de récifs aux bords tranchants comme autant d’épées tendues vers de potentiels explorateurs curieux. Ils jetèrent l’ancre dans l’une des criques, où un semblant de plage devait permettre de faire accoster la chaloupe et cette dernière fut mise à l’eau. Les soldats ramaient, tandis que Surcouf, en tête de cortège, avait hâte de découvrir ce trésor dont avait parlé Azimut. Alors qu’ils approchaient, le corsaire distingua une forme qui se mouvait dans la pénombre grandissante de la plage. Cette ombre à forme humaine, dressée sur ses deux pattes arrière, semblait faire de grands gestes dans leur direction. Effectivement, il y avait sur cette île un naufragé.

La chaloupe accosta et Surcouf se précipita vers cet homme qui semblait fort mal en point et titubait. A la lumière des derniers rayons du soleil, le corsaire distinguait à peine son visage gonflé et bouffi par les cloques que faisaient sa peau. L’île volcanique était un four à ciel ouvert n’offrant aucun abri et la chaleur du Soleil caribéen était telle que le malheureux naufragé avait cuit comme une viande sur le grill. Il était tellement déshydraté qu’il s’évanouit dans les bras de Surcouf lorsque celui-ci le récupéra.

— Rentrons, ordonna-il aux hommes qui l’accompagnaient.

— Mais… le trésor ?

— Nous verrons cela demain. Cet homme a besoin de soins.

Le naufragé inconscient fut porté à l’infirmerie, et le médecin de bord passa la nuit à son chevet, posant sur son visage et ses bras brûlés un emplâtre de suif, et réhydratant par petites gorgées le pauvre homme. Le lendemain matin, une nouvelle expédition de recherche fut envoyée sur l’île, mais Surcouf laissa son commandement au second de l’Hermione, préférant écouter l’histoire de leur nouvel invité. Il lui semblait avoir reconnu sous les croutes et l’œdème, un visage familier.

Il se rendit à l’infirmerie et, à la lumière du jour, reconnut aisément l’homme dont il venait de sauver la vie.

— Skytte ! Comment ? Impossible ! Que fais-tu sur cette île, perdu au milieu des Caraïbes ? N’es-tu pas censé moisir dans les geôles humides de Port-au-Prince ?

Surcouf avait reconnu les petits yeux marrons et la jambe de bois de son ancien quartier-maître à bord de la Recouvrance. Il ne comprenait pas comment ce dernier avait pu s’échapper de la prison où il l’avait jeté, trois mois plus tôt, avec le reste des mutins de son ancien navire. La rage lui fit serrer les poings et il avait envie de faire payer à cet homme l’humiliation qu’il lui avait fait vivre, mais il était trop curieux d’entendre l’histoire que ce traître avait à raconter pour se venger. Skytte se redressa péniblement dans son lit de camp, grimaçant lorsqu’il s’appuya sur ses coudes encore couverts d’emplâtre. Son visage était sévèrement abimé, et même son épaisse barbe grise avait brûlé par endroits.

— C’est une longue histoire, et je vais te la raconter tout du long, mais s’il te plaît, donne-moi un petit peu d’eau, ma gorge me brûle.

Le corsaire s’exécuta, et tendit à son ancien ami un verre d’eau claire.

— Comme tu le sais, nous étions prisonniers dans les geôles de Port-au-Prince, après avoir manqué notre fuite à bord de l’Etoile du Roy.

— Oui je le sais je devrais tous vous faire p…

— Laisse-moi terminer, veux-tu ? Tu décideras ensuite s’il faut me pendre ou pas.

— Continue, accepta Surcouf.

— Bien. Un peu moins d’un mois après ton départ, Calloway est revenu sur l’île à bord du Victory. L’énorme galion mouillait dans la baie de la Gonâve, et nous le voyions depuis notre cellule. Un prisonnier arrivé quelques nous plus tard nous a raconté qu’il avait rendu visite au gouverneur et fait le tour des tavernes et des navires mouillant au port. D’après le prisonnier, Calloway posait des questions sur un garçon blond d’une douzaine d’années qui aurait habité dans cette ville et qui aurait subitement disparu quelques semaines plus tôt. Comme l’enfant avait été aperçu par des matelots en train d’embarquer sur le Widow-Maker, Calloway est venu nous rendre visite en prison. Bonpied n’a pas hésité une seconde, et lui a raconté que s’il n’avait pas vu d’enfant sur le Widow-Maker, il avait vu un blondinet correspondant à la description à tes côtés lorsqu’il avait été jugé par le gouverneur. Il lui a raconté comme tu étais parti en direction de Paris avec l’enfant à bord de l’Etoile du Roy.

— Ah le traître, pesta Surcouf. Il m’aura trompé jusqu’au bout !

— Calloway a ensuite été pris de rage, une folie meurtrière s’est emparée de lui. Il a fait réunir tous les habitants de Port-au-Prince, a fait pendre le gouverneur sur la place publique, puis a mis le feu à la ville avant de repartir à bord du Victory, nous gardant prisonniers, en direction de Port-Royal. Après avoir demandé à Bonpied des informations supplémentaires te concernant, et avoir cuisiné tout l’équipage sur tes méthodes et coutumes, il nous a fait jeter dans les prisons de la cité Jamaïcaine, avant de repartir avec son galion quelques semaines plus tard. De son côté, Bonpied n’avait pas l’intention de passer sa vie ainsi enfermé, ni de finir se balançant au bout d’une corde. Par un tour de passe-passe dont il a seul le secret, il a réussi à tous nous libérer et nous avons filé à bord de la Recouvrance, qui avait été arraisonnée et conduite à Port-Royal pour être réparée. Quelle ironie ! Nous avons mis cap au Nord-Est en direction d’Antigua, où il avait prévu de terminer les réparations de la goélette, avant de sillonner les petites Antilles à la recherche de navires marchands à dépouiller. Pour ma part, j’ai contesté son autorité, arguant qu’il nous fallait faire voile vers la France afin de t’informer que Calloway était à ta recherche. Au lieu de me faire pendre ou de me jeter à l’eau enchaîné à des boulets, Bonpied a jugé plus juste de m’abandonner sur cette île déserte, livré au Soleil brûlant, avec pour seul salut l’eau salée des Caraïbes et une gourde percée. Cela faisait trois jours que je cuisais sur cette plage lorsque vous êtes arrivés pour me sauver.

— Ne crois pas que je sois ton salut, répondit Surcouf, et cela me démange de te remettre sur cette île en paiement de ta trahison.

Si les paroles du corsaire étaient dures, il était bouleversé par le récit de Skytte. Son ancien quartier-maître avait beau avoir suivi la mutinerie, il s’était rebellé contre Bonpied au moment où il n’avait aucun bénéfice à en tirer, lui qui, par son âge avancé, n’avait qu’à faire quelques prises avec son nouveau capitaine, avant de prendre une retraite bien méritée. Laissant son prisonnier se reposer, il remonta sur le pont, respirer l’air du large, afin d’aérer son esprit des brumes formées par les propos de son ancien quartier-maître et l’odeur du suif qui recouvrait sa peau. Azimut, son sextant et sa carte à la main, s’approcha de lui par derrière.

— Alors, capitaine Surcouf, que pensez-vous de mon trésor ?

Le corsaire sursauta, n’ayant pas entendu la navigatrice arriver. Elle semblait changée et sa voix n’avait plus le ton mystique et vaporeux qu’elle avait la veille. Elle le regardait droit dans les yeux et son regard était vif, perçant même, à en troubler le capitaine.

— Un trésor ? Quel trésor ? Les hommes ne sont pas revenus de la plage.

— Il n’y a pas d’autre trésor sur l’île que celui que vous avez ramené à bord hier soir, répondit-elle.

— Que.. comment ? Skytte ? Vous voulez dire que… c’est LUI que vous vouliez que je trouve.

— En effet. J’ai croisé il y a deux jours l’équipage de la Recouvrance arrivant à Saint John’s, et j’ai entendu les hommes parler de la mutinerie, de votre résurrection et de leur fuite de Port-Royal. Quand j’ai appris qu’ils avaient abandonné votre quartier-maître sur Redonda, j’ai pris mon vaisseau et ai vogué à son secours.

Surcouf sourit à l’évocation du « vaisseau » d’Azimut, se référant à la coque de noix à bord de laquelle ils l’avaient trouvée.

— Mais… pourquoi m’avoir parlé d’un trésor, alors ?

— Étant donné qu’il vous avait trahi, j’ai pensé que vous ne seriez que peu enclin à venir à sa rescousse, et comme j’étais persuadée que son histoire vous intéresserait, j’ai jugé la promesse d’un trésor plus prompte à attiser votre curiosité. Avais-je tort ?

Le corsaire fut obligé de reconnaître qu’il avait été touché par l’histoire de Skytte, et qu’Azimut avait su le manœuvrer habilement.

— Bon, nous sommes d’accord, reprit la pirate devant le regard interdit du corsaire. Maintenant, parlons affaires. Que faites-vous sur l’Hermione, un tel vaisseau n’a pas besoin de deux capitaines, et les rapports de Delille m’ont rappelé que le marquis était très doué en la matière.

— Pour être honnête, je ne suis que passager sur sa frégate, et nous faisons voile vers Tortuga, où je veux former un équipage.

Surcouf avait décidé de ne pas avoir de secret pour cette femme, étant donné qu’il allait informer l’ensemble de la piraterie de ses desseins.

— C’est intéressant… quel genre de mission prévoyez-vous de remplir avec un équipage pirate ? quelque guerre de course dans les Caraïbes ?

— Une mission… Royale !

— Voilà qui est bien. Mais comment comptez-vous vendre à des pirates les bienfaits d’une course au bénéfice de la couronne ? Ils tiennent à leur liberté, vous savez !

— Je pense qu’ils seront nombreux attirés par la perspective d’une part dans le trésor des Bénédictines, répondit le corsaire avec un léger sourire, sachant qu’il allait par ces mots éveiller les désirs de la jeune femme.

— Oh… je vois… en effet. Mais, cela signifie que vous avez la carte perdue du trésor ? interrogea-elle.

— En effet. Je l’ai en ma possession, ainsi que l’une des pièces y conduisant.

— J’aimerais bien savoir comment vous avez réussi à lire la carte, répondit-elle, pensive. Il est de notoriété publique qu’elle est indéchiffrable à qui ne connaitrait pas la clef du code qu’elle renferme.

Surcouf bafouilla, quelque peu déstabilisé par les mots de la navigatrice. Elle semblait en savoir beaucoup plus sur la carte et le trésor des Bénédictines que lui-même n’en avait connaissance. Se rappelant les mots de Delille à son égard, il tenta de faire adhérer la jeune femme à sa cause.

— Oui, voilà, j’ai percé le mystère de la carte. Mais, je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant, vous savez, il vous serait aisé de me dérober la carte et la pièce, et de vous enfuir à bord de votre…vaisseau.

— Ah ah ah, éclata-elle de rire, décelant le ton moqueur de Surcouf. Ce n’est pas par votre manœuvre malhabile que vous me convaincrez de rejoindre votre équipage sans navire. J’avais moi-même déjà pris cette décision au moment de notre rencontre, capitaine. Une partie de moi a toujours été tentée de travailler au service du héros de la bataille de Batabano. Nous verrons sur Tortuga, mais j’aurai quelques idées et plans à vous communiquer, Surcouf ! A ce propos, je vous conseille de reprendre Skytte sous votre commandement. Même si le trésor des Bénédictines est attirant, il n’est que légendaire, et les pirates ne se battront pas pour venir gonfler votre équipage, d’autant plus en sachant que vous êtes à pied et que Calloway a juré votre perte. Il est craint, même parmi nous, vous savez. D’autre part, je pense que la loyauté de votre ancien quartier-maître ne vous fera plus jamais défaut après ce triste épisode, et vous pourriez user de son expérience et de sa grande qualité de meneur d’hommes.

Sur ces mots, elle se retourna et partit vers les cuisines, laissant le corsaire à ses réflexions.

L’Hermione reprit sa route en fin de matinée, après que les malheureux prospecteurs furent informés qu’il n’y avait aucun trésor sur l’île. Surcouf décida de suivre les conseils d’Azimut et proposa à Skytte de rejoindre son équipage dans la mission incertaine qui l’attendait, et le vieux corsaire accepta, ému de la confiance que lui renouvelait son capitaine. Ils contournèrent Porto Rico par le Nord et longèrent la côte septentrionale de Saint-Domingue. Surcouf montra à Oscar les côtes boisées de l’île qui l’avait vu grandir alors que l’air qui provenait de l’île était frais et humide, rafraichissant tout l’équipage qui souffrait du soleil de plomb des Caraïbes. Le blondinet repéra à bâbord, à une centaine de mètres de la frégate, une forme à demi-immergée.

— Oh, regarde, interpella-il Surcouf. Qu’est-ce que c’est ?

— Surement un dauphin, répondit le corsaire.

Mais en se rapprochant, il vit que la forme ne bougeait pas du tout comme un dauphin, ni comme n’importe quelle créature marine, d’ailleurs. Tirant la longue-vue qu’il avait empruntée à Azimut, la sienne étant resté dans sa cabine à bord du Widow-maker, il scruta la mer à la rechercher de cet étrange forme mouvante, cachée par la houle. Finalement, il la trouva. C’était un simple morceau de bois flotté qui dérivait avec le courant.

— Mais, répondit Oscar, d’après ce que tu m’as appris, le courant ne va pas dans ce sens, dit-il en montrant les mouvements d’eau autour de l’objet.

En effet, le courant allait dans le sens contraire de l’objet, et à en croire le sillage qu’il formait, ce dernier avançait bel et bien. Curieux de découvrir ce que c’était, Surcouf demanda à La Touche-Tréville de mettre une chaloupe à la mer. Utilisant les voiles de la chaloupe et la force des rameurs, ils rattrapèrent rapidement l’étrange embarcation qui semblait aller de moins en moins vite à mesure qu’elle s’enfonçait dans l’eau. Ils l’abordèrent finalement et se trouvèrent face à un navire d’un nouveau genre. De la taille d’une chaloupe, il était complètement fermé sur le dessus, et relié à la surface par un tube métallique. Une trappe en bois était aménagée sur le dessus, et des bruits de coups provenaient de l’intérieur et semblaient cogner contre cette trappe. Surcouf la déverrouilla et extirpa de ce cercueil de bois un homme à moitié noyé, l’intérieur étant complètement plein d’eau. Ils écopèrent cet étonnant bateau et le remorquèrent jusqu’à l’Hermione, ainsi que son passager.

Ayant repris ses esprits, il répondit aux questions de Surcouf et du marquis, qui étaient curieux de savoir ce que fabriquait cet étrange personnage. Petit et replet, il avait de gros yeux globuleux surmontés d’énormes loupes.

— Qui êtes-vous ? demanda le marquis. Et que faisiez-vous dans ce cercueil flottant ?

— Je m’appelle Tuba, répondit l’homme. Je faisais partie de la confrérie des sous-mariniers, mais ces derniers n’ont pas cru à mon projet, et m’ont écarté de leur communauté, arguant que mes idées saugrenues leur coûteraient la vie.

— Et ils n’ont pas totalement tort, trancha Surcouf, amusé.

— Mon cercueil flottant, comme vous dites, est l’invention qui m’a valu l’exil. Je l’ai baptisé le Nautilus. C’est un submersible.

— Un quoi ? demandèrent les capitaines, en chœur.

— Un submersible, un navire capable de naviguer sous la surface de l’eau. C’est très pratique.

— C’est de la folie, répondit le marquis. Vous avez manqué vous noyer !

— C’est juste que… le calfatage n’était pas idéal et que la trappe est restée bloquée, mais, si j’avais réussi à l’ouvrir et à larguer du lest, j’aurais pu m’en sortir aisément. Il est encore en période d’essai et je peaufine les derniers détails, c’est pour cela que je reste proche des côtes, aux cas où.

— Oui, enfin, sans notre aide, vous y seriez passé, votre géniale invention vous aurait emporté avec elle, et vous seriez en train de nourrir les requins, à cette heure, dit le corsaire.

— C’est vrai, concéda Tuba. Mais, d’ailleurs, qu’avez-vous fait de mon Nautilus ?

— Il est en bas, répondit Surcouf.

— Bien. Hissez-le à bord. Je veux comprendre ce qui n’a pas fonctionné.

— Hors de question, répondit le marquis. Nous sommes déjà bien trop chargés, pas question de nous encombrer de cet attirail ridicule.

— Il ne nous reste qu’un jour jusqu’à l’île de la Tortue, lui dit Surcouf, en aparté. Je ne pense sincèrement pas que cela nous encombre de trop, et, si je décide d’enrôler ce pirate dans mon équipage, je pense que son invention pourrait nous être utile.

— Bien, accorda le marquis. Faites-le monter à bord. Mais vous avez là des idées bien saugrenues, capitaine, et cet homme ne me paraît pas sensé.

— Merci, capitaine, merci, le remercia Tuba à genoux.

Une fois sur le pont, Surcouf put inspecter avec Tuba son fameux Nautilus. Le submersible n’offrait de place que pour un passager, et était motorisé par un étrange système : aux pieds du conducteur, un pédalier était relié par une courroie de cuir à un mécanisme actionnant une hélice à l’arrière, propulsant le tout. Le fond de l’embarcation était lesté par des boulets, pour atteindre un point d’équilibre à la limite de la ligne de flottaison, permettant d’immerger le fameux submersible. Tuba paraissait passionné par cet engin et ravi que Surcouf soit intéressé par sa création.

— Ah, Tuba, dit Azimut qui arriva une nouvelle fois derrière Surcouf, quelle étrange coïncidence. La voix de la navigatrice avait repris son ton vaporeux et énigmatique.

— Vous le connaissez ? demanda Surcouf. Cet homme ne m’a pas l’air d’avoir toute sa tête, mais son invention me semble intéressante.

— Toute sa tête ? que voulez-vous dire par là ? Je ne crois pas qu’il manque une partie de crâne à cet homme, lui répondit Azimut.

Cette réponse perturba grandement Surcouf, qui fut surpris que la jeune femme n’ait pas saisi la métaphore dans son propos.

— D’ailleurs, comptez-vous le prendre dans votre équipage ? demanda Azimut.

— Je ne sais pas, répondit le corsaire. J’ai peur que son attachement à la navigation sous-marine ne lui soit fatale, à un moment ou à un autre, et puis, je ne connais pas les talents dont il dispose et qui pourraient être utiles à notre équipage.

— Il est de notoriété publique que les Sous-Mariniers sont d’excellents artilleurs, et Tuba était l’un des meilleurs d’entre eux. Et puis, qui sait, capitaine, peut-être que le destin de votre équipage se dessinera un jour sous la surface de l’eau.

Décidément, certaines des paroles d’Azimut étaient aussi mystérieuses que dénuées de sens, mais le reste de son discours avait fini de convaincre Surcouf que Tuba méritait sa place à son côté, car s’il ne souhaitait pas devoir recourir au talent de ses artilleurs au cours d’une bataille navale, il devait parer à toute éventualité et s’entourer des meilleurs tireurs des Caraïbes. Ainsi, quand le corsaire proposa au sous-marinier de rejoindre son équipage dans la mission qui l’attendait, et qu’il donnait son accord pour que le Nautilus les accompagne, le pirate accepta avec plaisir.

Le lendemain matin, c’est avec un équipage désormais fort de sept membres sans compter le facétieux capucin que le corsaire aperçut depuis les hunes de l’Hermione, la silhouette embrumée de l’île de la Tortue, satisfait à l’idée que la constitution de son équipage serait probablement moins ardue qu’il ne le redoutait.

Annotations

Vous aimez lire Timothée Pinon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0