Nivôse

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Octidi 28 nivôse
Zinc

Mon souffle saccadé s'échoue dans l’air tiède de la grande pièce blanche. Je remarque que mes pas m’ont éloignée de plus en plus du radiateur, alors que je n’aurais pas dû faire de pas sur ma gauche. La température ressentie n’est due qu’aux mouvements répétitifs que j’ai exécutés durant la dernière demi-heure. Je comprends pourquoi je me suis écartée de la source de chaleur la plus proche, pour avoir de l’air frais à respirer. Je m’accorde une courte pause, pour reprendre mon souffle.

Dehors, la nuit tombe doucement, et la vue du ciel rouge sang par la fenêtre me redonne un peu de motivation. Cette horaire est celle qui me fait le plus de bien. Juste avant que les derniers fonctionnaires ne finissent leurs heures obligatoires de travail, l’air froid du soir et les rues vides me donnent un certain sentiment de liberté. Alors, je me positionne à nouveau au centre de la pièce, en face de ce miroir qui m’a vue grandir. En attendant que la musique reprenne, je fixe mon reflet à la recherche d’un détail qui m’aurait échappé. Je croise mes yeux, puis embrasse du regard l’endroit vide d’âmes. Ces grands pans de murs blancs me connaissent depuis bientôt une dizaine d’années. Je les ai vus peints et repeints, soutenant une estrade ou des gradins, ils m’ont vue progresser jusqu’à aujourd’hui et m’observeront demain, et toutes les fois où je reviendrai.

Le début de la chanson sur laquelle je travaille en ce moment me surprend presque dans mes pensées. « Reprends-toi ! » m’aurait dit mon entraîneur il y a quelques temps. À présent, j’ai les clés du local et peux venir quand je le souhaite, même seule, comme aujourd’hui.

Le rythme conduit doucement mes pas. Mes bras glissent gracieusement dans l’air, à la suite des notes de la mélodie. Je cale d’abord mon souffle sur le tempo, mais lorsqu’il accélère, je me concentre pour respirer de nouveau calmement. Je sens mon corps virevolter, comme ballotté par un vent que je suis la seule à sentir. Il me porte d’un pas à l’autre, il me soutient d’une figure à l’autre. Mon sang afflue sous la peau de mon visage, que je sens chauffer lentement. Je ferme les yeux quelques secondes pour essayer de me relaxer, entre un couplet et un refrain. Je sens mes doigts traverser l’air frais, au plus loin de moi. J’essaye d’attraper cette fraîcheur pour l’intégrer à mon corps, et tenir jusqu’au bout de la danse.

Pendant une petite demi-heure je m’entraîne sur les pas les plus difficiles, pour réussir à les maîtriser. Certains m’échappent encore, mais là est aussi l’intérêt de la danse. Connaître de nouvelles figures, de plus en plus difficiles, et revenir aux bases avec un sourire en repensant au découragement que j’ai pu ressentir autrefois en les apprenant. Je coupe le son avec une certaine lassitude et me dirige vers les vestiaires.

Mes affaires m’attendent, seules et étalées sur l’un des bancs en zinc. La solitude a ses avantages, pensé-je, un sourire étirant mes lèvres. J’enlève mon survêtement et pose un pied sur le carrelage froid des douches. L’eau glisse lentement sur ma peau, comme le fantôme des mains d’un amant. Je clos mes paupières lorsque je passe ma tête sous le jet, et savoure la douceur du savon. Je passe de longues minutes dans la douche et en ressors, une serviette autour de mon corps et l’autre enroulée dans mes cheveux. Une certaine fatigue me prend alors, et je me dépêche de m’habiller pour rentrer chez moi au plus vite.

L'air glacial se jette sur mon visage dès que j’ouvre la porte du local. Ce soir, le vent souffle fort, et allié au froid, il va sans doute rendre malade bon nombre de gens. Sur le trajet jusqu’à chez moi que je fais à pied, je croise quelques âmes perdues dans leurs pensées. Aucune n’a de sourire sur son visage, certaines sont emmitouflées dans de larges écharpes et toutes sont pressées. Les lumières régulières des lampadaires allongent les ombres. Les phares des quelques voitures glissent dans un bruit sourd d’un bout à l’autre de la sombre ville.

Je passe la porte de mon appartement quelques minutes plus tard, laissant le vent glacé derrière moi. M’accueille un petit feu de bois dans la cheminée, et la silhouette de dos de celui qui partage ma vie depuis le lycée. Je n’aurais jamais cru, au départ, que l’on allait tenir si longtemps ensemble, et que l’on allait s’installer tous les deux. Il se tourne vers moi et m’offre un sourire craquant. Je vois avec plaisir une tasse de tisane sur la table de la pièce principale, accompagnée d’un pot de la plus belle des douceurs. Je me débarrasse de mes chaussures et m’installe sur le canapé en face de la fenêtre. Le vent se calme presque immédiatement après mon arrivée. Alors, la tranquille neige le remplace. Dans la pénombre du soir, certains flocons renvoient les reflets de notre lampe. J’agrémente ma boisson de deux cuillères de miel et me cale confortablement entre deux coussins.

Ce sont ces soirs-là que j’apprécie le plus. Une tisane, du miel, un feu de bois, et la neige au-dehors.

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