10 juillet 1989
S’il y a bien un jour qu’on devra noter dans les livres d’Histoire, si la Transslavie survit encore, c’est le 9 juillet 1989. Des militaires opposants du régime ont pris d’assaut le Parlement en pleine séance nocturne. Vladimir Kovalenko s’est fait abattre, des députés ont été pris en otage et ont été transportés Dieu sait où. Je pense qu’à l’heure qu’il est, ils se sont certainement fait abattre. Je n’écris même plus depuis notre maison de Brado, car nous avons quitté peu après l’annonce la ville pour nous réfugier chez nos grands-parents, à Lebedian, un petit village du Sud-est, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière ukrainienne.
Je dormais profondément quand maman a frappé à la porte de ma chambre en me criant « Lève-toi ! Lève-toi ! On va nous traquer ! ». Je n’ai même pas cherché à comprendre. Je me suis traîné du lit pour m’habiller. Elle revint deux minutes plus tard pour me presser de faire ma valise avec le minimum d’affaires personnelles. J’avais de nombreux livres, des objets auxquels je tenais comme des cadeaux de ma mère que malheureusement, je ne retrouverais plus jamais. Papa était en journée de repos, donc lui aussi été debout, mais je ne le sentais pas si anxieux que ça. Grigori aussi avait l’air mal réveillé et s’exécutait comme s’il était en pilote automatique.
Quarante minutes après notre réveil, nous étions déjà en train de mettre rapidement nos affaires dans la voiture. Deux avions de chasse survolèrent le quartier. On entendait au loin comme un bruit de crépitement d’armes automatiques. Pendant quelques instants, mes parents regardèrent au loin, même s’ils ne pouvaient pas voir au travers des murs des maisons, mais en tout cas, le bruit fit sortir nos voisins. Celui d’en face, Nikolaï, nous demanda ce qu’il se passait. Sa famille n’avait aucune voiture alors il se mit à nous demander qu’on l’attende pour qu’on l’embarque. Nous n'avions pas le temps. Il commença à s’énerver, mon père essaya de le calmer, mais Nikolaï le frappa au visage. Grigori courus vers le voisin et le jeta au sol puis lui asséna plusieurs coups-de-poing au visage en l’insultant de tous les noms. Je courus pour les séparer. Nikolaï avait le visage complètement ensanglanté. Ma mère regarda la scène d’un air horrifié puis nous montions dans la voiture.
Les boulevards avaient des sortes de checkpoints, désormais. Des policiers étaient avec eux en train de contrôler les occupants des voitures. Heureusement que mon père était le conducteur. Les flics tentèrent de nous rassurer en disant que tout finirait par rentrer dans l’ordre, sauf que sur notre droite, cachée par les immeubles, nous vîmes une lumière rougeoyante et de la fumée sortir du Parlement. Papa souhaitait absolument nous emmener à l’aéroport, prêt à prendre un avion pour n’importe quelle destination. Même pour aller en URSS, il était partant pour s’y réfugier.
- Tant pis si on doit mettre le prix fort pour nous quatre, mais on partira n’importe où, dit-il en fixant la route du regard.
- Chéri, si tu veux qu’on devienne des réfugiés politiques, il aurait fallu qu’on trouve une ambassade d’un pays de l’Ouest, parce qu’il n’y a aucune chance qu’on puisse quitter le territoire. N’oublies pas que tes fils vont être mobilisés, expliqua ma mère en le regardant droit dans les yeux.
- Écoutes, pour le moment, c’était il y a simplement trois heures que c’est arrivé donc on parviendra quand même à quitter la Transslavie. Et vous, les garçons, déclara-t-il en nous regardant depuis le rétroviseur intérieur, ne vous en faites pas, il n’y a toujours pas de message à la radio pour mobiliser les hommes présents.
Grigori se mit à rire puis répondit avec un grand sourire.
- Comment tu peux le savoir alors que tu n’as même pas allumé la radio ?
Papa s’en rendit compte puis l’alluma. Un message passait en boucle pour déclarer la loi martiale et que toute personne ayant effectuées son service militaire devait se rendre à son régime d’affectation. On était sur l’autoroute, quelques mètres avant la sortie pour rejoindre l’aéroport où un avion décolla au moment où nous passions aux abords de la piste.
Mon père stoppa la voiture sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute. Il posa sa tête sur le volant, puis sortit du véhicule. Ma mère se tourna vers nous avec un petit sourire, elle avait un peu pleuré, ça se voyait. Mon frère ne savait pas quoi penser de cette mobilisation. Nous avions peur tous les deux de nous retrouver dans ce conflit. Je me tournai pour voir mon père accoudé sur le coffre arrière, les mains couvrant son visage. Soudain, il se dressa et jura en hongrois. Rapidement, il remonta dans sa voiture et se tourna vers nous en disant.
- Bon, les gars, je crois que ça sert à rien de tenter de fuir en avion parce que vous allez vous faire gauler. On est bien d’accord, vous n’avez pas envie de vous battre, hein ?
On secoua nos têtes.
- Très bien, répondit-il en mettant sa ceinture de sécurité. Chérie, on part chez tes parents, dit-il en regardant sa femme.
Rapidement, nous reprîmes la route pour arriver chez nos grands-parents à Lebedian. C’était vers neuf heures, nous avions dormi dans la voiture et ma grand-mère Oxana nous pris dans ses bras en pleurant. Mon grand-père la suivit puis nous serra aussi dans ses bras. On déposa chacun nos affaires dans nos chambres. Je me laissai tomber sur le lit. Je me sentais mal, car j’avais l’impression d’être un étranger dans ce village où je resterais pendant une période indéterminée.
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