Chapitre 26 : Le monastère de Bois-court
Comme pour apaiser la rancœur de l’équipage, un fort vent d’Ouest souffla tout le long de leur remontée vers le nord, et ils mirent à peine une semaine avant de voir, au loin, les premiers contours de l’île de la Réunion, encore appelée île Bourbon. Le ciel lui aussi avait été clément avec le Renard, et leur avait procurer un horizon dégagé et une eau claire tout le long de la traversée. Rasteau s’était découvert un talent nouveau dans la cuisson du ragout de phoque, et Wardin apprivoisait jour après jour le gorfou qu’il avait adopté sur l’archipel. Le jour de leur départ, ils eurent même le privilège d’assister à l’échouage volontaire d’une orque de près de huit mètres sur la grève, afin de chasser un énorme lion de mer. Le mammifère de près d’une tonne aux défenses meurtrières s’était trouvé complètement démuni face aux mâchoires d’acier de l’orque, qui n’eut qu’à attendre la vague suivante pour emmener sa prise dans les eaux sombres de l’Antarctique.
Cependant, le répit des pirates ne fut que de courte durée, car, alors qu’ils approchaient finalement des côtes de l’île, la silhouette longiligne du Trincomalee se dessina devant eux. Le capitaine de la frégate hollandaise avait attendu le Français au Sud de Saint-Pierre, espérant que le corsaire viendrait se ravitailler sur l’île, après sa fuite vers le Sud. Et il avait eu raison. De sa position, cachée par l’ombre de l’île, la frégate était restée invisible à la vue perçante de Nid-de-Pie jusqu’au dernier moment, et il était trop tard pour reculer. Alerté par Zélia, Surcouf mobilisa tout son équipage et ordonna le branle-bas de combat. Chacun connaissait son poste. Alizée commandait à Mircea, Juan, Esme, Singh, Nid-de-Pie, Mériadec et Hippolyte dans les voiles, tandis que Zélia était maître des hommes sur le pont, chargés de manipuler les manœuvres des voiles et les écoutes, et parés à l’abordage. Sur le pont inférieur, les hommes alloués aux canons répondaient aux ordres de Xao. Par un astucieux système de poulies, de renforts et de contrepoids, Tag et Heuer avaient permis de réduire considérablement le nombre d’hommes nécessaires à la mise à feu des cinq canons de bordée du Renard. Sachant que les manœuvres à venir allaient se révéler plus qu’hasardeuses, Surcouf décida de prendre la barre des mains de Victarion, demandant au pêcheur d’être son héraut et de relayer ses consignes à l’équipage. A trois cents brasses du cotre, la frégate commença à abattre pour offrir son flanc à son adversaire et lui envoyer une bordée de ses quatorze canons de dix-huit livres. Chacun des boulets de ces monstres des mers pouvaient envoyer le Renard par le fond, et il fallait à tout prix éviter un affrontement flanc contre flanc. Se rapprochant du vent, Surcouf demanda à son équipage de manœuvrer pour passer à la poupe du Trincomalee, évitant ainsi sa bordée meurtrière. La manœuvre fut un succès, et Xao put faire voler en éclats le gaillard d’arrière de la frégate, ainsi que les quartiers de son capitaine. Mais en se rapprochant ainsi du vent pour contourner son adversaire, le Renard avait perdu beaucoup de vitesse, tandis que son adversaire, dos au vent, en avait gagné presque autant. Ainsi, poursuivant sa manœuvre, la frégate repiqua vers le Nord avec une légère avance sur le cotre, qui n’avait pu profiter de leur changement de cap pour lui échapper. Les deux navires naviguaient cette fois dans la même direction, et le Renard était dans le sillage du Trincomalee, ce qui aurait été une position de force pour le Français, si son objectif n’avait pas été de rejoindre l’île qui se trouvait derrière la frégate hollandaise. Vertongen savait que s’il voulait rejoindre l’île Bourbon, Surcouf devrait dépasser son navire, et s’exposer au flanc de ses canons, aussi demanda-il à ses hommes de réduire la voilure pour ralentir son vaisseau et inciter le Français à tenter la dangereuse manœuvre.
— Capitaine, ils ralentissent l’allure ! que devons-nous faire, lui demanda Mériadec, mandaté par Alizée.
— Restez dans le sillage de la frégate, si nous tentions de la dépasser, nous nous exposerions à la portée de ses canons, et notre cotre ne serait pas capable d’en supporter une bordée.
De son poste d’observation à la poupe du Renard, Dents-Longue hurla.
— Alerte, capitaine, ils sont en train d’installer des batteries dans le gaillard d’arrière !
— Mériadec, alerta Surcouf. Va chercher Xao dans la cale, il faut absolument empêcher les Hollandais de rendre ces canons opérationnels ! Tu m’entends, allez, va !
Le gabier traversa le navire, dévala quatre à quatre les barreaux de l’échelle qui menaient à l’entrepont, et avertit l’artificier de la manœuvre de la frégate.
— Oscar, Törmund, Amund, avec moi, aboya l’artificier. Allons montrer à ces maudits bataves ce que le Renard a dans le ventre, en route.
Ils grimpèrent tous les quatre sur le pont supérieur, et retrouvèrent Tuba et Phaïstos, attelés à la manœuvre de l’une des deux caronades de chasse.
— Törmund, Amund, avec moi, dit-il en se plaçant derrière la caronade Tribord. Remplissez-moi cet affût de mitraille, je veux qu’ils finissent en bouillie. Oscar, va avec les deux autres, et vise-moi ce gaillard d’arrière, il ne faut pas qu’ils aient une minute de répit.
Tuba et Phaïstos ayant déjà chargé la caronade bâbord, Oscar n’eut qu’à viser et ordonner au Bonefray d’allumer la mèche pour que la gueule d’acier de l’engin déverse son feu meurtrier sur les Hollandais. Contrairement aux boulets de canons, destinés à percer la coque, détruire les mâts ou percer les voiles des adversaires, la mitraille, faite de milliers de billes de plomb de la taille d’un petit pois, avait pour but de toucher les hommes qui manœuvraient les canons ou les voiles de l’adversaire. Le tir d’Oscar démembra deux gabiers bataves et en tua trois autres en leur transperçant le corps de toutes parts. Moins d’une minute plus tard, le tir de Xao fit presque autant de dégâts, forçant leurs adversaires à se replier vers la proue du Trincomalee.
Pendant une bonne partie de l’après-midi, les deux navires se livrèrent ainsi à ce dangereux ballet. Le Renard louvoyait dans le sillage du Trincomalee, harcelant sans relâche la poupe de la frégate pour empêcher les Hollandais d’y installer des batteries mobiles. Chaque fois que Vertongen tentait une manœuvre pour mettre son vaisseau de flanc et mettre en joue le cotre corsaire, Surcouf ordonnait à son équipage de manœuvrer en sens inverse et tenter de dépasser son adversaire par la poupe, ce qui obligeait le Hollandais à avorter sa manœuvre et poursuivre sa marche vers le Nord. Alors que le soleil commençait à décliner à l’horizon, la situation se décanta. Avec le refroidissement de l’air, le vent forcit, obligeant les deux navires à accélérer leur allure. D’abord cachée par les reliefs sombres des hautes montagnes de l’île, la silhouette d’un vaisseau se dessina. Il fonçait droit sur eux. Après quelques minutes, Nid-de-Pie put identifier son pavillon et hurla sa joie de distinguer le drapeau blanc de la flotte du roi Louis. Pour les Hollandais, la situation se compliquait. Le navire qui s’avançait vers eux était de la classe d’une frégate de même rang, et ils risquaient de se retrouver pris entre deux feux. L’engagement était inévitable. Une fois à quelques centaines de brasses l’une de l’autre, les frégates empannèrent toutes deux vers l’Est, se mettant ainsi dos au vent, et exposant l’une à l’autre leurs bordées de canons, sabords relevés. Un bruit assourdissant retentit, porté sur l’eau jusqu’aux oreilles d’Oscar et de Mircea qui regardaient le spectacle de l’affrontement de ces deux colosses des mers. Bientôt, le hurlement des hommes agonisant succéda au rugissement des canons.
C’est le moment que choisit Surcouf pour passer à l’abordage. Louvoyant toujours dans le sillage du Trincomalee, Il vira de bord et vint se placer contre la frégate hollandaise. Sur le pont principal, Andy, Rasteau, Phaïstos et Amund lancèrent leurs grappins qui se fichèrent dans les planches de bois du bastingage. Les flancs des deux navires se touchèrent dans un fracas assourdissant, et les pirates se ruèrent à l’abordage du Hollandais, Dents-Longues et Singh en tête. L’effet de surprise fut total. Oscar et Mircea tirèrent leurs rapières de leurs fourreaux et sautèrent, côte à côte, sur la frégate, en hurlant pour se donner du courage. À leur droite, ils virent Törmund et Amund les dépasser en courant, le premier faisant tournoyer ses deux haches vikings au-dessus de sa tête, le second armé de sa masse d’arme et de son bouclier en étain. À leur gauche, Wardin était armé de son szablya, un sabre à la lame courte et courbée typique de la cavalerie hongroise, qu’il avait obtenu lors de son périple en Europe. Il se battait à un contre trois, mais Balaïkhan, Leevi et Hermione tournoyaient autour de lui, frappant ses adversaires à coups de becs et lacérant leur chair de leurs serres. Le pont principal du Trincomalee était une véritable scène d’horreur. La fumée produite par la poudre à canon et les planches en feu plongeait les hommes dans une brume étouffante où se mêlaient les odeurs de soufre et de sang. Les cris des blessés répondaient aux coups de feu des mousquets et des pistolets, et le fracas des sabres qui s’entrechoquaient surmontait le tout.
Oscar et Mircea, dos à dos, se battaient contre deux soldats hollandais, dans leur costume vert et orange. Les hommes ne devaient pas avoir plus d’une vingtaine d’années, mais ils étaient formés au combat et n’en étaient pas à leur premier affrontement, aussi les deux garçons durent mettre à profit les longues heures d’entrainement avec Dents-Longues pour venir à bout des jeunes soldats. D’un habile mouvement de côté, Mircea évita la lame de son adversaire, et riposta en plongeant la pointe de sa rapière dans la poitrine vulnérable de son adversaire. Le malheureux rendit l’âme dans un gargouillement étranglé et s’affaissa sur le sol, une tâche sombre s’élargissant lentement là où la lame l’avait transpercé. Oscar, de son côté, bataillait vaillamment avec son adversaire, qui semblait avoir une meilleure maîtrise de l’escrime et le faisait reculer à chaque attaque, si bien que le garçon finit par se retrouver acculé contre le bastingage. Le regard crispé et la bouche déformée en un rictus de haine, le soldat s’appétait à porter le coup de grâce d’une fente conquérante à la tête quand, d’un mouvement réflexe, Oscar para le coup en quinte et écarta la lame qui passa à quelques centimètres au-dessus de sa tignasse blonde. De sa main gauche, le garçon tira le petit poignard au manche ouvragé de son père et le plongea dans la gorge du Hollandais. Le soldat laissa tomber son arme en éructant, et porta les mains à sa gorge pour empêcher en vain le flot de sang noir qui s’en écoulait, éclaboussant au passage le visage d’Oscar. Il s’effondra à son tour aux pieds du garçon qui s’essuya le visage d’un revers de manche et courut rejoindre le champ de bataille où Mircea était cerné par trois adversaires. Il arriva à s’interposer tout juste alors que l’un des Hollandais tentais de surprendre Mircea en l’attaquant par derrière. D’une fente désespérée, il se jeta en avant et réussit à détourner la lame à quelques centimètres du flanc de son ami. A deux contre trois, la bataille était loin d’être gagnée, et les garçons, dos à dos, paraient les coups de leurs adversaires les uns après les autres, mais les pointes acérées des lames hollandaises se rapprochaient coup après coup de leur but à mesure que les garçons se fatiguaient.
Au moment où l’un des soldats se préparait à porter une nouvelle attaque contre Oscar, Cebus, surgissant de nulle-part, sauta sur le dos du Batave et planta dans son cou ses canines acétées. L’homme leva les bras en hurlant, tentant de se défaire de l’animal et Oscar en profita pour le pourfendre de la pointe de sa rapière. Surpris par l’intervention du capucin, un second soldat baissa sa garde et s’exposa à une riposte de Mircea. D’un mouvement sec, le garçon trancha la main du Hollandais qui roula sur le sol à quelques mètres du corps de son propriétaire. L’homme tomba à genoux, tenant de sa main gauche le moignon sanguinolent de son bras droit. Les deux garçons se reportèrent tous les deux sur le troisième homme qui s’agenouilla, laissant tomber à ses pieds son épée qui rebondit avec un tintement métallique, et leva les mains bien haut en signe de reddition. Épuisés, les deux amis tombèrent dans les bras l’un de l’autre, leurs cœurs battant à tout rompre. Mircea ferma les yeux, savourant la douceur des boucles blondes d’Oscar contre son visage, écoutant la respiration ténue du garçon et sentant le souffle de son ami contre son oreille.
Après cette étreinte qui leur sembla durer une éternité, Oscar et Mircea s’autorisèrent à regarder autour d’eux. Les nuages de fumée causés par les coups de canons s’étaient quelque peu dissipés, mais l’odeur de soufre était toujours dans l’air, cet air qui semblait vicié par les horreurs dues à la barbarie des hommes. La frégate royale avait rejoint l’équipage du Renard et abordé le Trincomalee quelques minutes après Surcouf et ses hommes, et les Hollandais s’étaient vite retrouvés submergés par le nombre. Autour des deux garçons, des corps épars recouvraient le pont rouge de sang de la frégate. Les dépouilles étaient pour la plupart vêtues d’uniformes verts et oranges, tandis que le reste des Hollandais s’étaient rendus. Dans leur uniforme bleu impeccable, les soldats de la marine française contrastaient avec les vêtements sales, usés et en loques de l’équipage des pirates, mais le nombre des corps amoncelés autour des vainqueurs penchait définitivement en faveur de l’équipage de Surcouf. Si Dents-Longues et Singh paraissaient avoir abattu un régiment à eux seuls et s’attardaient à compter les corps pour savoir lequel des deux avait atteint le plus grand total, c’était autour de Wardin que le compte des hollandais occis était le plus grand. Le visage du Danois était maculé du sang de ses ennemis, Balaïkhan et Leevi étaient en vol stationnaire à quelques dizaines de centimètres au-dessus de la tête de l’ornithologue, menaçant les survivants de leurs regards perçants, tandis qu’Hermione s’était posée sur l’épaule de son maître.
Les soldats français de la frégate royale, qui s’avérait être la Renommée, le navire le plus rapide de la flotte du roi Louis, rassemblèrent les rescapés de l’équipage hollandais pour les faire prisonniers. Le capitaine Vertongen fut transbordé vers la frégate française et emmené dans la cabine du capitaine, suivi de Surcouf et d’Azimut. Le corsaire demanda à Zélia de faire l’inventaire du navire captif et de séparer le butin avec le second de la Renommée.
— Surcouf, quel plaisir de vous voir ici, commença le capitaine français. Que nous vaut le plaisir de votre visite dans ces eaux hostiles de l’océan Indien ? A bord d’un cotre corsaire et avec un équipage des plus…originaux ajouta-il en dévisageant Azimut.
Ignorant la remarque, la navigatrice inspectait la cabine du capitaine, ouvrait les livres posés sur les étagères et feuilletait les carnets de bord devant son regard ébahi.
— Aux dernières nouvelles, vous étiez occupés à rendre la vie dure aux Anglais dans les Caraïbes, à bord de votre Recouvrance, ajouta-il, en regardant d’un mauvais œil les largesses d’Azimut quant aux règles de bonne conduite et au respect de son hospitalité.
— C’est-à-dire que… mes plans ont changé, répondit Surcouf. J’ai été investi par le roi en personne d’une mission de la plus haute importance, et il m’a demandé de former un équipage en conséquence. Même si le passé de certains de mes hommes est peu recommandable, ce sont les meilleurs dans leur domaine, De Moustier.
— En effet, mes hommes ont pu constater la redoutable efficacité de vos…corsaires, répondit le capitaine De Moustier, en hésitant sur le dernier mot. Ainsi donc, le roi Louis vous a envoyé en mission vers l’île Bourbon. Et vous, dit-il en se retournant vers le Hollandais, que faisiez-vous à la poursuite du Renard, capitaine ?
— Vertongen, capitaine, répondit l’intéressé. L’amiral Calloway, que vous connaissez sûrement, nous a présenté un ordre de mission signé de la Reine Elizabeth en personne, définissant Surcouf comme hors-la-loi et promettant une récompense à la mesure de son service à qui traduirait ce traître devant la cour de Versailles.
Le regard de De Moustier alterna de l’un à l’autre des capitaines qui se trouvaient devant lui, circonspect.
— Mais… je ne comprends pas, dit-il finalement. Comment la Reine peut-elle faire de Surcouf un hors-la-loi quand le roi en personne…
— Le roi Louis est mort, le coupa Vertongen.
— Comment ? répondirent en chœur les deux autres.
— La nouvelle nous est parvenue le jour-même du départ de Surcouf de Port-Elizabeth. La reine a pris la régence de la France, en l’absence de successeur légitime au roi Louis. Elle a déclaré Surcouf hors-la-loi et prié quiconque le verrait de le traduire en urgence à Versailles pour haute trahison.
— Capitaine, le coupa Surcouf. Faites sortir cet homme tout de suite, ce que j’ai à vous dire est confidentiel et relève de la plus haute importance.
Le capitaine De Moustier fit sortir Vertongen qui invectivait avec véhémence Surcouf et tentait de le mettre en garde contre les paroles du corsaire. Surcouf se tourna vers Azimut, toujours plongée dans les lectures des carnets du capitaine, cherchant du regard l’approbation de la navigatrice.
— Dis-lui, lança-elle simplement.
— Bien, répondit Surcouf. Ce que je vais vous dire est hautement confidentiel. Avant de mourir, le roi Louis m’a confié une mission secrète. Il savait qu’Elizabeth complotait dans son dos et essayait de rallier la couronne de France à celle d’Angleterre, par tous les moyens. Avec sa maladie, Louis se voyait mourir à petit feu et m’a chargé de retrouver—il hésita quelques secondes avant de terminer sa phrase— le trésor des Bénédictines.
— Le…
— Chut ! le coupa Surcouf. Il ne faut pas que l’on nous entende. D’après Louis, seule la découverte du trésor des Bénédictines pourra sauver la France des griffes de la perfide Albion, et, vous le savez aussi bien que moi, nous avons combattu côte à côte pendant la guerre du Lys et de la reine des épines, Elizabeth n’est pas digne de gouverner notre pays. Il ne faut pas laissez la reine ou cet infâme Calloway mettre la main sur la carte. Laissez-moi partir et mener à bien la mission qui m’a été donnée par notre roi légitime.
— C’est que… Je ne peux pas ignorer les paroles de Vertongen. Je suis l’obligé du gouverneur de l’île, et je me dois de vous amener devant lui. Lui-seul a le pouvoir de décider de la poursuite de votre mission.
— Et pensez-vous qu’il désobéira aux ordres d’Elizabeth, pour le bien du royaume ? demanda Surcouf.
— A vrai dire, je n’en suis pas si sûr, répondit De Moustier. Le gouverneur de l’île Bourbon cultive une rancune personnelle contre Louis. Il était ministre des Armées de son père et briguait le poste de Chancelier lorsque Louis est monté sur le trône, mais ces deux hommes avaient des différends, des visions divergentes pour la France, et il a toujours vécu sa nomination à Saint-Denis comme un affront et une forme d’exil. Je pense qu’il sera ravi de voir en votre capture une forme de revanche personnelle, et un moyen de se placer dans les faveurs de la reine pour revenir en métropole.
— Dans ce cas, vous ne pouvez pas me livrer à lui, cela signerait l’arrêt de mort de ma mission, et la fin des espoirs du royaume répondit Surcouf.
— C’est que…
— Et si nous disparaissions, tout simplement ?
La voix éthérée d’Azimut s’était élevée, coupant la parole du capitaine de la Renommée.
— Comment ? demanda ce dernier.
— C’est bien simple, répondit la navigatrice. Devant Vertongen, vous affirmez souhaiter faire comparaître Surcouf devant votre supérieur, le gouverneur, et dans le secret, vous préparez notre fuite. Ce soir à la faveur de la nuit, nous nous écarterons du cortège et filerons discrètement vers l’île, tandis que vous poursuivrez vers le Nord, en direction de Saint-Denis. Il suffira que vous postiez des hommes de confiance, et que ces derniers aient pour ordre de ne pas donner l’alerte de notre départ.
— Elle a raison, approuva Surcouf. S’il vous plaît, capitaine. C’est notre seule chance. Et ainsi, votre honneur sera sauf.
Le capitaine De Moustier réfléchit pendant de longues minutes avant d’acquiescer finalement
— C’est d’accord. Gardes ! faites entrer le prisonnier Vertongen.
Lorsqu’ils remontèrent sur le pont, les derniers rayons du Soleil filtraient à l’horizon.
— Préparez le navire, ordonna Surcouf à Skytte et Rasteau. Nous partirons à la nuit tombée.
Le passage de Calloway à Lourenço Marques se solda par un nouvel échec. Ses hommes fouillèrent en vain toutes les auberges du comptoir portugais, visitèrent tous les bordels et interrogèrent tous les pêcheurs du port sans trouver aucune trace de Surcouf ni de son mystérieux équipage.
Animé d’une rage folle, il avait ordonné à son équipage de poursuivre ses recherches vers le nord, en direction de Mayotte, arraisonnant chaque navire de pêche qui pourrait dissimiler les Français. Ils remontèrent ainsi le canal du Mozambique, enchaînant espoirs et déceptions, au fil des pêcheurs qu’ils croisaient. Au bout d’une semaine d’efforts infructueux, la tension commença à monter au sein de son équipage. L’accumulation des frustrations et de cette attente interminable doublées d’une forme d’immobilisme échauffait les esprits des hommes comme ceux de l’état-major de l’Amiral. Un matin, la vigie en poste sur le mât d’artimon du Surprise annonça une voile à l’horizon.
— Quelle classe ? demanda Calloway.
— Corvette, amiral, répondit le gabier. Hollandaise !
— Hollandaise ? interrogea Calloway. Que viennent-ils faire dans ces eaux ? Leurs routes commerciales vers Batavia et les Indes passent habituellement au Sud de Madagascar.
A mesure que la journée avançait, la corvette se rapprochait d’eux. Par sécurité, l’amiral britannique ordonna le branle-bas de combat et prépara son équipage à toute éventualité. Avant même de se retrouver à portée des canons du Surprise, la corvette hollandaise hissa le drapeau blanc, amena ses voiles et mit une chaloupe à la mer. Calloway ordonna à ses hommes de manœuvrer afin d’accueillir l’émissaire batave à bord.
— Amiral Calloway ? demanda le Hollandais. Je suis le capitaine du Rattlesnake, envoyé par le gouverneur de Port-Elizabeth pour vous avertir que nous avons trouvé Surcouf.
— Comment ? demanda l’Anglais. Mais Surcouf n’était-il pas en avance sur notre position ?
— C’est ce qu’il a essayé de vous faire croire, visiblement, mais les colons de Port-Elizabeth ont reçu sa visite, quelques jours après votre départ. Comme il portait une lettre signée du Roi en personne, mes compatriotes n’ont pas voulu froisser la France et ont désobéi à vos ordres et laissé échapper le corsaire et son équipage de pirates.
De rage, Calloway envoya rouler son encrier et ses parchemins à l’autre bout de sa cabine.
— Idiots ! pourquoi l’avez-vous laissé échapper ! La reine en personne…
— Je sais, confirma le Hollandais. Je suis arrivé à Port-Elizabeth le jour même du départ de Surcouf. Quand je leur ai apporté la nouvelle de la mort de Louis, Vertongen et le gouverneur se sont mordu les doigts d’avoir laissé échapper le corsaire.
— Comment ? demanda Calloway. Louis est mort ?
— Oui, il a succombé au mal qui le rongeait depuis des mois. C’est la reine Elizabeth qui orchestre la régence du Royaume de France, désormais, et elle a fait de la capture de Surcouf une priorité nationale.
— Voilà qui devrait nous faciliter la tâche, conclut Calloway. Mais pourquoi avez-vous filé dans ma direction au lieu de poursuivre ce forban ?
— C’est-à-dire que, Vertongen m’a chargé de vous avertir. Il a pris en chasse le Renard à bord du Trincomalee pendant que j’avais pour mission de vous avertir. Vous sachant parti au Nord vers Lourenço Marques, Surcouf a décidé de contourner Madagascar par l’Est, afin de vous échapper. Il sera sûrement allé se ravitailler sur l’île Bourbon ou l’île de France.
— Malheur ! mais comment voulez-vous que le Trincomalee rattrape un cotre taillé pour la course et la vitesse ? pesta Calloway.
— Le Trincomalee est une fière frégate, elle est rapide et le capitaine Vertongen est un navigateur de talent. Je ne doute pas qu’il aura rattrapé le fuyard et l’aura arraisonné. Si c’est le cas, il m’enverra un message.
— Venez avec moi à Mayotte, décida Calloway. De là, si nous n’avons pas de message de Vertongen, nous déciderons de la marche à suivre. Il ne faut pas perdre la trace de Surcouf, ou bien il nous sera difficile de le retrouver.
— Il nous reste encore beaucoup de temps ? demanda Oscar, dont les pieds commençaient à lui faire mal.
— Encore une lieue et nous nous reposerons pour la nuit, lui répondit Surcouf. Courage.
— Admire plutôt le paysage au lieu de te plaindre, le sermonna Mircea. Regarde comme c’est magnifique.
Ayant débarqué à quelques encablures de Saint-Pierre, Surcouf avait demandé à deux de ses hommes de se renseigner sur la présence du monastère bénédictin le plus proche. Mériadec lui avait révélé avoir appris par les locaux que le monastère de Bois-Court se trouvait à dix-huit kilomètres à vol d’oiseau au Nord-Est du village, en plein cœur de l’île. Surcouf avait demandé à Oscar et Mircea de l’accompagner, préférant soustraire les garçons pendant quelques jours à l’influence parfois néfaste de l’équipage du Renard. Ils avaient remonté toute la journée le Bras de la Plaine, et voyaient désormais devant eux la magnifique trainée blanche de la chute du Voile de la Mariée, déversant les torrents d’eau glacée du Piton des Neiges vers le Bras de la Plaine. Les trois compagnons de voyage passèrent la nuit au pied de la chute, à quelques centaines de mètres sous le monastère de Bois-Court.
Le lendemain matin, à la première heure, ils entreprirent la difficile ascension vers le monastère, au cœur de la forêt primaire. En fin de matinée, ils atteignirent finalement le haut plateau qui surplombait la vallée, et où les Bénédictines avaient installé leur monastère. De là-haut, la vue était splendide, s’étalant à trois-cent-soixante degrés. A l’Est, la silhouette massive du Piton de la Fournaise dégageait des volutes de fumée noirâtres. Au Nord-Ouest, le sommet du Piton des Neiges était dissimulé dans les nuages. Au Sud, l’immensité de l’Océan recouvrait l’horizon, parsemé de minuscules points blancs, seuls témoins de l’activité humaine dans ces régions reculées du globe. Ils entrèrent dans le monastère désert, guidés par le chant des sœurs qui célébraient la sexte, l’office du milieu du jour. Surcouf, Oscar et Mircea attendirent devant la chapelle que l’abbesse termine sa lecture du troisième psaume, et regardèrent les sœurs sortir l’une après l’autre et retourner à leurs activités sans porter attention aux nouveaux arrivants. Finalement, la mère supérieure sortit de l’abbatiale et se dirigea vers les trois nouveaux venus.
— Bonjour, messieurs, dit-elle. Que nous vaut l’honneur de votre visite.
— J’aimerais m’entretenir avec vous, ma mère, répondit Surcouf. Je me présente, je suis le capitaine Surcouf et voici Oscar et Mircea, qui sont pour moi comme mes fils.
— Je vois. Suivez-moi, je vous prie.
Elle conduisit les trois hommes à l’intérieur du monastère, jusque dans la bibliothèque. Elle demanda aux sœurs qui s’y trouvaient de bien vouloir quitter la pièce et referma la porte derrière elles. Le capitaine s’assit sur l’une des chaises de bois qui se trouvaient dans la bibliothèque, et déroula la carte des bénédictines, qu’il avait soigneusement empaquetée et emportée avec lui.
— D’après la carte, l’une des sept pièces menant au trésor des Bénédictines se trouve dans votre monastère, commença-il.
— Les sept pièces du trésor ? demanda Oscar.
— Je te raconterai, lui répondit Surcouf. Ma mère, continua-il, avez-vous l’une des pièces du trésor ?
— Malheureusement, non, répondit la sœur. Les amulettes du sacrifice sont tenues cachées dans le monastère de Flic en Flac, sur l’Ile de France. Nous ne possédons ici, à Bois-court, que le boitier d’argent dans lesquelles elles doivent être conservées par son porteur.
— Horreur, pesta Surcouf. J’ai promis à mon équipage que l’île Bourbon apporterait des réponses à nos interrogations et nous fournirai l’une des clefs du trésor. Désormais, Dents-Longues ou Rasteau vont convoquer un vote et je risque d’être destitué. Ma mère, n’y a-t-il pas moyen de trouver une solution ?
— A Chalais, que vous a demandé l’abbesse avant de vous confier la boussole ?
— Elle m’a mis à l’épreuve, répondit Surcouf. Elle m’a demandé d’adopter Mircea comme s’il était mon fils, et c’est ce que je me suis efforcé de faire depuis lors.
— C’est vrai ? demanda l’abbesse à Mircea.
— Oui, il a été comme un père, pour moi.
— Pour nous, renchérit Oscar. Depuis le jour où il m’a vu, sur Saint-Domingue, il m’a traité comme son fils et m’a appris tout ce qu’il pouvait. C’est un homme bon, ma mère.
— Ces enfants ont l’air heureux et en bonne santé, dit-elle. Je veux bien croire ce qu’ils avancent. Surcouf, seriez-vous prêt à tout pour eux ? Seriez-vous prêt à perdre votre navire et votre équipage ?
— S’il me fallait perdre un bras et même la vie pour les protéger, je le ferais, répondit le corsaire, alors mon navire, je l’abandonnerais volontiers pour leur sécurité.
— Bien, dans ce cas, je vais vous confier le boitier d’argent. Lorsque vous le présenterez aux sœurs de Flic-en-Flac, elles vous donneront les amulettes. Mais vous devrez payer un tribut, en abandonnant l’un de vos fils, ici, à Bois-court.
— Impossible, répondit Surcouf. J’ai fait la promesse de protéger Oscar des griffes de la reine, et Mircea m’a été confié par les sœurs de Chalais. Je ne peux pas les abandonner ainsi au milieu de l’Océan Indien.
— Je vais rester, répondit Mircea. Après tout, c’est grâce aux Bénédictines que j’ai réussi à me sortir de la misère dans laquelle j’étais, et ce serait leur rendre hommage que de me mettre à leur service.
— Mircea, non, le supplia Oscar. Tu ne peux pas m’abandonner maintenant. J’ai besoin de toi. S’il vous plaît, laissez-le partir, ou alors, laissez-moi rester avec lui.
— Oscar, tu sais bien que je ne peux pas te laisser ici. Calloway est sur nos traces, et s’il venait à te trouver ici et à te ramener à la reine, je ne me le pardonnerais pas.
— Les liens que vous avez tissés tous les trois me semblent solides et sincères, et je n’ai pas envie de vous séparer, répondit l’abbesse. Surcouf, voilà ce que je vous propose. Partez dès maintenant avec sœur Thérèse pour Saint-Louis. Là, un sénau marchand en partance pour l’île de France vous y attend. Pendant ce temps, je demanderai aux garçons d’aller me chercher de l’arnica sur les pentes du Piton des Neiges, car notre pharmacie s’en est trouvée à court. Lorsqu’ils reviendront, je les laisserai rejoindre votre équipage et annoncer la nouvelle de votre départ. Ainsi, nous saurons si les pirates que vous avez engagés sont dignes de votre confiance.
Surcouf regarda les garçons avec insistance avant d’accepter finalement la proposition de l’abbesse. Le lendemain, il prit seul le sentier qui serpentait le long de la paroi abrupte de la montagne jusqu’au Bras de la Plaine.
Annotations