Où est passé l'homme illustré ? - 4

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Un plafond blanc, quatre murs. Etouffants comme un cercueil. Le bruit de la soufflerie dans la petite salle d’eau attenante à sa chambre et des portes qui claquent autour d’elle, pour lui faire comprendre qu’elle n’est pas seule. Quelques rires, parfois. Mais surtout les pas de groupes qui se déplacent en silence et passent devant sa porte. La technosphère semble ne jamais dormir. La Synthétique vient de manger le repas qu’on lui a apporté sans en ressentir le besoin, ni les saveurs. Debout près de la fenêtre, elle fixe l’extérieur et tente de percer l’obscurité de ses pupilles platinées. Sans résultat. Il lui faudra attendre la lumière salvatrice du jour. Alma s’allonge sur sa couchette et ferme les yeux dans l’attente du lendemain. Le bruit de sa respiration résonne à l’intérieur d’elle, comme dans une grande pièce vide, et ne la quitte jamais.

Lorsqu’elle ouvre ses paupières, les rayons du soleil se déversent dans la chambre, irradiant la blancheur de ses draps. La Synthétique est incapable de ressentir leur chaleur sur sa peau. Mais le plus grave, c’est de ne rien ressentir à la vue du paysage magnifique qui s’offre à ses yeux, des couleurs qui esquissent l’horizon. De ne rien ressentir au bonheur d’être en vie.

— Alma Sato ? demande une personne de l’autre côté de la porte. C’est bien vous ?

La Synthétique se lève, faisant tinter ses mèches siliciées dans un bruit mélodieux. Elle ouvre la porte et se retrouve nez à nez avec une dizaine de personnes entassées dans le couloir. En la voyant, chacun pousse des cris d’admiration, leurs yeux s’agrandissent d’émerveillement. La femme et l’homme juste devant Alma lui arrivent au niveau du menton et lèvent la tête à son approche.

— Qu’est-ce qu’elle est grande ! crie quelqu’un dans le groupe.

— Savi Valca a de la concurrence, se moque quelqu’un d’autre.

L’homme lance un sourire radieux à la Synthétique et lui tend une plaquette et un livre à la couverture aquarellée.

— Des peintures que j’ai faites moi-même ! Ça vous donnera un avant-goût en attendant de voir du pays. Et du chocolat ! explique-t-il sans se départir de sa gaieté. J’espère que vous aimez ça, on s’est dit qu’après tout ce temps vous aimeriez pouvoir manger du chocolat. Vous en avez déjà goûté, vous en aviez à votre époque ?

Sans lui laisser le temps de répondre, la petite femme à côté de lui donne à son tour un cadeau à Alma. Un liquide ambré dans une bouteille en verre finement ornée.

— Et boire un petit coup par la même occasion ! Du rhum, qui provient directement des îles Tincoãs !

— Moi aussi j’ai quelque chose pour vous !

Quelqu’un d’autre à l’arrière lui tend un bouquet de plantes multicolores, dont les personnes alentour hument l’odeur avec plaisir. Alma ne sent rien, ne comprend pas leur engouement. Mais elle saisit tous les objets qu’on lui met dans les mains sans montrer la moindre expression, sans comprendre la raison de ces cadeaux.

— Ça vous plaît ? demande la petite femme devant elle.

— J’imagine, répond la Synthétique.

— Quel succès chère Alma, déclare Huysmans, surgissant à l’autre bout du couloir suivi de près par Savi, qui jette des regards désapprobateurs au petit attroupement.

Le groupe s’écarte pour les laisser passer puis se disperse. Les dernières personnes à n’avoir pas pu donner leur présent en main propre le laissent à côté d’Alma, à grande distribution de sourires, de clins d’œil et de tapes amicales sur l’épaule.

— Vous avez été gâtée ! remarque le directeur. Vous avez bien dormi, votre chambre vous convient ? s’enquiert-il dans un simulacre de sympathie.

— Oui. Mais il me tarde de résoudre ce problème de sensations. Et d’aller dehors, ajoute la Synthétique.

—Comme je vous l’ai expliqué, les tests psychomoteurs ont été concluant, dit la chercheuse aux yeux clairs à l’adresse de Huysmans. Aucun souci à ce niveau-là. On passe aujourd’hui aux tests cognitifs et perceptifs.

Le directeur hoche la tête dans un mouvement quelque peu frénétique. Ses cheveux balaient en rythme ses joues parfaitement lisses.

— Bien, très bien, très très bien… Bien…

Il regarde dans le vide sans cesser de remuer le crâne de haut en bas.

— Ern Huysmans ? demande Alma, qui n’arrive pas à s’expliquer le comportement étrange du directeur.

— Monsieur ? Vous allez bien ?

Savi, qui jusqu’alors ne semblait pas prêter attention aux absences du directeur, le regarde maintenant avec des yeux inquiets. Le directeur ne paraît pas les entendre, il continue ses mouvements de tête, le sourire aux lèvres, tout en murmurant des mots incompréhensibles.

— Monsieur ! Vous m’entendez ?

Il se redresse d’un coup et arrête de marmonner, retrouvant ses esprits.

— Oui pardon… Cela commence à poser problème, déclare-t-il, énigmatique. Nous en parlerons plus tard, ne vous en faites pas. Allez donc passer vos tests, c’est primordial.

— Comme vous voudrez, répond Alma, sans cesser de le regarder.

— Vous êtes sûr monsieur Huysmans ? s’enquiert Savi, soucieuse.

— Oui, oui. Merci très chère, la rassure le directeur, au sourire éternellement gravé.

Sur un hochement de tête silencieux, la chercheuse entraîne Alma à sa suite et la conduit dans la salle de test. Des écrans tapissent les murs sur toute leur surface. Eteints, ils parent la pièce d’un noir profond où ne se reflètent que les barres illuminées des néons. Rick Kowalski les rejoint quelques instants plus tard, une tasse de café à la main dont il manque de renverser des gouttes sur le sol.

— Salut miss Valca, miss Alma !

— Rick, pas de boisson dans les labos ! le sermonne Savi en lui faisant les gros yeux. D’autant plus que tu n’as rien à faire là, les tests de ce matin n’ont aucun rapport avec ton domaine.

— Allez il est tôt, j’ai besoin de caféine ! négocie le physicien avec une moue qu’il veut attendrissante. Et je suis curieux, que ce soit mon domaine ou pas, on forme une équipe non ?

La chercheuse soupire et se concentre sur les nombreux écrans en face d’elle. Ils s’allument un à un, plongeant la salle dans une lumière artificielle et oppressante.

— Asseyez-vous, ne restez pas debout, l’invite-t-elle en lui montrant un siège imposant au milieu de la pièce. Pour commencer je vais vous montrer des visages de personnes qui ressentent différentes émotions. Pour chacun, vous allez me dire de quelle émotion il s’agit.

La Synthétique s’installe et fixe les multiples panneaux devant elle, sur lesquels s’affichent le visage d’un homme en larmes. La tristesse. La peine, le chagrin. Elle reconnaît l’émotion sans problème. S’en suit un autre homme au sourire éclatant, radieux, dont les dents blanches crèvent les moniteurs. La joie, évidemment. Sa gaieté s’efface pour laisser la place à une femme au nez retroussé, qui fait une grimace étrange. Le dégoût, semble-t-il. Du mépris, du dédain. Vient un autre homme au visage rougi, les sourcils froncés et les yeux envoyant des éclairs rageurs, qui semblent vouloir sortir de l’écran pour déverser leur haine. La colère.

— Donc il ne semble pas y avoir de problème d’empathie, remarque Savi, l’air songeur. Vous reconnaissez les émotions que ressentent les autres, vous les lisez.

— Je sais ce qu’est une émotion, rétorque Alma. Sinon, je ne voudrais pas en ressentir.

— Ahah c’est qu’elle a du répondant ! rigole Kowalski en sirotant son café. Attention, elle est susceptible notre miss Valca.

Effectivement, la scientifique jette un regard noir à la Synthétique, qui ne s’en offusque pas le moins du monde.

— J’en suis désolée, s’excuse Alma, encore une fois sans le paraître vraiment. C’était une remarque de bon sens, je ne souhaitais pas vous contrarier.

— Vous me parliez de rigueur scientifique, vous en avez, réplique Savi. Alors laissez-moi faire mon boulot si vous voulez qu’on trouve une solution. Quoi qu’il en soit, vous n’êtes pas complètement apathique, ajoute-t-elle, reprenant une contenance.

— Parce que je désire, c’est cela ?

— Absolument. Vous désirez sortir, respirer l’air extérieur. Vous désirez retrouver des sentiments. Tout cela car vous connaissez, vous savez au fond de vous de quoi il est question. Je pense que vous avez une mémoire malgré tout, une mémoire inconsciente qu’il va falloir faire remonter à la surface. Nous allons faire un autre test, en essayant de faire surgir des émotions.

Elle s’affaire sur la tablette et une nouvelle projection s’affiche sur les écrans.

— Ça va être rude, prévient Savi. Je vais vous montrer des vidéos insoutenables, qui ne laisseraient aucune personne dotée d’empathie indifférente. Vous êtes prêtes ?

Alma hoche la tête en guise d’assentiment. Les panneaux s’activent simultanément, dévoilant une femme rachitique à moitié nue. Allongée dans la boue, elle allaite un bébé dont les membres sont si petits et si maigres qu’on les prendrait pour des brindilles. Il s’active faiblement et essaie de téter le sein inexistant de sa mère, en vain. La poitrine de la femme se soulève au rythme d’une respiration sifflante et laborieuse. Derrière la Synthétique, Rick toussote, mal à l’aise. Savi détourne les yeux et pousse un profond soupire. Mais Alma, elle, ne lâche pas l’écran du regard et ne cille à aucun instant. Elle comprend que cette situation est impardonnable, injustifiable, et aiderait la mère sans hésiter si elle le pouvait. Cependant elle ne ressent ni pitié ni tristesse envers cette femme et son enfant. Seule une déduction logique de ce qu’elle devrait faire, rien de plus. L’écran redevient noir.

— Alors ? s’enquiert Savi, visiblement perturbée par les images qu’elle vient de passer.

— Non, rien, répond la Synthétique. Je les aurais aidés, je n’en doute pas. Simplement parce qu’il est raisonnable de nourrir une personne affamée si nous en avons les moyens. Mais les imaginer mourir fait également partie de l’ordre des choses. Serait-ce si grave ?

— Facile à dire pour quelqu’un qui ne peut pas mourir ! s’exclame Rick, bouleversé lui aussi par ce qu’il vient de voir et par les propos d’Alma.

— Comment savez-vous que je ne peux pas mourir ? demande la Synthétique.

— Parce que c’est le principe d’une enveloppe synthétique ! C’est la base de nos recherches, la raison pour laquelle…

— Rick ! l’interrompt Savi sans ménagement. Huysmans discutera de tout ça avec elle, ce n’est pas à toi d’en parler.

— Comment ça, il ne lui a encore rien dit ?

— Il n’en a pas encore eu le temps, il n’avait pas imaginé que se mémoire serait altérée, explique la scientifique.

— Ern Huysmans est un Synthétique lui aussi, n’est-ce pas ? demande Alma, toujours assise sur sa chaise.

Ses pupilles transpercent tour à tour les deux chercheurs dans l’attente d’une confirmation.

— En effet, lui aussi… admet Savi, gênée par le regard d’Alma. Il a une apparence plus humaine que vous, mais il en est un également.

— Combien d’autres ?

— Seulement vous deux. Ecoutez Alma, l’idéal serait qu’il vous en parle directement. Il a des problèmes avec sa conscience dont lui seul peut comprendre l’essence. Finissons-en avec ces tests et vous pourrez discuter avec lui.

— Très bien. Mais n’omettez plus d’informations importantes, s’il vous plaît.

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