Chapitre 12 : L’île de la Tortue

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L’activité grouillait dans le port de Trou-Basseux, la ville principale de l’île. Sa taille n’étant pas suffisante pour accueillir tous les vaisseaux qui y mouillaient, la rade était pleine de bricks, de goélettes et de frégates de tous horizons, venus faire escale dans ce repaire privilégié des pirates. L’Hermione mouilla donc à quelques encablures du port, entre un brick hollandais et un galion espagnol. Le marquis refusa de mettre un pied dans cette ville remplie de la vermine qu’il exécrait, aussi laissa-il Surcouf prendre la chaloupe royale, accompagné d’Oscar, Mircea, Wardin, Tuba, Skytte et Azimut. Pour les deux garçons, c’était la première fois qu’ils débarquaient dans un port pirate, et ils furent choqués de voir autant de rixes, d’ivrognes et de prostituées au même endroit. Surcouf les mena dans la plus grande taverne de la ville, La Veuve Éplorée, où il souhaitait commencer ses recherches. Ils s’assirent tous à une table ronde, et le corsaire se dirigea vers le comptoir, afin de commander les boissons.

Oscar se tourna vers Skytte, et l’interpella.

— Eh, toi ! Il paraît que tu étais sur le navire de Surcouf ?

— Tu as servi sous ses ordres ? surenchérit Mircea.

— Oui, répondit le vieillard, troublé. C’est à dire que j’étais son quartier-maître avant que…

— Avant que tu ne le trahisses, coupa Oscar. Tu sais l’important c’est que tu sois là maintenant, pas ce que tu as fait avant.

Le pirate était gêné par les remarques de ces deux gamins.

— Et bien… oui, c’est vrai. Enfin…

— Tu as participé à des batailles ? interrogea Mircea, toujours avide d’entendre des histoires de pirate.

— Oui, évidemment, comme tout corsaire qui se respecte !

— Et tu as participé à la bataille de Batabano ? demanda Oscar.

— Évidemment, c’est d’ailleurs au cours de cette bataille que j’ai perdu ma jambe, répondit-il en leur montrant sa jambe de bois.

— Comment ? demandèrent les enfants en chœur.

— Un coup de sabre ? proposa Oscar.

— Un boulet de canon ? tenta Mircea.

Skytte rougit avant de répondre.

— Rien de tout cela, c’est…euh… je me suis fait mordre par un rat pendant la bataille. La plaie s’est infectée et on a dû m’amputer.

— La poisse ! répondit Oscar. Tiens, tu ne nous raconterais pas la bataille de Batabano ? Surcouf nous l’a promis mais n’a jamais réussi à nous en parler.

— Si vous le voulez, je peux vous la raconter ! La bataille de Batabano est la plus épique et célèbre de celles que j’ai pu mener avec Surcouf. Tout a commencé alors que nous étions au mouillage dans la baie de Batabano, au Sud de Cuba…

A cet instant, un bruyant éclat de rire s’éleva depuis le bar. Un pirate à la longue barbe rousse broussailleuse regardait Surcouf en riant.

— Te suivre toi ? Dans une chasse au trésor ? AHAHAH ! Quelle idée ! Et comment comptes-tu t’y prendre, Surcouf ? Hein ? Tu n’as pas de navire, il me semble. Et puis, j’ai entendu dire que Calloway aurait juré ta perte et brûlé Port-au-Prince juste pour te retrouver. AHAHAH ! Je ne serais pas l’idiot qui m’opposerait à lui, même pour tes beaux yeux, Surcouf.

Il se retourna et s’adressa à l’assemblée.

— Vous entendez ? Le capitaine —il insista sur le mot— Surcouf recrute des soldats pour une chasse au trésor, alors qu’il n’a pas la moindre barque pour naviguer. Des volontaires ?

Les éclats de rire se répandirent dans la salle, tandis que le corsaire rejoignait la table tête baissée, les chopes de bière dans les mains, tentant d’échapper au vacarme assourdissant qui avait emplit la taverne. Ils burent leur verre d’un trait et se pressèrent de ressortirent de cet endroit, conscients qu’il leur faudrait autre chose que la promesse d’un trésor et la notoriété passée de Surcouf pour attirer les pirates dans leur aventure. Au moment où ils passaient la porte de l’auberge, Surcouf fut rattrapé par le bras. La femme qui l’avait ainsi retenu était une pirate à la chevelure rousse comme le feu et aux yeux bleus, le visage parsemé de taches de rousseur. Elle portait un corset de cuir marron avec des bretelles attachées derrière le cou, auquel pendaient de nombreuses chaînes, et une ceinture à boucle de cuivre. A son côté, elle portait une longue rapière au manche ouvragé. Elle portait un pantalon rayé à braies marron et pourpres, surmonté de bottes de cuir remontant jusqu’à mi-cuisse. Le manche d’un couteau dépassait de sa cuissarde droite. Elle ne portait ni bandeau, ni bijoux et souri au corsaire.

— C’est vous, Surcouf ?

Ce dernier acquiesça et fit signe à ses compagnons de poursuivre leur route. Il se retourna vers la jeune femme.

— Oui. Et vous êtes ?

— Zélia. Mon père m’a beaucoup parlé de vous. Parlez-moi un peu de votre mission.

Le nom de Zélia sonnait familièrement aux oreilles du corsaire, mais il n’arrivait pas à se souvenir où il l’avait entendu.

— Ma mission, eh bien, vous avez certainement entendu Calico-Patte-Folle dans la taverne, je suis un corsaire sans navire, trahi par son équipage, qui poursuit un trésor fantasque. Qui donc était votre père ?

— Oh, ne jouez pas au misérable avec moi, ce n’est pas comme cela que vous attirerez des hommes dans votre équipage ! Mon père, c’est le Gaffiot, il m’a beaucoup parlé de vous, et mon adolescence était bercée de vos exploits ! Qui, à Tortuga n’a pas entendu parler de la bataille de Batabano ?

— Mais qu’est-ce que vous avez tous avec cette histoire ! A croire que je n’ai vécu que par cette bataille ! Dans les esprits des pirates d’aujourd’hui, je suis un vieillard ridé bon à rien d’autre qu’à raconter des histoires, mais j’ai encore de la ressource et je compte bien le prouver par la mission qui m’incombe.

— Justement, c’est pour cela que je suis venue vers vous. J’aimerais en savoir un peu plus sur cette fameuse mission, répondit Zélia.

Surcouf baissa le ton, de façon à ce que personne n’entende autour d’eux.

— Le trésor des Bénédictines, ça te dit quelque chose ? demanda-il. J’ai en ma possession la carte qui y mène. Mais la mission sera longue et semée d’embûches, je préfère te prévenir tout de suite.

— Ce ne sont pas les embûches qui me rebuteront, répondit la jeune femme en mettant la main à l’épée. Je me bats aussi bien que mon père forge des armes.

— Dans ce cas, je ne me permets pas de douter de tes talents d’escrimeuse, répondit Surcouf.

— Merci, Surcouf. Laissez-moi rejoindre votre équipage et mettre mon épée à votre service.

— Mais, ton père, le Gaffiot, je l’ai vu juste avant de traverser l’Atlantique et il m’a dit que tu avais rejoint les Amazones, n’est-ce pas vrai ?

— Oui, je suis même devenu capitaine de la Belle de Nuit, répondit fièrement Zélia.

— Et que pensera Jane T de ta défection ? interrogea le corsaire.

— Cela, j’en fais mon affaire ! Alors, m’acceptes-tu sur ton navire, Surcouf ?

— Avec joie, répondit-il. Je n’ai jamais eu le plaisir de naviguer avec ton père, mais ce sera un honneur de t’avoir à mes côtés. Cependant, je n’ai toujours pas de navire et à peine une dizaine de membres d’équipage. Aurais-tu entendu des rumeurs concernant un bon navire qui serait à vendre ? L’argent n’est pas un problème. Et puis, si tu pouvais convaincre quelques-unes de tes connaissances de venir nous rejoindre, ce ne serait pas de trop.

— Quel genre de navire comptes-tu utiliser ? demanda-elle. Une frégate ? Une goélette ? Pour ton équipage, je te suggère de faire le tour des confréries, il y a toujours là-bas quelques pirates malheureux d’avoir perdu la confiance d’un capitaine, ou quelque rescapé d’un naufrage qui pourrait être intéressé par l’aventure.

— Je pensais plutôt à un brick. Plus rapide et nécessitant un moindre équipage.

— Je vais voir ce que je peux faire, conclut la jeune femme. A bientôt, Surcouf.

— A bientôt, Zélia, répondit le corsaire, soulagé d’avoir ajouté un membre à son équipage.

Il était honoré qu’une capitaine des amazones veuille quitter son navire pour le rejoindre, mais également anxieux à l’idée qu’il lui faudrait beaucoup de tact et d’autorité pour gérer son équipage s’il rassemblait sur un même navire tous les hommes écartés des différentes confréries pirates pour leur caractère trop belliqueux, leurs visions trop révolutionnaires ou leur tempérament rebelle à l’autorité. Il rejoignit les autres sur le quai alors qu’ils s’installaient dans la chaloupe de l’Hermione.

— Alors ? demanda Azimut.

— Elle vient avec nous, répondit Surcouf.

— C’est qui ? Demanda Mircea.

— Zélia. La fille de l’homme qui a forgé vos fleurets d’entrainement, répondit le corsaire.

— Mais… les femmes ne sont-elles pas interdites sur les navires ? Interrogea Oscar.

Il reçut un regard glacial d’Azimut, qui lui répondit sèchement.

— C’est une grande pirate. Malgré son jeune âge, elle est capitaine sur l’un des plus beaux vaisseaux des amazones ! Et sache, pour ta gouverne, qu’il existe une confrérie composée uniquement de femmes, et qu’elle est la plus respectée de l’île. D’ailleurs, c’est la chef des Amazones, Jane T, qui est sortie vainqueur du tournoi de duel l’année dernière.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, s’excusa Oscar. Je serais ravi qu’il y ait des femmes à bord, évidemment. C’est juste que j’avais entendu cette étrange histoire disant qu’elles porteraient malheur à bord.

— Et quels malheurs t’ai-je apporté, depuis que j’ai mis le pied sur l’Hermione ? Je dois te signaler que l’équipage de Surcouf a doublé depuis que je suis arrivée. Ce sont de vieilles croyances nourries par les européens qui ont peur que des femmes libres et épanouies ne puissent venir contester leur fragile domination. Mais, chez nous autres, pirates, nous sommes bien plus libertaires et égalitaires, et préférons les qualités d’un Homme à son sexe.

— C’est vrai, affirma Surcouf. Et j’ai bien l’intention, pour former mon équipage, de porter mes exigences sur la qualité de mon équipage plus que sur des critères anatomiques. A ce propos, Zélia m’a conseillé de nous rendre dans chacune des confréries afin d’y recruter directement des hommes.

— Nous pourrions nous rendre dans la confrérie des ingénieurs, répondit Tuba. Ils sont basés sur la colline dominant Trou-Basseux. Je peux vous y conduire, le petit chemin de chèvres qui y mène se situe dans une crique toute proche. Je propose que l’on s’y rende avant la nuit. La confrérie des sous-mariniers dont je suis issu a été formée par des ingénieurs qui avaient une vision différente du leader de Plase Nepre. Nos deux confréries sont malgré tout demeurées intimement liées et je pense pouvoir rallier quelques anciens amis à notre cause.

— Bien, dépêchons-nous, dans ce cas, conclut Surcouf, qui prit l’une des lourdes rames du canot et se mit à souquer ferme avec Wardin dans la direction que leur indiquait Tuba.

Le chemin de chèvre dont parlait le sous-marinier était vraiment étroit, et le mal des hauteurs reprit Oscar au cours de l’ascension, alors qu’ils cheminaient sur une sente escarpée au-dessus du vide. Le village surplombant la colline était des plus étonnants : les constructions n’avaient pas grand-chose à voir avec des maisons traditionnelles, et l’on voyait que chacun y allait de son originalité, mais l’ensemble était étonnamment cohérent, et l’univers dans lequel ils furent plongés avait l’air d’être sorti tout droit d’un voyage dans le temps. Presque chaque maison avait une roue à vent qui alimentait des mécanismes et des rouages aux utilités différentes : qui à imprimer au soufflet de son four un mouvement perpétuel, qui à pomper l’eau d’un puit, qui à gréer un mât par la seule force de cette hélice poussée par le vent. L’un d’entre eux avait même construit une étonnante machine volante. Tuba les mena dans la maison qui était la plus proche de la falaise, au bout du village.

— Les deux personnes qui habitent ici sont des jumeaux, Tag et Heuer. Ils sont spécialistes des navires. Ce sont leurs ancêtres qui ont compris que l’utilisation de poulies doubles ou triples permettait, en multipliant le nombre d’allers et retours d’un bout entre deux poulies, de diviser d’autant la force nécessaire à soulever une charge. Allons leur rendre visite !

Ils entrèrent dans la petite masure aux murs de chaux et au toit de chaume des jumeaux. Ils s’attendaient à les voir embarqués dans quelque construction extravagante, mais les deux hommes d’une trentaine d’années étaient simplement attablés à boire le thé.

— Tuba ?!? Ça fait des lustres, s’exclama Tag lorsqu’il reconnut le visage de son ami. Qu’est-ce que tu deviens ? La dernière fois que l’on s’est vus, tu me parlais d’un bateau capable de rester immergé pendant des heures.

— Oui, le Nautilus, ma fierté personnelle. Mais bon, on peut dire que ma dernière sortie en mer a mal tourné, et sans le secours de Surcouf et ses amis, c’en était fini du vieux Tuba, répondit-il. As-tu déjà entendu parler du capitaine Surcouf ?

— Évidemment, répondit Heuer. Surcouf, le légendaire corsaire, le fameux héros…

— … de la bataille de Batabano, conclut le corsaire, visiblement boudeur. Oui, on connaît la chanson. Ravi de faire votre connaissance.

— Je suis Tag, et voici Heuer, répondit le susnommé.

— Nous sommes jumeaux, répondit l’autre.

Bien que jumeaux, les deux frères ne se ressemblaient pas pour un sou. Si Tag était petit et râblé, Heuer était grand et maigrichon. Si le premier avait des yeux marrons et une barbe broussailleuse, le second avait une barbe d’une semaine surmontée d’une moustache à la française qui lui donnait l’air d’un mousquetaire.

— Le capitaine cherche à former un équipage expérimenté, et pour cela, il a besoin des meilleurs. Alors, j’ai tout de suite pensé à vous.

— Ça, c’est sûr, nous nommes les meilleurs, répondirent les jumeaux d’une seule voix.

— Pour quel genre d’équipée formez-vous un équipage ? demanda Tag.

— Et quel sur quel navire naviguerons-nous ? demanda Heuer.

Surcouf fut bien embêté de devoir concéder de nouveau qu’il n’avait pas de navire.

— Eh bien, j’ai été chargé par le Roi de France, Louis, de partir à la recherche du trésor des Bénédictines.

— Le trésor des Bénédictines ? S’émerveilla Heuer. On raconte qu’il est immense.

— Mais, vous avez la carte ? demanda Tag.

— Oui, il a la carte, répondit Azimut.

— Bien, poursuivit Heuer, mais si c’est le roi qui vous demande de trouver ce trésor, comment les répartitions se feront-elles ? Personnellement, je ne compte pas travailler pour la couronne, ni celle de France, ni aucune autre, et encore moins gratuitement.

— Les recettes seront partagées en deux parts, quarante pour cent pour la couronne, et soixante pour l’équipage. La couronne prend en charge l’armement du navire et son approvisionnement, du moins au début.

— Et les prises faites au cours de l’expédition ?

— Réparties entre l’équipage. La part du Roi et la mienne seront remisées pour financer les avitaillements futurs.

— Ça me paraît honnête, conclut Heuer.

Convaincu par son échange avec Surcouf, il se tourna vers son frère, qui acquiesça de la tête.

— Cependant, je dois être honnête avec vous, je n’ai pas encore de navire. J’ai les fonds nécessaires pour acheter une frégate mais je pense qu’un brick serait plus adapté à notre mission, plus rapide, plus manœuvrable, et surtout, nécessitant moins d’hommes.

— Bien… répondit Tag.

Les deux frères se concertèrent quelques minutes, semblant échanger sur le navire qui conviendrait le mieux à cette quête.

— Dites-moi, ce trésor, demanda Tag, il se situe aux Caraïbes ? Nous faudra-il un vaisseau discret capable de se faufiler entre les îles, ou au contraire un bateau lourd et stable, capable de tenir une grande capacité de provisions pour des semaines en pleine mer mais également doté d’une puissance de feu suffisante pour tenir tête à une frégate ?

— Il faudrait qu’il ait les deux, à vrai dire, car cette mission nous mènera au moins jusqu’à Djibouti, avoua Surcouf, dévoilant là la seule véritable piste qu’il avait, n’ayant pas encore percé le secret de la carte.

— Impossible, répondirent en chœur les jumeaux.

— Alors dans ce cas, je pense qu’il vaut mieux un bateau petit et manœuvrable en toutes circonstances. Nous n’aurons jamais la puissance nécessaire pour tenir tête à une frégate ni l’équipage suffisant pour tenter un abordage. Je pense que la fuite sera notre meilleure alliée contre les gros navires, tandis que nous nous concentrerons sur de plus petites prises.

Alors, nous avons ce qu’il te faut, répondit Tag, joyeux.

— S’agit-il de votre propre navire ? demanda Mircea, fasciné.

— C’est à dire que, nous n’avons plus trop de navire, en ce moment… répondit Tag.

— Oui, une expérience qui a mal tourné, concéda Heuer. C’était un accident.

— Enfin, ton idée était géniale, pourtant, le conforta Tag.

Il se tourna vers Surcouf et continua.

— Sur un bateau, il est important d’avoir du lest mobile, et de réduire le poids mouillé, vous le savez aussi bien que moi. Car la charge immobile alourdit le navire sans être mobilisable pour faire contrepoids. Aussi, Heuer a pensé à un système qui permettrait de faire glisser les canons d’un bord à l’autre en fonction des besoins, de l’allure et du vent, et ainsi augmenter le lest mobile.

— Cette idée semble merveilleuse, se réjouit Azimut.

— Oui, en théorie. Mais lors d’une manœuvre un peu trop rapide, les vingt-quatre canons de la frégate sur laquelle nous étions sont violemment passés de bâbord à tribord, et ont percé la coque, finissant dans l’océan. Le capitaine nous en a sacrément voulu, et nous voilà à terre, depuis, acheva Tag.

— Enfin, pour le bateau dont nous parlions, rejoignez-nous demain sur la plage au pied des Roches, à l’Ouest de Trou-Basseux. Il y a là un vieux pêcheur qui possède un cotre qui semble parfaitement adapté. Il ne navigue presque plus depuis des années, et nous le cèdera sans difficultés.

— Un cotre, oui, cela sera parfait ! répéta Surcouf, soulagé.

Plus petit et plus maniable encore qu’un brick, le cotre, gréé d’un seul mât, ne nécessitait que peu de personnel pour réaliser les manœuvres de routine. Ainsi, il pourrait se contenter d’une trentaine d’hommes seulement pour naviguer de manière rapide et efficace.

C’est fort de trois nouveaux membres d’équipage et avec la perspective d’acquérir un navire le lendemain que Surcouf retourna sur l’Hermione le soir même. Il raconta au marquis de La Touche-Tréville ses avancées du jour, et ce dernier en fut ravi, lui annonçant qu’il devrait de nouveau faire voile avant la fin de la semaine prochaine, le temps pour ses hommes de se reposer et de regarnir les cales de la frégate.

Le lendemain, donc, il se rendit accompagné de Tuba dans la crique indiquée par les jumeaux. Ces derniers étaient déjà sur place, et discutaient avec l’homme qui semblait être le propriétaire du navire. Il devait avoir passé la cinquantaine d’années, et était très maigre, ce qui vieillissait encore plus ses traits. Il avait une longue barbe blanche taillée en un bouc pointu et le dos courbé par les dures années de pêche, à hisser seul son filet tous les soirs.

— Surcouf, voici Victarion, commença Tag. Victarion, voici Surcouf, et l’homme qui l’accompagne, c’est Tuba. Un ingénieux ami à nous, qui a conçu un navire capable d’aller sous l’eau. Mais, enfin, assez de présentations pour aujourd’hui, c’est ton cotre, Victarion, que nous sommes venus voir.

— Suivez-moi, dit le vieil homme.

Ils continuèrent sur la plage longeant la cabane du pêcheur, passèrent devant un hangar à bateaux dont les planches branlantes et le toit menaçaient de s’écrouler, puis arrivèrent dans une minuscule calanque creusée par la mer au cœur de la falaise, au fond de laquelle était amarré le cotre du pêcheur. Les hautes falaises formaient une trouée juste assez large pour y faire tenir le bateau, et Victarion avait aménagé tout autour un ponton de bois fixé dans la roche calcaire pour pouvoir embarquer. C’était un navire de trente mètres de long si l’on comptait le mât de beaupré, à l’avant. Sur le pont, il n’avait qu’un seul mât, dominant les visiteurs de ses vingt-six mètres de haut. La peinture en était écaillée par endroits, et le navire semblait mériter une bonne réfection, le vieux pêcheur n’ayant pas, à lui seul, eu le temps ni le courage de le maintenir en état. Le pont était vermoulu par endroits et occupé en grande partie par les filets de pêche et les paniers d’osier de Victarion, tandis que les voiles fortement abîmées par le sel et l’eau séchaient sur les bastingages.

— Mais, c’est un navire de pêche, s’exclama Surcouf. Ce n’est en aucun cas un cotre pirate et encore moins corsaire. Il n’y a pas le moindre canon, pas une seule caronade à bord. Comment voulez-vous que je convainque les meilleurs pirates de l’île de me rejoindre sur cette coque de noix.

— Ah non, l’interrompit Heuer. Tu peux te plaindre que ce soit un bateau de pêche, tu peux dire qu’il y a du travail pour le remettre en état et te lamenter sur le désordre qui y règne, mais je t’interdis de dire que ce navire est une coque de noix.

Depuis qu’il avait accepté de naviguer aux côtés du corsaire, l’ingénieur avait pris quelques aises, et s’était permit de tutoyer Surcouf, qui ne lui en voulait pas pour autant, bien trop agacé par la piètre qualité du navire que lui proposaient les jumeaux.

— Regarde cette ligne, regarde ce beaupré, as-tu vu un beaupré aussi long sur un cotre ? Et puis ce gouvernail, à l’ancienne, non, je suis désolé, ce navire a du potentiel, il faut juste le remettre en état.

— Ah oui ? la fureur perçait dans la voix du corsaire. Et comment comptes-tu te défendre contre les navires qui sillonnent les mers ? En leur jetant des filets de pêche et des caisses à crabes ? Allons, c’est ridicule.

— Attends, tu vas voir, le coupa Tag, qui s’approcha de la coque.

D’une main, il releva la voile qui pendait par-dessus le bastingage. Dessous, ce dernier était percé à intervalles réguliers de sabords, ces ouvertures carrées servant à glisser les affûts de canons.

— Quand nous avons vu ce cotre voguer avec Victarion à la barre, nous avons tout de suite compris que c’était un ancien corsaire reconverti en pêcheur. Nous pensons qu’il est temps de lui faire hommage et de lui restituer sa vocation première. Ne serait-ce pas une belle histoire ?

— Soit, concéda Surcouf, mais comment comptez-vous armer ce navire. Ma bourse n’est pas assez pleine pour payer son achat, sa réfection et la dizaine de canons qu’il lui manque.

— Justement, nous discutions de cela avec Victarion, et il a une proposition à vous faire.

L’homme s’avança vers Surcouf, hésitant et impressionné par la stature du capitaine.

— Oui, j’ai une proposition. Je vous donne mon navire, à condition que vous m’embarquiez à son bord. J’ai passé toute ma vie sur l’île de la Tortue, à côtoyer les pirates les plus célèbres, et je n’ai jamais moi-même pris part à la moindre razzia. Pas une rapine, pas une maraude, je sais que la vente de mon navire me permettrait de vivre aisément jusqu’à la vieillesse, mais c’est d’aventures dont j’ai besoin.

— Qu’en pensez-vous, Surcouf ? demanda Heuer qui était revenu au vouvoiement. Il connaît le navire par cœur, ses moindres bruits, ses moindres caprices. Pour ce qui est de la réfection, nous nous en occuperons, mon frère et moi, et Victarion a proposé de nous aider.

— Je resterai aussi pour les aider, offrit Tuba.

— Il ne vous reste plus qu’à trouver les canons, et votre bourse pleine devrait satisfaire vos désirs.

— C’est d’accord, trancha Surcouf. Sortez-moi ce navire de l’eau et mettez-vous à l’ouvrage, je viendrai vous rendre visite dans quelques jours. D’ici là, je vais me concentrer sur l’armement du vaisseau et la constitution de l’équipage. Comment s’appelle le navire ?

— Le Renard, capitaine, lui répondit Victarion.

Finalement, même si le Renard n’était pas le navire qu’il aurait rêvé diriger, le corsaire dut reconnaître qu’il avait tout de même une belle ligne, et qu’il serait possible d’en tirer quelque chose. Encore mieux, il l’avait eu sans dépenser le moindre Louis d’or, et au contraire avait pu ajouter un pirate à sa liste. Satisfait, il rentra à Trou-Basseux accompagné des Soldats de l’Hermione qui l’avaient escorté.

Lorsque Surcouf rejoignit le mouillage de l’Hermione, il réunit autour de lui ses compagnons ainsi que le marquis.

— Nous avons un navire, leur annonça-il. C’est un ancien cotre corsaire du nom du Renard.

— Le Renard… ce nom me dit quelque chose, répondit le marquis. Je crois me souvenir que c’est le nom d’un des navires qui nous accompagnaient lors de la campagne de la guerre d’indépendance américaine.

— C’est possible, répondit Surcouf. Et s’il n’est pas en très bon état à l’heure actuelle, j’ai posté des hommes à sa réfection. Son ancien propriétaire n’a rien demandé d’autre comme paiement que le droit de gonfler les rangs de mon équipage. Il ne me reste plus qu’à trouver de quoi armer ce navire.

— Armer ? interrogea Mircea.

— C’est le terme employé pour désigner l’artillerie à bord d’un vaisseau, c’est à dire les canons, caronades, boulets et autres munitions, répondit Azimut.

— Mais… il n’y a aucun canon ? demanda Wardin.

— Non, c’est là que le bât blesse. Des canons dont ce cotre a pu être pourvu par le passé, il n’en reste pas un et son propriétaire l’utilisait pour la pêche. Ses sabords étaient vides quand je l’ai visité, répondit Surcouf.

— Au moins a-t-il des sabords, fit remarquer Azimut. C’est qu’il a été conçu pour la bataille.

Le groupe se disloqua et chacun retourna à ses occupations premières, ravi d’avoir finalement trouvé un moyen de sillonner les mers à la recherche de leur fameux trésor.

Le reste de la semaine passa sans que Surcouf ne parvienne à recruter d’autres hommes pour sa mission ni qu’il eût de nouvelles de Zélia. Visiblement, les pirates étaient trop réticents, arguant que Calloway avait mis à prix la tête de Surcouf, ou dénigrant les mérites du Renard, qui sans canons n’était pas digne de leur intérêt. Il était vrai que sur ce point également, Surcouf n’avait pas avancé non plus. Un midi, le marquis invita le corsaire à déjeuner dans sa cabine, et lui annonça qu’il était temps pour lui et son équipage de quitter l’île. Ce fut un moment empreint d’émotion pour les deux hommes qui avaient noué des liens solides et une amitié sincère au cours de leur transatlantique.

— Surcouf, j’ai réfléchi, commença le marquis. Je vais vous faire don de quelques-uns des canons de l’Hermione. Leur absence ne changera pas grand-chose à ma mission, et je les ferai remplacer sitôt M. de Baquet débarqué à la Nouvelle-Orléans. Pour vous, en revanche, ils pourraient changer considérablement le destin de votre entreprise.

— Vraiment ? C’est trop d’honneur, et bien trop généreux de votre part, répondit le corsaire, flatté.

— Ce n’est pas tout, mon ami.

S’adressant au mousse chargé de son service personnel, il demanda :

— Ouvre-leur !

Le jeune garçon qui ne devait pas avoir plus de dix ans s’exécuta et fit pivoter la porte de la cabine du capitaine, laissant entrer deux gabiers d’une vingtaine d’années que Surcouf reconnut pour avoir passé beaucoup de temps aux côtés d’Oscar et Mircea.

— Voici Hippolyte et Mériadec, dit le marquis. Ces deux jeunes gabiers servent depuis plusieurs saisons sous mon commandement, et je ne pourrais citer tous leurs états de faits. Ce sont de braves garçons durs à la tâche et dotés d’un sens de l’honneur qui se perd, chez les jeunes de nos jours. Ils sont venus me voir il y a quelques jours en m’annonçant qu’ils souhaitaient poursuivre l’aventure à vos côtés. Les accepteriez-vous ?

— Avec grand plaisir, répondit Surcouf qui décidément n’avait qu’à attendre pour que son équipage ne se forme de lui-même.

Levant l’ancre, l’Hermione se rendit jusqu’à la crique de Victarion pour réaliser le transfert des canons sur le Renard. Le temps était beaucoup plus ensoleillé que lorsqu’ils étaient venus la première fois, et la roche calcaire de la calanque rendait l’eau de la crique encore plus transparente. Le marquis de La Touche-Tréville accompagna Surcouf et ses équipiers afin de découvrir le navire qu’il avait choisi. Le Renard avait été sorti de l’eau et remisé dans le hangar du pêcheur. Là, Victarion était en train d’étendre les lourdes voiles du navire afin de les faire sécher au soleil après les avoir longuement brossées, lavées, et rincées à l’eau claire de la source qui coulait toute proche. Oscar et Mircea grimpèrent sur le pont du cotre, bousculant au passage les pots de peinture de Tuba qui était en train de le repeindre. Chicanant et jouant aux pirates et aux corsaires, ils s’enfuirent en direction de la calanque en se courant après leurs fleurets à la main. Le marquis fit le tour du navire, l’inspectant sous tous les angles. La coque du Renard était beaucoup plus abîmée sous la ligne de flottaison que ne le laissait penser sa surface émergée. La peinture était écaillée à de nombreux endroits, certaines planches menaçaient de se rompre et la carène était envahie de milliers de coquillages, de balanes et d’algues calcaires, si bien qu’il était difficile de distinguer où commençait et où finissait celle-ci.

— La coque est en bien mauvais état, observa le marquis. Mais le navire a une belle ligne, il a été bien conçu et devrait être efficace sur l’eau. Il est vrai qu’avec ce genre de bateau, il est impossible de tenir tête à une frégate au portant, et même le Victory devrait vous tenir la dragée haute, mais c’est dans les allures de près qu’il sera remarquablement efficace. Honnêtement, Surcouf, vous avez fait là une bien belle acquisition.

— Oui et nous travaillons à cela. Donc, concernant les canons…

— Surcouf, ohé, viens voir, l’interrompit la lointaine voix d’Oscar, qui résonnait dans les calanques.

Inquiet, le corsaire se précipita vers l’endroit où les enfants avaient disparu, Mériadec et Hippolyte à ses trousses. Ils trouvèrent les deux garçons penchés au-dessus de l’eau, à l’endroit où était amarré le cotre lorsqu’il était venu pour la première fois.

— Viens voir, l’invita Mircea.

— Regarde, dit Oscar, pointant du doigt la surface transparente de l’eau.

Le corsaire se pencha au-dessus de l’endroit que lui désignait le blondinet, et comprit ce que les enfants voulaient lui montrer. Au fond de la calanque, couverts d’algues et de mousse, il y avait là des canons encore montés sur leurs affûts. Aussitôt, le corsaire comprit que Victarion leur avait menti, et qu’il avait surement déjà dû voir le cotre armé de ses canons. Ils retournèrent au hangar pour demander des explications au vieil homme. Ce dernier leur raconta comment il avait servi sur le Renard, lors de la première expédition de l’Hermione de ce côté de l’Atlantique. Il était artilleur ainsi que ses deux frères et fier de porter les couleurs de la France. Cependant, surpris par une goélette anglaise, l’équipage avait été décimé et le navire solidement endommagé. Les britanniques l’avaient laissé pour mort et avaient continué leur route, poursuivant un autre brick de Sa Majesté. Seul survivant du carnage, il avait ramené l’épave du navire jusqu’à Tortuga et avait enterré les dépouilles de ses frères sur l’île. De l’armement initial du navire, seuls deux canons de quatre livres et deux caronades de vingt-quatre livres avaient survécu. De rage et de tristesse, il les avait jetés par-dessus bord et en avait oublié jusqu’à leur existence même.

— Il nous faut les récupérer, conclut Surcouf.

— Je m’en charge, proposa Tag. Nous avons amené avec nous un palan mobile qui nous permettra de les sortir de l’eau. Tuba, voudrais-tu m’aider et plonger pour les amarrer solidement à la poulie du palan ?

— Avec plaisir, répondit le sous-marinier.

Pendant que les deux hommes s’affairaient à sortir les canons noyés, de La Touche ordonna à ses hommes de débarquer deux canons de douze livres et deux autres canons de six livres pour servir de tête de pont à l’armement du cotre corsaire. En effet, ce genre d’artillerie se faisait rare sur de si petits navires, et leur portée et leur puissance surprendrait certainement les plus audacieux des navires ennemis. Cette entreprise dura toute la matinée et une bonne partie de l’après-midi, mais quand le soleil commença à décliner, les quatre canons rutilants de la frégate étaient sur la terre ferme, leur gueule tournée vers le canal de la Tortue. Les canons sortis de l’eau par Tag et Tuba étaient couverts d’algues, eux aussi, mais en état de fonctionner, d’après l’expertise de l’ingénieur. Cependant, le bois des affûts avait trop souffert et il fallait les remplacer, ce dont promis de se charger Heuer, réquisitionnant par la même occasion les deux gabiers de l’Hermione. L’Argonaute, le misainier d’Azimut, ainsi que le Nautilus, le submersible de Tuba, furent débarqués de la frégate et amenés à terre. Les jumeaux furent conquis par l’invention de leur ami et examinèrent le submersible, discutant de son fonctionnement et des façons dont ils pouvaient l’améliorer.

Alors que la frégate qui avait amené Surcouf, Wardin, Oscar, Mircea et Cebus depuis Fouras jusqu’ici se préparait à appareiller, Delille, le navigateur du marquis, descendit du navire et s’approcha d’Azimut. Il prit la pirate dans ses bras et la serra chaleureusement pendant une étreinte qui dura de longues secondes. Lorsqu’il s’écarta enfin, il sortit de la poche interne de sa veste de quart un petit objet brillant qu’il tendit à Azimut.

— Tiens, c’est ma longue vue. Je t’en fais cadeau. Puisses-tu en faire bon usage, durant le long périple qui t’attends.

Azimut accepta l’objet qui était de belle facture, et rutilant, remerciant son vieil ami de sa sollicitude, et lui souhaitant à son tour bonne chance dans la difficile mission qu’il s’apprêtait lui aussi à mener, dans les eaux froides du Saint-Laurent. Finalement, la dernière chaloupe de la frégate fut hissée sur le palan principal, et l’Hermione prit la mer, déployant ses voiles les unes après les autres dans le ciel écarlate du soleil couchant.

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