Chapitre 22 : La fuite de Mossel Bay

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L’aube jetait ses lueurs rosées sur l’Est lorsqu’Azimut débarqua les cinq aventuriers sur une plage de la côte Sud-Africaine, à quelques kilomètres au Nord de l’Isle Robben. La navigatrice avait réussi à se procurer une carte approximative de la région, ce qui leur permettrait d’éviter les villages situés aux alentours du Cap afin de ne pas se faire repérer. Au bout d’une demi-heure de marche, ils tombèrent sur une des fermes matérialisées sur la carte.

Au Sud, la brume recouvrait le sommet de la montagne de la Table, comme à son habitude, tandis que devant eux se dessinaient les reliefs rocheux qu’ils allaient devoir franchir pour rejoindre la brousse, quelques dizaines de kilomètres au Nord de la côte. Surcouf n’avait pas prévu de faire les quatre-vingts lieues qui séparaient Le Cap de Mossel Bay à pied, aussi décida-il de dérober une charrette à bœufs. Singh se glissa subrepticement dans la maison du fermier, en fit le tour et constata qu’elle était vide, ce dernier étant probablement parti mener ses bêtes en pâturage. La présence de nombreux prédateurs, comme les lions et les hyènes, dans cette région d’Afrique, imposait aux fermiers de surveiller constamment leurs troupeaux, sous peine de les voir subir les attaques des fauves et autres bêtes sauvages. Aussi, il leur fut aisé de subtiliser ladite charrette. Les bœufs n’étaient certes pas plus rapides qu’eux, à pieds, mais ils leur éviteraient une marche harassante et difficile, dans la brousse. Car il n’y avait pas de routes, dans cette région du monde, et les seuls chemins qui avaient été tracés reliaient Le Cap à ses villages satellites, et Surcouf refusait de les emprunter, par souci de discrétion. Au-dessus d’eux, Balaïkhan, qui avait décidé de les accompagner, du moins au début de leur périple, volait en cercles concentriques, découvrant ce paysage nouveau, si différent des steppes eurasiennes où il avait grandi. Les perturbations créées par la rencontre de l’Océan Atlantique, froid, et l’Océan Indien, bien plus chaud formaient volutes et tourbillons qui étaient un véritable terrain de jeu pour l’aigle royal.

Aux alentours de midi, il décida qu’il était temps de déguster son petit déjeuner. Et justement, à quelques kilomètres de Surcouf et de la lente charrette à bœufs, il repéra une plaine d’où sortaient les têtes alertes d’une famille de suricates. Si ces derniers étaient habitués à la présence de prédateurs aériens, éperviers, busards, milans ou encore aigles de toutes sortes faisant partie de la faune endémique de la région, ils n’avaient encore jamais vu de prédateurs comme Balaïkhan. L’aigle de deux mètres trente d’envergure et de près de six kilos était le seigneur des airs. Sa taille se rapprochant presque plus de celle des vautours que des éperviers qui foisonnaient ici. Cependant, pour les suricates, même si l’aigle leur était inconnu, le danger qu’il représentait était assuré, et dès que l’aigle replia ses ailes pour fondre sur ses proies, les petites mangoustes plongèrent vers leurs terriers, à l’abri des serres meurtrières de Balaïkhan.

Abandonnant son goût pour les suricates, l’aigle reprit de la hauteur à la recherche d’une nouvelle proie, moins encline à lui filer entre les serres. Mais l’après-midi battait son plein et la chaleur était trop forte pour que les mammifères ne sortent des grottes et sous-bois où ils étaient cachés. Vers dix-neuf heures, donc quand le soleil daigna se faire plus clément, et que ses rayons commencèrent à teindre le ciel de lueurs orangées, Balaïkhan reprit sa ronde céleste, tentant de débusquer quelque proie imprudente. Et son dévolu se porta sur un jeune oréotrague. Cette toute petite antilope des montagnes mesurait moins de deux pieds au garrot, et ne pesait que huit kilogrammes, mais c’était tout de même plus que le poids de l’aigle royal. Cependant, contrairement aux suricates, l’oréotrague ne se doutait pas qu’une telle menace pesait sur lui, et savourait allègrement les feuilles charnues d’un bosquet d’épineux lorsque Balaïkhan porta son attaque. Monté à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sommet rocheux, il replia ses aigles pour fondre en piqué, et prendre de la vitesse. Parvenu au-dessus de la crête, il fit une courbe afin de ralentir sa chute et de raser le flanc de la montagne, son plumage brun-roux se fondant dans le décor rocailleux de la falaise. Sans un bruit, l’aigle approchait de sa proie à une vitesse phénoménale, et la pauvre antilope ne remarqua son assaillant que lorsqu’il était déjà sur elle. Les serres acérées se refermèrent sur ses pattes arrière, et Balaïkhan l’emmena dans les airs. L’animal se débattait en vain, et, quelques secondes plus tard, l’aigle lâcha sa proie au-dessus d’un à-pic rocheux. Le petit ruminant fit une chute de plusieurs centaines de mètres avant de terminer sa course mortelle sur les rochers en contrebas.

Balaïkhan rapporta sa proie aux pirates, qui avaient installé le campement pour la nuit, et ils purent déguster de délicieuses grillades d’oréotrague. Ensuite, ils prirent bien soin d’éteindre le feu avant que l’obscurité ne soit totale, pour ne pas alerter les villages alentour de leur présence. Andy prit le premier tour garde pendant que les autres en profitaient pour se reposer. Le lendemain matin, c’est dans la brume des montagnes de la Table que le capitaine du Renard se réveilla, ses compagnons étant tous déjà prêts et la charrette attelée. Fait étrange, Singh était hissée sur un magnifique cheval gris pommelé, invitant tout le monde à se presser de reprendre la route.

— Où as-tu trouvé ce cheval, lui demanda Surcouf, inquiet.

— Disons que le fermier a voulu récupérer ses bœufs, cette nuit répondit la mystérieuse fille de Xao. Malheureusement pour lui, je m’en suis rendue-compte avant qu’il ne disparaisse. Et comme je n’allais pas laisser cette bête orpheline de son propriétaire, j’ai jugé qu’il m’incombait de prendre soin d’elle.

Cette dernière remarque provoqua des sourires crispés dans l’assistance des pirates, qui guettaient la réaction de Surcouf. Les quelques semaines qu’ils avaient passées avec leur capitaine avaient suffi à leur faire comprendre que le corsaire n’aurait jamais accepté l’idée du meurtre du fermier, eu égard à son code d’honneur, mais ce dernier dut bien reconnaître que, si la manœuvre de Singh était condamnable, elle leur éviterait les complications liées à la présence d’un prisonnier dans leur périlleuse aventure. Aussi ne fit-il point de remarque et s’installa en tête de la charrette, haranguant les bœufs d’un coup de fouet. Installée sur le cheval du fermier, Ching Singh ouvrait la route. La jeune chinoise était grande, mince, et avait en selle une stature altière. Elle semblait faire corps avec sa monture et rien dans sa posture ne laissait voir les cahots incessants de la route. Elle portait un kimono parme en soie qui virevoltait derrière elle. Elle avait troqué ses habituelles spartiates pour d’énormes cuissardes remontant jusqu’à ses genoux, plus propices pour monter à cheval, et sa cuisse droite dénudée laissait entrevoir la silhouette rouge et or d’un dragon tatoué sur sa peau cuivrée, s’enroulant tout le long de sa cuisse et disparaissant sous le cuir épais de sa cuissarde. Une lanière de cuir attachée à mi-cuisse retenait une lame acérée, que la pirate pouvait dégainer à tout moment. Par-dessus son kimono, deux ceintures entrecroisées servaient d’attache à deux katanas japonais, croisés dans le dos de la jeune fille. Sur son épaule droite, la ceinture était agrémentée d’une large épaulette de cuir, sur laquelle reposait Balaïkhan, aux aguets, la tête de l’aigle tournant de droit et de gauche. En fin de matinée, ils aperçurent des terres cultivées au Sud de leur position. Surcouf décida qu’il était plus prudent de les contourner par le Nord, mais l’imprécision de la carte ainsi qu’une erreur de jugement du corsaire les conduisit droit sur un village de colons. Ces derniers étant en train de travailler aux champs, il eut été impossible pour les cinq compagnons de faire demi-tour sans se faire remarquer. Aussi préféra-il continuer son chemin en passant au travers du village, comme si de rien n’était. Cela ne fut pas aussi simple que prévu, et ils furent arrêtés par un groupe de colons alors qu’ils traversaient la seule et unique rue de la colonie. L’un des colons interpella Surcouf, lui demandant ce que ces cinq étranges personnages faisaient en pleine montagne, si loin du Cap. Le fort accent français de son interlocuteur mit la puce à l’oreille de Surcouf. Ils devaient se trouver dans la colonie de Franschoek. Cette colonie avait été formée une centaine d’années auparavant par deux cents huguenots fuyant les persécutions religieuses. Sortant sa lettre de marque, Surcouf décida de jouer la carte du patriotisme avec les colons, qui n’avaient, en ces terres reculées, que de rares contacts avec leurs compatriotes métropolitains. Curieux d’en apprendre plus sur le corsaire et sa mission, ils invitèrent Surcouf, Andy, Phaïstos, Singh et Amund à partager avec eux le déjeuner. Lorsque le capitaine leur expliqua comment ils s’étaient retrouvés piégés par les anglais dans la baie de la Table et comment ils comptaient leur échapper, les huguenots prirent le parti des pirates et proposèrent de les aider dans leur tâche. Ils leurs fournirent à chacun un cheval et une mule afin de porter les cages des oies de Wardin. Afin de prévenir l’équipage du Renard de leur arrivée à Mossel Bay, Ils avaient décidé d’utiliser les oies comme moyen de communication. L’ornithologue Danois avait estimé que, bien qu’incomplètement formées, les oies étaient capables de réaliser cette mission sur cette courte distance. Bien évidemment, afin que le plan du corsaire ne tombe pas entre les mains de Calloway, le message devait être codé, et Azimut avait proposé à Surcouf d’utiliser le chiffrement de la carte des Bénédictines, impossible à déchiffrer au cas où il tomberait entre de mauvaises mains. Un huguenot proposa même de les accompagner et de les guider jusqu’à Mossel Bay, connaissant bien la région et ses dangers. Car, après Franschoek, le paysage montagneux des contreforts du Cap laissait place à une brousse épaisse et immense, où le paysage, souvent identique sur des dizaines de kilomètres, pouvait piéger même les plus expérimentés des trappeurs de la région. Ils chevauchaient le jour et bivouaquaient la nuit, prenant bien soin d’entretenir le feu de camp qui maintenaient les prédateurs à distance. Car si, le jour, l’homme était devenu le plus grand prédateur de la brousse, la nuit, la nature reprenait ses droits et lions, panthères et hyènes emportaient chaque année les cadavres de voyageurs imprudents. Leur voyage jusqu’à Mossel Bay dura deux semaines, et ils arrivèrent au petit matin au sommet des collines bordant la petite ville côtière. Leur guide repartit avec les chevaux et Surcouf écrivit le message destiné à Azimut. Il sortit de la poche intérieure de sa redingote le petit parchemin sur lequel était inscrit le tableau de chiffrement du Code Vigenière.

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Lettre après lettre, il encrypta le message et l’écrivit sur trois petits morceaux de papier qu’il roula sur eux-mêmes et attacha à la patte de chacune des oies.

Cgkbote f Odnlxa Nfa.

Emxgdzx edokx tf vwxomhce qc kdeet pjopdg fpfnp.

Il libéra les animaux qui s’envolèrent séparément et partirent vers l’Ouest en prenant des directions bien différentes.

Espérons que le message arrive à bon port, pensa Surcouf. Même si Azimut avait pour mission de repérer le départ de Calloway et de suivre les mouvements de l’Anglais dans la baie False, il aurait préféré qu’elle soit informée de leur arrivée par les oies de Wardin, ce test grandeur nature devant être un moyen de confirmer qu’ils pourraient, par la suite, utiliser ces animaux comme un moyen sûr, rapide et fiable de communiquer. Le capitaine corsaire chargea Singh, Amund et Andy de descendre en ville et de chercher discrètement un pêcheur disposé à les embarquer sur son cotre pour mettre en œuvre la supercherie destinée à duper Calloway et l’éloigner du chemin du Renard. Les trois pirates revinrent à la tombée de la nuit avec un vieux pêcheur hollandais prêt à les conduire dès le lendemain dans la crique la plus proche à l’Ouest de Mossel Bay. Surcouf insista pour que le pavillon français soit hissé sur le cotre du pêcheur, et ce dernier finit par accepter, moyennant un supplément dans la somme promise par le corsaire. Ensuite, ils se rendirent dans les auberges du port, se faisant connaître de tous, et répétant à qui voulait l’entendre qu’ils venaient de faire faux-bond à Calloway, passant sous le nez de l’Anglais qui risquerait bien d’attendre une éternité au Cap avant de se rendre compte de la disparition du navire corsaire qu’il pourchassait. Feignant l’ivresse, bien qu’Andy et Amund, après avoir rempli leurs panses à force de rhum et de bière, n’eurent pas à feindre grand-chose, ils répétèrent l’opération dans plusieurs tavernes et auberges du port, avant que Surcouf ne les invite finalement à rentrer au navire, adressant à qui voulait l’entendre la destination de son équipage.

— Et maintenant, en route ! Prochaine étape, Lourenço Marques.

Le corsaire espérait que cette information, une fois relayée, éloigne définitivement Calloway du Renard. Pensant avoir plus d’une semaine de retard sur les français, il foncerait, toutes voiles dehors, sur le Mozambique alors que les pirates seraient en réalité derrière lui.

Le lendemain matin, c’est donc un cotre de pêcheur paré du pavillon français qui quitta le port hollandais vers l’Ouest. Au bout de quelques milles, Surcouf, qui était à la barre, dirigea le navire vers la côte, dans une petite crique isolée. Il descendit à la cale pour remettre au pêcheur la bourse promise, mais tomba nez-à-nez sur Singh et Andy, penchés au-dessus du cadavre du malheureux.

— Nous l’avons empêché de parler, dit Andy devant le regard furieux de Surcouf.

— Il aurait été trop risqué de le garder en vie, ajouta Singh.

— Et puis, ça nous fait des économies, plaisanta Amund, qui apparût derrière le corsaire.

Cette fois, Surcouf ne laissa pas passer cette provocation. Il dégaina son pistolet, furieux, et mit en joue les deux meurtriers.

— C’est la dernière fois que vous remettez en cause mon autorité, que ce soit sur ce navire ou sur le Renard, dit-il.

La rage perçait dans le son de sa voix, qui tremblait sous l’effet de la colère.

— Vous avez beau être des pirates qualifiés et talentueux, vous êtes sous mon autorité, dans cette entreprise, et si vous voulez ne serait-ce qu’entrevoir la perspective du trésor des Bénédictines, je vous suggère de respecter mes ordres. Dès notre retour sur le Renard, vous serez mis à fond de cale, au pain sec et à l’eau, pendant une semaine. Et toi, dit-il à Amund, si tu plaisantes encore une fois sur le sujet, tu les rejoindras également. Est-ce que c’est clair ?

Andy soutint le regard de Surcouf pendant de longues secondes, faisant rouler ses muscles et visiblement prêt à en découdre, mais la ténacité du corsaire, ou probablement le pistolet qu’il pointait sur la gorge du pirate eu raison de son orgueil, et il finit par énoncer un discret :

— Limpide.

— C’est clair, capitaine, dit Singh à son tour. Je ne remettrai plus en cause votre autorité.

— Bien, maintenant que son propriétaire nous a quittés, coulons ce navire. Il n’y a pas de raisons de donner à Calloway un indice sur notre supercherie.

Une fois le navire coulé, Ils montèrent le campement pour la nuit dans une petite grotte qui les protègerait autant que faire se peut de la fraicheur de la nuit. Prenant le premier tour de garde, Surcouf regarda dans le ciel la pleine lune qui illuminait la surface noire de l’eau de ses rayons d’argent. A l’Ouest, des nuages noirs s’annonçaient, et le tonnerre résonnait dans le ciel nocturne. Le corsaire espéra que l’orage eût épargné le Cap, et permis à Azimut de révéler les secrets de la carte.

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Depuis deux jours, la pluie battait le pont du Surprise sans discontinuer. Le jour même où les réparations de la frégate s’étaient achevées, le destin semblait avoir jeté son dévolu sur le corsaire français, et un violent orage avait condamné Calloway et ses hommes à l’immobilisme. Si la rigueur et le flegme de son équipage était à nul autre pareil, l’amiral britannique se rendait bien compte que le moral de ses hommes diminuait un peu plus chaque jour, et que des tensions commençaient à se faire sentir dans l’équipage. Et l’orage ne faisait rien pour arranger cela. Lui-même laissait transparaître sa propre nervosité, qu’il contenait en grattant nerveusement ses ongles sur le bois humide du bastingage, s’écorchant la pulpe des doigts de nombreuses échardes qu’il tentait en vain de retirer pendant des heures durant. Cependant, la confiance qu’il avait dans son plan demeurait inébranlable. Surcouf était piégé. Si la météo immobilisait Calloway et l’empêchait de contourner la péninsule du Cap pour partir à la recherche du Français, il en était de même pour le corsaire, et si les messages transmis à Dakar étaient arrivés à bon port, Surcouf serait bientôt délogé par une escadre Anglaise dépêchée pour l’occasion. De son poste d’observation dans la Baie False, l’amiral britannique coupait au Renard la route de l’Est et, au Sud des quarantièmes rugissants, les chaleurs estivales rendaient toute navigation aussi périlleuse qu’inconsciente, car la fonte des glaces du pôle larguait un grand nombre d’icebergs meurtriers dans les eaux tumultueuses de l’océan Antarctique.

Au milieu de l’après-midi, la vigie du mât de misaine annonça l’approche d’une chaloupe néerlandaise. Le gouverneur du Cap venait en personne rendre visite aux anglais. Calloway le reçut dans sa cabine parfaitement ordonnée, qui reflétait la minutie et la droiture inflexible du britannique.

— Asseyez-vous, gouverneur, l’invita-il. Vous prendrez bien un verre de vin. C’est un Malbec de ma réserve personnelle, offert par votre homologue Espagnol, à Buenos Aires. Il est délicieux.

L’invité accepta la proposition et s’avachit lourdement sur la chaise que lui tendait Calloway. A son visage joufflu et sa ventripotence prononcée, il n’était pas difficile d’imaginer que le gouverneur vivait dans l’opulence, profitant de la richesse du Cap pour vivre de buffets et de repas en grand nombre.

— Bien, gouverneur. Que me vaut l’honneur de votre visite ? demanda Calloway. Vos informateurs auraient-ils eu des nouvelles du Français ? Avez-vous découvert dans laquelle des îles au Nord du Cap ce scélérat se cache ?

— Hélas, non. Mes frégates ont sillonné la baie de long en large jusqu’à Melkbosstrand sans trouver la moindre trace de ce Surcouf. Pire encore, un navire est arrivé ce matin de Mossel Bay, et son capitaine m’a affirmé avoir vu et reconnu Surcouf en personne.

— Comment ? c’est impossible ! s’écria Calloway. Nous tenons le seul passage véritablement navigable vers l’Est et mes guetteurs n’ont pas vu la trace du Français.

— Et pourtant, mon informateur m’a assuré avoir rencontré Surcouf et ses hommes dans une des tavernes de la ville. Il l’aurait même aperçu le lendemain quitter le port à bord d’un cotre corsaire maquillé en pêcheur et battant pavillon français. Le capitaine n’avait pas plus d’informations concernant la destination de Surcouf, mais d’après lui, il aurait fait voile vers l’Est.

— Comment diable aurait-il pu passer… répéta Calloway. S’il a contourné le Cap par le Sud c’est qu’il est soit totalement inconscient, soit que les motivations qui l’animent dépassent toute notion de danger. De quand date l’information de votre capitaine ?

— Trois jours, répondit le gouverneur. Surcouf aurait quitté Mossel Bay il y a trois jours. D’après mon informateur, ses hommes seraient des pirates recrutés sur l’île de la Tortue.

— Cela confirme les dires des confréries, répondit Calloway. D’après les informations que j’ai réunies, il serait à la recherche d’un trésor et aurait fait un pacte avec la pire vermine de Trou-Basseux. Bien. Je ne dois pas perdre une minute. Si mes calculs sont exacts, avec le vent d’Est qui nous pousse dans le dos, nous devrions arriver à Mossel Bay avant demain soir, si la situation reste identique. De là, je devrais avoir plus d’informations sur les motivations du Français et sa destination. Je vais quitter le Cap dans l’heure. Bien évidemment, gouverneur, si vous appreniez quoi que ce soit de nouveau sur Surcouf ou sur le cotre français, je voudrais en être informé au plus vite.

— Bien évidemment, amiral, répondit le gouverneur.

— Allez, maintenant, retournez à votre chaloupe, j’ai du travail et pas une minute de plus à perdre.

Calloway interpella son second et lui intima l’ordre de préparer l’équipage à appareiller dans l’heure. Pour sa part, il se plongea dans l’examen de ses cartes de navigation, essayant de trouver par quel moyen le corsaire avait pu lui échapper.

En début d’après-midi, le Surprise était prêt à appareiller. La petite frégate de trente-deux canons quitta lentement la rade, et mit le Cap vers l’Est en direction des hautes vagues formées par la réunion de l’Océan Atlantique et de l’Indien. Si la pluie battait toujours le pont du vaisseau avec la même ardeur, les gabiers anglais ne semblaient pas en tenir compte, et ils s’activaient dans la mâture avec la même rigueur et la même précision que si le navire avait été baigné par un soleil brûlant. Une à une, les voiles carrées de la frégate se déployèrent et se gonflèrent au vent, et le Surprise prit ainsi de la vitesse, brisant les lames noires de l’Océan en colère qui se dressait devant eux. Calloway imposait à ses hommes un rythme soutenu, et les marins n’eurent de repos de toute la nuit, la totalité des quarts de veille étant mobilisée pour tenir l’allure effrénée de la frégate dans la tempête qu’ils affrontaient. Épuisés et trempés, les hommes de l’amiral grimpaient sans cesse d’un mât à l’autre, tantôt pour hisser, tantôt pour affaler les voiles selon que le vent soufflait plus ou moins fort. Même si la tâche était harassante, les marins faisaient le métier qu’ils aimaient, et l’immobilisme de ces dernières semaines et la frustration qui l’avait accompagné les faisaient déborder d’énergie. Au matin, après avoir lutté sans relâche contre vents et marées, le ciel finit par s’éclaircir, et l’aube jeta sur l’horizon ses rayons rosés, dévoilant enfin un ciel serein. L’accalmie s’accompagna d’une faiblesse dans le vent, mais cette dernière ne fut pas assez conséquente pour ralentir l’allure du Surprise, qui filait toujours à près de dix nœuds. Peu après midi, la vigie de misaine annonça la vue des premières maisons de Mossel Bay. L’ancre de la frégate fut jetée à quelques encablures de la petite cité portuaire, et une chaloupe fut mise à l’eau. Calloway, accompagné d’une dizaine de soldats et de deux de ses officiers de quart, débarqua sur la jetée du petit port de pêche, et prit la direction de la cabane du douanier. L’interrogatoire de ce dernier se révéla fort peu probant, et l’homme lui affirma n’avoir jamais vu accoster un cotre corsaire dans son port, et encore moins dans les quinze derniers jours. Circonspect, l’amiral britannique demanda à ses hommes d’interroger tous les marins du port et de fouiller les tavernes de la ville à la recherche d’indices sur le passage de Surcouf et de son équipage.

Là, sa moisson d’informations se révéla autrement plus prolifique. En effet, bon nombre de villageois, ainsi que la plupart des aubergistes de Mossel Bay avaient vu Surcouf, moins d’une semaine avant, faire irruption dans la petite ville côtière. Selon les dires des habitants, le corsaire se serait répandu en moqueries sur le compte de Calloway, arguant qu’il avait filé au nez et à la barbe de l’Anglais, au large du Cap. Il aurait accosté à Mossel Bay pour y avitailler avant de reprendre la mer, le lendemain à l’aube, sur un cotre pêcheur sur lequel il aurait hissé le pavillon blanc du roi de France. Lorsque Calloway interrogea ses indicateurs sur la destination du Français, ceux-ci répondirent tous que Surcouf avait annoncé clairement prendre la route de Lourenço Marques, afin de remonter vers la corne de l’Afrique.

Fort de ces informations nouvelles, Calloway décida de repartir le soir même à la poursuite du corsaire. Il réquisitionna les cartes de navigation de l’officier de douane afin d’étudier plus en détail le projet de Surcouf. Accompagné de son officier de navigation, il retourna à sa cabine et demanda à ne pas être dérangé pendant que l’équipage préparait la frégate à repartir. Il débarrassa la table des restes de son déjeuner d’un mouvement de bras rageur, n’arrivant pas à encaisser la frustration de la fuite du Français. Il étala les cartes sur la table et prit son sextant tandis que son officier, un jeune anglais aux cheveux bruns broussailleux et aux lunettes en demi-lune, écrivait sur un morceau de papier jauni, les calculs que Calloway lui énonçaient. Au bout de quelques minutes, l’amiral demanda :

— Combien y a-t-il d’hommes à bord du Renard.

— Une trentaine, au maximum, d’après nos informations, répondit l’officier.

— Si je me fie aux descriptions faites du navire, il s’agit d’un cotre de soixante-dix tonneaux, au maximum, ce qui correspond au corsaire que nous avons croisé au large du Cap. Quelle distance y-a-il d’ici à Lourenço Marques ?

— Sept cents… Huit cents… Un peu moins de neuf cents milles marins, répondit l’officier qui calculait avec le compas.

— Ce qui correspond à une grosse semaine de mer, si le vent reste aussi favorable. Bizarrement, je n’arrive pas à croire que Surcouf ait été assez stupide pour crier à qui voulait l’entendre sa véritable destination. Et s’il s’agissait d’un piège, pour m’envoyer dans la mauvaise direction ? Duncan, quelles sont les autres destinations qu’aurait pu avoir le Français ?

L’officier de navigation se replongea dans ses calculs. Au bout de quelques minutes, il releva la tête, regardant Calloway par-dessus ses lunettes en demi-lune.

— Bien… si mes calculs sont justes, il pourrait vouloir se rendre vers l’île Bourbon et l’île de France, ou alors pousser jusqu’à Batavia et de là, remonter vers les Indes Orientales ou la mer de Chine.

— L’île de France, mais bien sûr ! Cela représenterait une destination bien plus évidente pour une mission royale que Lourenço Marques, à moins que cette dernière ne soit une étape vers la corne de l’Afrique et un autre moyen de rejoindre les Indes. A quelle distance se trouve l’île Bourbon ? Et pensez-vous qu’il soit possible au Renard de l’atteindre d’une seule traite ?

— Il y a environ deux milles milles d’ici à Saint-Denis, ce qui, avec les vents et les courants contraires, représente au minimum, trois semaines de navigation. Sans compter avec les tempêtes, qui font rage à cette saison.

— Et le Renard n’aurait passé qu’une nuit à Mossel Bay avant de reprendre la mer. Récapitulons. Deux gabiers jurent avoir vu le mât du cotre endommagé et sur le point de rompre lors de notre escarmouche dans la baie de la Table, et notre charpentier assure qu’il aurait fallu une vingtaine de jours, en mobilisant tous les hommes de Surcouf, pour remettre le navire en état. Le gouverneur du Cap m’assure avoir traqué le Français dans toute la baie, et transmis des informations aux villages alentour. Si personne n’a vu le Renard, ni son équipage, je doute qu’ils aient pu remplir leurs cales avant de nous filer sous le nez. Mais soit, admettons qu’elles aient été pleines lors de leur départ du Cap, ils n’auraient eu, à Mossel Bay, que le temps de se fournir en eau potable, tout au plus. Ainsi, si leurs cales peuvent subvenir à leurs besoins jusqu’à Lourenço Marques, leurs provisions seront insuffisantes pour tenter de rallier Saint-Denis d’une traite. Duncan, savez-vous s’il existe un endroit sur la côte, d’ici à Lourenço, capable de fournir un point de ravitaillement pour Surcouf en vue de traverser l’Indien ?

— Justement, capitaine. Lorsque nous étions au Cap, j’ai discuté avec un lieutenant de la Royal Navy qui revenait de Batavia. Il m’a annoncé qu’il y a à peine un an, un convoi de dix-sept navires Hollandais a été pris en défaut par une tempête dans le courant des Aiguilles. Ils se sont échoués sur une des plages de la baie d’Algoa et y ont fondé une petite colonie autonome, vivant du négoce avec les populations locales. Nombre de navires y font désormais escale, n’ayant plus assez de provisions pour rallier le Cap sereinement.

Duncan, l’officier de navigation, montra sur la carte l’emplacement de la colonie batave.

— Évidemment, c’est là qu’il se sera arrêté, s’exclama Calloway. Mossel Bay n’était qu’un prétexte pour nous envoyer dans la mauvaise direction. Duncan, donnez à mon second les coordonnées de cette colonie. Si Surcouf a mis le cap sur l’île Bourbon, il s’y sera arrêté, sinon, nous pourrons continuer notre route vers Lourenço Marques.

Le soir même, le trois-mâts britannique déployait de nouveau ses larges voiles carrées, mettant le cap sur la petite cité portuaire.

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De son poste d’observation, caché dans les bois surplombant les falaises à l’Ouest de la ville, Phaïstos regarda la silhouette du Surprise s’éloigner à l’Est, tandis que le soleil jetait sur la frégate ses rayons orangés. Revenant sur ses pas, il emprunta le sentier qui l’avait conduit jusque-là, et retrouva ses compagnons de route, assis en cercle en train de jouer aux dés. Surcouf, resté à l’écart de la petite troupe, s’avança vers le Bonefray.

— Ça y est ? Ils sont partis ?

Le pirate muet acquiesça.

— Parfait. Zélia ne devrait plus tarder. Dans un ou deux jours, au maximum, nous devrions remonter sur le pont du Renard, camarades ! adressa-il à la cantonade.

— Il était temps, grogna Andy. Je commence à en avoir assez de piétiner sur la terre ferme. Je n’arrive pas à fermer l’œil de la nuit, sans le doux bruissement du clapot sur la coque. Le roulis me manque, tout comme le ragout de Rasteau.

— Moi aussi, renchérit Singh. Le Renard me manque. Ce n’est pas le plus fier vaisseau sur lequel j’ai navigué, mais il a une sorte de caractère, d’âme, qui me touche. Chaque poutre, chaque vergue, chaque poulie semble avoir été imprégnée de l’histoire de ce petit cotre, et l’ensemble forme une sorte d’harmonie rassurante.

— Oui, enfin, quelque harmonie que ce soit, elle a été rapidement brisée par les boulets de Calloway, répondit Andy. Il s’en est fallu de peu que notre mât ne finisse dans les eaux glacées de la Baie de la Table, sans le secours de Törmund et d’Amund. Je me demande bien comment ils ont pu faire pour réparer le mât brisé.

— Je ne doute pas que Tag et Heuer aient redoublé d’ingéniosité pour rendre au mât du Renard de sa superbe, répondit Surcouf.

— Et ils auront trouvé un moyen de lui apporter quelques améliorations, à n’en pas douter, ajouta Singh. Capitaine, vous avez fait le bon choix, de garder ces deux-là.

— J’espère bien, répondit Surcouf, pensif. Allez, prenez du repos, maintenant. Je vais prendre le premier tour de garde. Si Zélia a eu vent du départ de Calloway et que l’équipage a eu le temps de réparer le Renard, ils devraient arriver dans la journée de demain.

En effet, le lendemain, en fin d’après-midi, un petit navire aux voiles familières fit son apparition à la pointe Ouest de Mossel Bay. Le Renard abattit ses voiles une à une avant de s’amarrer au petit quai de la ville portuaire. Les cinq compagnons qui avaient fait le trajet à cheval se précipitèrent vers le navire afin de découvrir ce qu’il était advenu du reste de l’équipage, Surcouf en tête, pressé de découvrir ce que la pleine lune avait révélé à Azimut sur le secret de la carte des Bénédictines. Il traversa à grandes enjambées la passerelle à peine installée par Hippolyte et Mériadec et fonça vers sa cabine pour y retrouver la navigatrice. Il la trouva, comme à son habitude, penchée sur ses cartes, marmonnant d’étranges formules en manipulant ses instruments de navigation.

— Alors ? demanda Surcouf ? La carte ! qu’est-ce qu’elle a révélé ?

— Pardon ? demanda-elle du même ton éthéré qui lui était habituel.

— La carte, répéta Surcouf. La carte des bénédictines ! La pleine lune, le message !

— Ah. Oui… la carte… Et bien non. Pas de message.

— Comment ça ?

— C’est-à-dire que… l’orage était si fort, on n’y voyait rien, et la lune était cachée par les nuages, alors… la carte est restée muette.

— Sacrebleu, jura Surcouf. Qu’allons-nous faire ? Comment vais-je arriver à tenir mon équipage si je n’ai pas de but à leur opposer ? Arriverons-nous à Djibouti avant la prochaine pleine lune ?

— Non, répondit Azimut. D’après mes calculs, les vents et les courants ne seront pas avec nous lors de notre remontée de la côte Est de l’Afrique, et le trajet nous prendra plus de trois semaines, ainsi, la pleine lune devrait nous arriver quelques jours avant de rejoindre la corne de l’Afrique.

— Bon. Dans ce cas, il nous reste une petite chance. Il faut que je trouve Zélia et Tag. Sais-tu où je pourrais les trouver ?

— Oui, ils sont à l’avant du navire. Tag parlait d’une sorte de poulie de sa propre invention, je crois.

Surcouf abandonna la navigatrice à ses cartes et ses calculs, et entreprit de traverser le cotre à la recherche de son second et de son maître charpentier. Visiblement, il n’était pas le seul à être pressé de retrouver son équipage. Près des cuisines, il croisa Singh, Andy et Amund en grande conversation avec Törmund, Rasteau et Dents-Longues. Sur le pont, Phaistos était assis avec Alizée, et semblait avoir repris son apprentissage de la lecture et de l’écriture. Le Bonefray tentait de relater son aventure à la jeune et splendide blonde en assemblant les lettres grossières de son écriture enfantine. La jeune femme avait troqué ses extravagantes robes à volants contre des cuissardes brun foncé, de hautes bottes de cuir et un corset dans les mêmes tons, plus adaptés à la navigation et à son travail dans la mâture. Son chemisier de lin d’un blanc immaculé, glissé sous son corset était le seul vestige des tenues fantasques qu’elle aimait arborer. Il était largement décolleté sur ses épaules et son cou nus, tandis que les manches bouffantes du tissu recouvraient jusques aux longs doigts fins de la Voleuse des Voiles.

Surcouf continua son chemin jusqu’à la proue du navire où il trouva Zélia et Tag en grande conversation.

— … On ferait passer la poulie dans cet étai et le bout me permettrait ainsi de monter et descendre de la cale, avec mon affut, afin de rejoindre plus facilement le pont inférieur et les canons, en cas de bataille navale, disait Tag.

— En effet, cela me semble judicieux répondit Zélia en voyant arriver Surcouf. Cela nous permettrait de libérer Törmund et Amund et de leur attribuer d’autres tâches que celle de te servir de porteur personnel. Ah, capitaine, vous voilà ! La traversée de la savane africaine a été bonne ?

— Très. Avec le concours des colons de Franschoek, nous avons pu traverser les vastes prairies à cheval, avec un guide de qualité. Et vous, comment se sont passées les réparations ? Tag, quelle solution a finalement été choisie ?

— Nous avons raboté le mât d’un mètre, et adapté le gréement dormant. Cela nous a fait perdre en portance un dixième de nœud par heure mais le comportement du Renard est à peu près identique.

— Bien. Répondit le corsaire avant de se tourner vers Zélia. Comment s’est passé la traversée ? Avez-vous reçu mon message ?

— Oui, répondit la fille du Gaffiot. Sitôt nos réparations terminées, j’ai demandé à Mériadec et Natu d’épier l’équipage du Surprise, tandis que nous remplissions les cales du Renard, pour être prêts à repartir au premier mouvement de l’Anglais. La veille du départ de Calloway, la première oie de Wardin a fait son apparition, nous apportant le message de votre arrivée à Mossel Bay. Le lendemain, sous la tempête, la seconde oie a fait son apparition, confirmant le message de la première, alors que mes éclaireurs m’annonçaient le départ de la frégate britannique. Wardin a envoyé ses oies à la recherche de la troisième, et nous avons levé l’ancre le lendemain, toujours sous la pluie battante. Les trois bernaches nous ont retrouvé alors que nous manœuvrions au large de la baie False, et nous avons navigué à un bon rythme, afin de suivre Calloway tout en restant hors de vue, à plus d’une demi-journée de navigation derrière lui.

— Parfait, la félicita Surcouf. Où en sont les provisions du cotre ? Avez-vous eu le temps de remplir les cales ?

— En effet, capitaine, elles sont à peine entamées par les deux jours de navigation que nous avons eus depuis le Cap.

— Excellent. Nous partons sur-le-champ. Je ne souhaite pas m’attarder dans cette ville au risque de faire peser des soupçons sur notre présence. Calloway ne doit absolument pas savoir que nous l’avons piégé et que nous nous trouvons derrière lui. A ce propos, je dois trouver Wardin. Tag, Zélia, je vous confie le commandement de l’appareillage. Je veux que nous soyons loin de Mossel Bay avant la nuit.

Alors que les deux pirates s’éloignaient en vociférant des ordres à tout l’équipage, Surcouf se mit en quête de trouver l’ornithologue Danois. Il l’aperçut à la poupe du navire, comme à son habitude, donnant à manger à ses oies. Hermione, perchée sur son épaule, claqua du bec en voyant approcher Surcouf.

— Bonjour, capitaine, lança Wardin à l’adresse du corsaire. Votre voyage a été bon ?

— Très, merci. J’ai appris que tes oies avaient rempli leur rôle, c’est bien. Elles nous seront utiles, à un moment ou à un autre.

— Oui, le vol en formation n’est pas encore leur point fort, mais leur sens de l’orientation est fiable, et elles semblent comprendre les ordres que nous leurs donnons, ce qui est une très bonne nouvelle.

— En effet, confirma Surcouf. Bien, tu te souviens de ce que je t’avais dit, avant mon départ, concernant ton aigle ?

— Oui, tu voulais que Balaïkhan intercepte toutes les communications entre ici et Calloway.

— Exactement. Nous entrons dans une phase cruciale de notre voyage, et nous risquons fort de nous retrouver pris entre deux feux, si Calloway venait à apprendre le secret de notre ruse. Je veux que ton aigle scrute le ciel jour et nuit et intercepte tous les messages provenant de l’Ouest. Les Hollandais risquent d’envoyer un message à l’anglais, si jamais notre visite n’était pas passée inaperçue, et je ne veux pas prendre ce risque.

— Ce sera fait, répondit Wardin en se dirigeant vers la cage toujours ouverte de son aigle royal. Pour ce qui est du jour, Balaïkhan ne laissera pas passer un passereau, je vous le garanti, et la nuit, je peux faire confiance à Leevi et Hermione. Ils ne sont pas aussi gros et rapides que mon aigle, mais sont de bien meilleurs chasseurs nocturnes.

Le soir même, le Renard avait repris sa route vers l’Est, tout en gardant à portée de vue la côte africaine, et la silhouette gigantesque de Balaïkhan tournoyait autour de Nid-de-Pie, perché au sommet du mât du petit cotre corsaire.

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