Votre prix sera le nôtre - 1

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Province autonome d’Ieshanala

Čearda Jägare

Sourcils froncés, lèvres mordues, Tycho retient son souffle tandis qu’il s’applique à reprendre sa combinaison. A côté de lui, Samal fait de même avec une infinie délicatesse. Ses cheveux couleur d’écorce s’agitent sous la brise chaude. Les yeux du pisteur ne peuvent se résoudre à rester fixés sur leur tâche. Son regard dérive vers la jeune femme, dénigrant le tissage de l’armure. Les mailles se détendent, les fils métalliques se relâchent, et laissent passer entre eux l’air et la lumière.

— Parole, sait pas se concentrer ce gamin ! s’exclame Klen, en assénant une claque derrière la tête du jeune homme.

— Il est fou ce vieux ! proteste Tycho en se frottant le crâne. Bien sûr que je me concentre. Regarde…

Il baisse les yeux sur sa combinaison et remarque le tissage piteux des micro-mailles. Une grimace honteuse se dessine sur son visage. D’un geste rageur, il laisse tomber son armure sur le sol et se lève d’un bond.

— Je reprendrai après, je vais aller dessiner, marmonne-t-il avant de s’éloigner d’un pas raide.

— Impulsif en plus, ajoute le doyen en secouant la tête, faisant osciller son chignon blanc. Sale gosse !

— Klen, laisse-le se calmer, ce n’est pas si grave, répond Samal, concentrée sur son tissage. Je le ferai pour lui.

— Ferais mieux de pas le materner, maugrée le plus vieux. Commence comme ça et après tu finis par tout faire. Pas sain comme relation.

— Encore en train de râler, ce vieux ? se moque la voix de Léon dans leur dos.

Les deux tisseurs se retournent et lèvent la tête en direction du chef de meute qui les surplombe.

— Baisse-toi donc, grande perche, râle Klen en se frottant la nuque. Va nous filer mal au cou.

Léon Biyaki s’agenouille pour se mettre à hauteur de ses confrères. Il tend une visière de titane éclatante à Samal, qui lui jette un regard émerveillé.

— Fais attention aux rochers, la prochaine fois, lance-t-il, un sourire retenu au coin des lèvres.

Elle baisse la tête, les joues rougies par l’embarras. La jeune femme porte une main à son front, où le tissu rosé de sa cicatrice laisse une empreinte subtile.

— On veillera toujours sur toi, la rassure Léon. Mais il faut garder la tête froide dans ces moments là.

— Tu les a bien pressés, les gamins ! le sermonne Klen. Toi aussi, faut garder la tête froide.

Léon le regarde d’un air impassible, en pleine réflexion. Lorsqu’il se repasse les évènements de cette exploration, les souvenirs se font et se défont, dans un flux sans cesse mouvant. Un flux qui s’obstine à le ramener à cet instant là. Qui le plonge dans les pupilles blanches et froides, lui fait oublier jusqu’à la capsule dans laquelle la chose était enfermée. Une fascination malsaine, s’estompant avec la distance et les jours, et pourtant sous-jacente. Enfouie, mais pas évaporée. Une fascination qui l’empêche de prendre du recul sur ce qu’il a fait, ce qu’il aurait dû faire. Sur son échec à prendre soin de sa meute, sur la panique qui s’est emparée de son cœur alors que les armures les protégeaient. Le bond de son cœur au moment de l’attaque, le rythme effrené des pulsations de son sang. Ils étaient hors de portée. Mais ce n’était pas pour lui qu’il avait craint. C’était pour la capsule, et pour les mystères qu’elle renfermait. Pour les réponses supposées à des années de questionnement. Des réponses qui avaient amené plus d'interrogations encore.

— Tu as raison, le vieux, soupire-t-il, à la fois présent et absent. Tu as raison…

— C’est de ma faute ! s’excuse Samal, troublée de voir son chef de meute dans la position de l’accusé. J’ai paniqué, au lieu de simplement filer droit. Ça n’arrivera plus.

— C’est de la mienne, cette histoire m’a troublé, la reprend Léon en posant une main sur son bras. Je n’avais jamais vu ça, l’éther dans ces cuves, dans cette capsule. Et ce qu’il s’est passé à la technosphère, cette personne ou cette chose…

— Veux pas savoir, Léon, l’arrête Klen. Parfois, vaut mieux pas savoir.

Biyaki secoue la tête de droite à gauche, en désaccord complet avec les paroles du doyen.

— S’il valait mieux ne pas savoir, je ne ferais pas ça depuis bientôt vingt ans, déclare-t-il.

— On a tous nos raisons, gamin ! s’exclame le plus vieux. Les morts, ça revient pas à la vie. Sais pas ce qu’il y avait dans cette capsule. Mais pas une personne. Pas possible.

— Pourquoi ça ne pourrait pas être une personne ? demande Samal, visiblement confuse.

— N’est plus « un » quand on est dans l’éther, lâche le doyen, une mèche blanche barrant son visage au grès du vent. L’Ālaya, l’âme. Des conneries. Dans l’éther, on est tout. Alors on n’est plus.

— On n’en sait rien, Klen, rétorque Léon, imperturbable. Imagine ce que ça impliquerait. Pour Nagir. Pour tous les autres.

Le vieil homme se raidit instantanément. Il reporte son attention sur le tissage des mailles métalliques, visage fermé et regard sombre. Ses doigts s’agitent avec habileté, comme animés d’une vie propre, déconnectés de leur hôte renfrogné.

— Parle pas de Nagir. Parle pas de ma fille. Pas comme ça, marmonne le plus vieux. Chef de meute ou pas, reste un foutu gosse. Joue pas à ça avec moi.

Léon Biyaki pousse un soupir, où se mêlent les sentiments contradictoires de frustration et de respect. La jeune Samal se remet à tisser son armure en micro-mailles, gênée d’être prise au milieu d’une discussion dont elle ne saisit pas les implications. Ses joues rouges jusqu’aux pommettes se voilent de cheveux bruns tandis qu’elle baisse la tête. Le bruit d’un jeune Jäger qui arrive sur eux en courant met un terme à la discussion, d’une façon presque bienvenue. Le souffle court, le garçon se penche en avant et pose ses mains sur ses côtes, le temps de reprendre sa respiration.

— L’Hé… L’Hégémonie, halète-t-il, courbé vers Léon. Ils viennent d’arriver, six chevaux. Enola est avec eux. Elle m’a demandé de venir te chercher.

Le chef de meute se redresse de toute sa hauteur, les poings serrés. Les lignes sombres qui couvrent son visage se figent dans un masque d’autorité, derrière lequel ses yeux s’étrécissent d’une méfiance démesurée.

— Allons les accueillir.

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