30 mai 1989

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J’ai toujours pensé que les journaux intimes ou la tenue d’un journal, c’était un truc de femmes, un truc d’adolescentes qui aiment bien confier leur secret ou des confidences à la con du genre « Au fait, cher journal, je t’ai pas dit, mais je pense que Aleksei m’aime bien et ça tombe bien parce que c’est un beau gosse ». Mais finalement, on commence tout doucement à se dire que ça peut être intéressant d’écrire une chose pareille lorsqu’on a l’intuition qu’on va être témoin d’un événement qui nous marquera à jamais, et peut être même le monde entier.

Depuis quelques jours, on annonce dans la presse des pénuries alimentaires plus fortes que les précédentes années où il pouvait manquer de certaines denrées, mais ce n’était jamais aussi importantes que maintenant. La presse essaie de nous rassurer en nous disant qu’il s’agit des conditions climatiques qu’il y a eu dans l’est du pays, mais ça ne tient pas la route et de toute façon, même si j’étais en mesure de dire quelque chose, soit on me retrouverait rapidement avec une balle dans la tête, soit dans le meilleur des cas on me traiterait de fou et c’est tout.

Tout d’abord, j’aimerais beaucoup vous parler de mon pays, la Transslavie. C’est un pays qui est majoritairement agricole et qui se situe entre l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie. Brado, là où j’habite avec mes parents est une ville ouvrière. On fabrique des voitures ici. Mais il s’agit surtout de la capitale nationale. On a eu des ravages causés par les Allemands pendant la guerre, mais contrairement à d’autres pays camarades comme la Hongrie, on a pas eu de révoltes. Nous avons toujours été fidèles à Moscou. Et j’irais même plus loin en disant que nous sommes carrément fidèles à notre pays. Du moins, c’est ma mère qui l’est le plus puisqu’elle a la chance de travailler au Parti.

Se retrouver au Parti, c’est vraiment une chance, car c’est ce qui nous permet d’avoir des conditions de vie supérieures au Transslave lambda. On peut tout avoir comme ça, et on peut même faire venir des produits de l’Ouest. Le Transslave moyen, lui, doit attendre pendant de longues années pour posséder une voiture et puis, les seuls produits étrangers qu’il pourra toucher, ce sont des aliments venant soit d’URSS, soit des pays alentours. Je dois avouer que même en ayant une position privilégiée dans la société transslave, ça ne m’empêche pas de me sentir mal quand je vois ces gens dans les rues marchandes de la Vieille Ville contempler des produits qu’ils n’auront jamais la chance de posséder. Ma mère a déjà eu de la chance de pouvoir quitter la Transslavie pour voyager ailleurs et la curiosité lui est venue une fois de visiter Berlin-Ouest, elle ne savait plus où donner de la tête parce que le monde capitaliste est absolument vertigineux par rapport à celui qu’on connaît.

A l’Ouest, tout le monde peut voyager plus ou moins librement, tout le monde possède sa propre voiture et tout le monde possède une télé, peut écouter librement de la musique et mange à sa faim. C’est une société abondante, je pense que certains ont du mal à réaliser la chance qu’ils ont de vivre de l’autre côté du Mur, même si nous de notre côté, on peut essayer de reproduire leur condition de vie. A la seule différence, c’est qu’une Volkswagen attirera plus l’attention qu’une Lada ou qu’une ZAZ. Mes parents adoraient les voitures allemandes, mais si jamais il y avait des réparations à faire, ils devaient se débrouiller seuls ou chercher un type chargé de réparer des voitures occidentales. Et ça, ce n'était clairement pas facile.

Mon père est Hongrois. Marton Nagy. Commandant de bord pour Eyr Transslaviya. C’est lui qui m’a donné envie de faire le même métier que lui et j’ai la chance d’avoir intégré l’Académie des Pilotes qui est à l’aéroport de Brado. C’est une sensation absolument fantastique de pouvoir piloter un avion de ligne et on nous vend évidemment les appareils soviétiques comme étant les meilleurs avions du monde. Cela dit, on nous parle quand même des avions de ligne américains qui ont l’air tout autant fantastique que les nôtres.

J’ai également un frère, Grigori, qui est étudiant en licence de chimie à l’Université Karl-Marx de Brado. Lui aussi dans sa fac il y a comme un vent de révolte qui commence à se lever. On en parlait ces derniers jours, et même un peu avant que je ne commence à écrire ce journal de la situation dans le pays et il est convaincu qu’on nous cache des choses. Il y a évidemment cette soif de liberté qui commence de plus en plus à se manifester, mais s’il n’y a pas de violentes répressions, on essaie quand même de nous faire fermer nos gueules.

La vérité, c’est qu’on ne vit pas dans une société égalitaire, bien au contraire. Mes grands-parents habitent en campagne, du côté de la frontière ukrainienne et le village où ils habitent est comme faire un grand bond en arrière. Certes, ils ont un tracteur, mais ils n'ont pas de voiture et ils ne sont jamais venus ici à Brado. Ils n’ont même pas les moyens de se payer un billet de train ! Et pour la liberté, comme je l’ai dit, on n'a pas le droit à la parole. D’ailleurs, de nombreuses voix dissidentes se sont fait arrêter. Tout ça, je le sais parce que ma mère travaille pour retrouver ces opposants et son tableau de chasse est rempli. Parfois, ça lui arrive de ne pas rentrer de la nuit, et il y a des rumeurs qui disent qu’il y a des disparitions inexpliquées la nuit. Je pense qu’elle doit faire partie de ce système de purge.

Et pour finir, la raison pour laquelle on se retrouve au début d’une famine et d’une crise sociétale, c’est tout simplement à cause d’un plan quinquennal beaucoup trop optimiste qui a été fait et qui malheureusement n’a pas été complètement réalisé. C’est ce que nous a dit ma mère.

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