Je m'envoie tout seul - 4

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Revenu au centre de la fête, Léon aperçoit Enola collée à une femme aux jambes immenses, avec une queue-de-cheval couleur acajou qui lui arrive jusqu’en bas du dos. Leurs hanches chaloupent dans une danse sensuelle, tandis qu’elles rient aux éclats entre deux gorgées de bière. Il s’approche discrètement, se faufile entre les fêtards dont l’ivresse a sur lui un effet apaisant. Il se glisse entre les deux femmes et les attrape par la taille, leur tirant un rire comblé.

— Luzia, ne me vole pas ma jolie blonde pour ce soir, ça fait dix jours que je ne l’ai pas sentie contre moi, chuchote-t-il à son oreille.

Elle lui lance un sourire franc et radieux, ses lèvres étirées sur la cicatrice d’un blanc irisé qui lui barre la joue.

— Depuis quand t’es aussi tactile, mon cher Léon ? se moque Luzia en bougeant la tête au rythme de la musique.

Ses longs cheveux frôlent son torse nu et lui tirent un frisson de plaisir, qu’il concentre sur la senteur de lilas à côté de lui.

— Tiens-toi ! la sermonne Enola en l’écartant de Biyaki, sans pouvoir s’empêcher de rire. Ta meute aura bientôt besoin de toi !

— Et ils m’auront au meilleur de ma forme ! réplique-t-elle en laissant filer ses doigts fins sur la clavicule de Léon, qui ne fait rien pour cacher son attirance. Si c’est comme ça, je vais chasser ailleurs ! T’as vu le beau Ephraïm ? demande-t-elle en effectuant une volte-face.

Ses mèches auburn le fouettent sans ménagement tandis qu’elle se retourne. Luzia scrute la foule à la recherche du Sanctifié, bien décidée à ne pas repartir seule ce soir.

— Non, pas depuis la cérémonie, répond Léon. J’ai bien peur que tu perdes ton temps avec lui. Je ne suis même pas sûr que ces choses-là l’intéressent.

— Et bien moi, je peux t’affirmer que si, rétorque-t-elle avec un clin d’œil, avant de disparaître dans la masse de danseurs avec une rapidité surprenante.

Biyaki et Enola se regardent en haussant les sourcils, étonnés. La cheffe de meute ne peut retenir un gloussement, si mélodieux et charmant aux oreilles de Léon.

— Tu savais ? demande-t-il, surpris.

— Non, il cache bien son jeu, ton colosse d’osmium ! Et il n’est pas le seul, murmure-t-elle en se rapprochant de lui.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Que je n’arriverai jamais à te cerner !

Elle le prend par la main et l’attire à l’écart de la fête. Ils marchent entre les chênes immenses et savourent le vent d’été sur leur peau, sans se décoller l’un de l’autre. La rumeur des instruments à corde faiblit à mesure qu’ils se rapprochent des habitations. Les petites cabanes sont décorées des mêmes fils rouges qui ornent les arbres. Les tissages forment des entremêlas de traits sombres, courent le long des murs et sur les troncs pour se perdre dans les feuillages. La lumière vacillante des torches joue sur l’herbe piétinée, y laisse des flaques orangées qui oscillent au rythme de la brise. Ils arrivent devant un chalet, modeste et chaleureux, dans lequel ils entrent en faisant grincer les planches de bois sous leurs pas. Une odeur de lilas, mêlée à celle de la sève, s’empare des sens de Léon.

— Maintenant que nous sommes seuls, tu vas m’expliquer pourquoi vous avez mis plus de temps que prévu ? demande-t-elle en braquant ses iris mordorées dans les yeux sombres de Biyaki.

Les pupilles d’Enola ne trahissent aucune émotion. Comme absorbé par leur éclat, il y voit l’espace d’un instant les reflets platinées de la chose, une lueur qui l’attire, irrésistiblement. Il secoue la tête dans un mouvement imperceptible, comme pour s’extraire de cette vision, et s’adosse aux rondins de bois à côté de la porte.

— On a passé un peu de temps à la technosphère de Satyârtha, explique-t-il, presque à contre-cœur.

— Plus de temps qu’il n’en faut pour récupérer votre dû ?

— Oui. Plus que ça.

Il se dirige vers un imposant siège en rotin posté dans un coin de la pièce et se laisse tomber dedans, soudain très las. Léon s’apprête à passer une main sur son crâne, mais arrête son geste lorsqu’il ressent le contact gras et désagréable du baume qui protège son tatouage encore frais. Sans un mot, Enola s’empare d’un tissu propre dans un panier en osier et vient le nouer autour de la tête du chef de meute. Elle s’assoit ensuite sur ses genoux et passe un bras autour de ses épaules, avant de venir nicher son visage dans la peau chaleureuse de son cou.

— Pourquoi ? C’est encore pour que Huysmans te délivre ses secrets ? murmure-t-elle, son souffle chaud contre lui. Pourquoi ça t’intéresse tant, ce qu’ils peuvent faire là-bas ?

— Il m’a montré quelque chose, répond-t-il, le regard dans le vague. On a trouvé un objet au puits d’Arhal. Une sorte de capsule d’éther. Je voulais savoir à quoi ça servait, je voulais comprendre.

— Et alors, à quoi ça servait ? interroge Enola, en relevant la tête.

Elle le fixe et scrute son visage, d’ordinaire impénétrable, en proie à une tension interne. A la fois angoissé et passionné, comme sous le coup d’une curiosité incontrôlable qu’il essaierait de réfréner, en vain.

— Ils ont créé quelqu’un. Quelque chose, lâche-t-il, la gorge soudain très sèche. Cette capsule a permis de créer une personne, mi-machine mi-humaine.

— Un Njammat !? s’exclame-t-elle, choquée. Ils sont assez fous pour faire ça ?

— Non, pas un Njammat. Une vraie personne, essaie-t-il d’expliquer, sans réussir à mettre les mots exacts sur la nature du corps synthétique qui a pris forme devant lui. Du moins, quelque chose qui ressemble à une personne. Je ne sais pas si c’était conscient ou pas, mais c’était inerte. Il ne semblait pas y avoir de danger. Huysmans m’a dit qu’il venait de ramener parmi nous un des plus grands cerveaux que ce monde ait connu.

— Qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Ils ont ramené quelqu’un à la vie ?

— C’est ce que je crois… souffle-t-il, ses yeux sombres brillant d’une ardeur coupable.

— Ta curiosité causera ta perte, Léon Biyaki, déclare-t-elle en passant une main douce et réconfortante sur sa mâchoire.

Elle l’embrasse tendrement et fait refluer les pensées obscures qui le hantent. Avec douceur, il la soulève et la dépose sur le futon qui trône au beau milieu de la pièce. Le bruissement des draps, le parfum de lilas, la chaleur d’Enola et le murmure des balalaïkas luttent pour le maintenir dans l’instant présent. Mais tandis qu’il tire des soupirs d’aise à la femme qu’il apprécie tant de revoir, il s’imagine la sensation froide d’un corps métallique, le tintement des mèches siliciées. Il plante ses yeux dans les iris ambrées et chasse ces illusions parasites, décidé à savourer ce que cette nuit a à lui offrir.

Contre lui, il sent le souffle régulier d’Enola, qui lui tire des frissons comblés. Du bout des doigts, il glisse une mèche de cheveux blonds derrière son oreille et contemple son visage endormi. Il ferme les paupières à son tour et plonge dans le sommeil, avec pour dernière vision deux yeux couleur obsidienne crevés de sphères blêmes.

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