Tülkou - 3
Une pluie de cendres encore chaudes tombe sur la plaine. Les flocons de suie viennent marbrer la peau d’Alma, se mêlent aux fibres platinées et au sang séché du buffle noir. Son corps nu et filiforme serpente au milieu des cadavres encore tièdes pour atteindre l’entrée du hangar. Derrière elle, Savi guette l’arrivée des soldats en uniforme, mobilisés à l’intérieur de la technosphère.
— Ils ne peuvent pas m’arrêter, déclare la Synthétique. Vous n’avez pas d’autre choix que de faire ce que je vous demande.
— Je pourrais tout aussi bien ne rien faire du tout, rétorque la scientifique.
— J’ai simplement besoin d’un véhicule. Et d’une direction.
— Vous gaspillez vos chances et les nôtres pour retrouver un corps mort ! En aucun cas ça ne réglera votre problème de sentiments.
— Nous verrons.
Elle s’arrête devant les carrosseries anthracites de motos aux roues crantées. Leur allure de frelon contraste avec la grossièreté du béton et les gravats éparpillés au sol.
— Montrez-moi comment ça fonctionne.
— Hors de question, crache Savi. Partez donc à pieds si vous tenez tant à errer.
— Ce serait trop long. Qui sait combien de temps il me reste avant de finir comme lui ? Savi, montrez-moi. Ou je devrais vous faire mal. Je n’en ai aucune envie.
Sur ces mots, elle enveloppe la large main de la scientifique dans ses doigts fuselés et l’y emprisonne. Sans exercer aucune pression, elle la rapproche de l’écran d’un véhicule.
— Rappelez-vous du buffle. Et du cheval. Ce serait si simple de vous briser les os, lâche-t-elle, impassible.
— Vous avez perdu l’esprit. Ce changement de corps vous a rendu complètement cinglée !
— Montrez-moi.
— Je ne le ferai pas, lâchez-moi Alma !
— Vous enfermez des humains dans des cages. Vous en faites du matériel. L’Hégémonie envoie des animaux et des guerriers se sacrifier chez vous. Je faisais des expériences sur des êtres vivants. Personne ne me semble vraiment sain d’esprit en ce monde. Ce n’est pas grave. Ce qui compte, c’est de ressentir. Montrez-moi.
Ses doigts se referment un peu plus sur leur prise et tirent un glapissement horrifié à Savi. La scientifique peut sentir l’étreinte indifférente et glaciale des articulations métalliques. Soudain, un craquement résonne dans le hangar, suivi d’un hurlement de douleur.
— Bordel, tu viens de me briser un os ! Tu m’as vraiment pété un os ! jure la suppliciée, le teint blafard.
Des perles de sueur tracent des sillons clairs dans les cendres qui recouvrent son front. Ses yeux couleur d’eau claire se remplissent de larme de rage et de douleur tandis que sa mâchoire contractée fait jouer les muscles de son cou.
— J’en suis désolée. Ce peut être le dernier. Ou le premier d’une longue série. S’il vous plaît.
La scientifique se débat de sous ses forces et tire sur son membre pris au piège. La douleur lui arrache des cris plaintifs et apeurés, mais la haine et l’acharnement prennent le dessus sur la souffrance. Alma peut sentir les fragments d’os rouler sous ses doigts au rythme des à-coups. Elle se met alors à serrer plus fort, légèrement, un mouvement si subtil qu’il semble n’avoir jamais existé. Savi émet un râle épuisé, incapable d’hurler à la mesure du supplice qui s’empare de ses sens. La femme tombe à genoux, impuissante.
— Montrez-moi.
Lèvres mordues, elle se relève avec difficulté et exhale un gémissement plaintif dès que sa peau presse celle de la Synthétique. Celle-ci relâche son étreinte mais ne retire pas la cage tortueuse de ses doigts. De sa main disponible, Savi dessine un symbole sur l’écran noir de la moto, puis elle actionne une manette derrière le carénage. Le moteur se met à vibrer, l’écran s’allume et dévoile une interface sophistiquée. Les joues encrassées de cendres et de larmes, la scientifique affiche les données cartographiques de la région.
— Nous sommes ici, murmure-t-elle, la voix faible et enrouée. Vous allez là-bas. Je vous ai enregistré l’itinéraire. Pour accélérer, vous faites ça. Pour freiner à l’avant c’est là, et à l’arrière ici.
— Merci, Savi, dit la réincarnée en lâchant la main meurtrie de la scientifique.
— Allez… Allez vous faire foutre, Alma, grogne-t-elle entre ses dents. Vous faites une erreur monumentale.
— Peut-être. Manifestement, ce n’est pas la première. Je suis désolée pour votre main. Vous ne m’avez pas laissé le choix.
— Allez vous faire foutre.
Alma hoche la tête en un signe poli d’assentiment et enfourche le véhicule aux allures de frelon.
— Restez ici le temps que la bataille se termine. Cachez-vous et il ne vous arrivera rien.
— Vous venez de me broyer la main, souffle Savi, en état de choc.
— Mais vous êtes en vie grâce à moi. Nous sommes quittes à présent. Portez vous bien.
Ignorant le regard larmoyant et dédaigneux de celle qui l’a ressuscitée, Alma évite délicatement les cadavres qui jonchent le sol et s’élance dans la plaine sauvage, loin des hommes et des cendres.
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