Pluviôse

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Septidi 17 pluviôse
Lichen


Eleanor passe la porte de la bibliothèque et secoue son parapluie dans l’entrée. Depuis une petite semaine, la pluie n’arrête pas de tomber. De nombreuses régions sont en vigilance orange à cause des inondations. La jeune femme regarde les quelques gouttes tomber çà et là du tissu trempé et culpabilise déjà pour les traces qu’elle va laisser dans le hall. Elle se dit que ce n’est pas si grave et se rassure comme elle peut. Elle sait qu’elle n’a pas à s’en faire car de nombreuses personnes ne s’inquiètent pas de salir ou de dégrader les lieux publics, mais s’en veut toujours un peu lorsqu’elle trouve que son comportement peut nuire aux autres. Eleanor laisse le parapluie à l’endroit prévu à cet effet et se dirige vers la partie la plus silencieuse de la bibliothèque, au premier étage.

Elle s’installe à sa table habituelle, proche de la fenêtre. Sur sa droite, la jeune fille peut alors voir les gens errer dans le parc en bas du bâtiment, et aujourd’hui en particulier les quelques malheureux qui se dépêchent d’échapper au désagréable temps, envieux de ceux qui sont armés de parapluies. À gauche, quelques rangées de livres classiques dissimulent les trois tables alignées devant la grande vitre. Eleanor dépose ses affaires sur le meuble et accroche son manteau au dossier de la chaise. Elle va ensuite se perdre dans les rayonnages à la recherche d'une œuvre qui pourrait la divertir entre deux révisions. Elle glisse ses doigts d’un livre à l’autre, ralentit lorsqu’elle n’arrive pas à assimiler le titre de l’œuvre et repars directement après. Deux ou trois fois, elle revient en arrière mais n’arrive pas à se décider. Enfin, ses yeux s’arrêtent sur un livre qu’elle sort de son rayon et ouvre au hasard, « Fleurs du mal, Charles Baudelaire ». Puis, le titre d’un texte attire son regard : « Spleen I ». Un sourire apparaît sur son doux visage en repensant aux trombes d’eau à l’extérieur, trouvant que l’idée de mélancolie est en accord avec la météo actuelle.

Elle retourne à sa table, le recueil dans sa main, et s’assoit avec un petit soupir. Elle sort ses affaires de son sac et commence à travailler sur un texte d’un philosophe qui ne l’intéresse pas plus que ça. Au bout d’environ une demi-heure, la jeune femme voit une silhouette s’approcher du coin de l’œil. Redressant la tête, elle croise le regard d’un garçon. Ils échangent un petit sourire gêné mais amical. Il dépose son sac humide à côté de l’autre petite table, en face d’Eleanor. Le jeune homme enlève tranquillement son blouson, tentant de faire le moins de bruit possible. Il le dépose sur le dossier de la chaise, de sorte à être lui-même en face de la jeune fille, orientation qu’il choisit sans doute volontairement. Alors, il tourne sa tête vers elle, sentant probablement son regard encore sur lui. Là, lorsqu’il plonge dans les yeux verts de la jeune fille, un nouveau sourire apparaît sur son visage, faisant chauffer les joues de l’autre. Elle baisse la tête sur son travail mais se trouve incapable de réfléchir clairement, imaginant les yeux du garçon sur elle. Eleanor ne connaît rien de lui, et sait seulement qu’il vient aux mêmes horaires qu’elle à la bibliothèque depuis quelques semaines. Elle n’a jamais osé aller lui parler, mais y pense souvent.

Au bout d’une autre demi-heure, Eleanor arrive à la fin de son travail et se redresse sur son siège, tournant la tête vers l’extérieur. La pluie tombe toujours avec autant de violence que lorsqu’elle était arrivée. Ses yeux se perdent sur le paysage. Les bouleaux du parc recouverts de lichen se dressent fièrement sous la pluie battante. Quelques âmes passent de temps à autre dans les rues, bravant les éléments. Les bâtiments semblent eux aussi plongés dans une sorte de transe mélancolique, leurs fenêtres reflétant la couleur grise du ciel. Alors, un sourire en coin se dessine sur les lèvres d’Eleanor, elle range ses quelques affaires et attrape le recueil en coin de table. Elle fait doucement glisser ses doigts sur la couverture, l’ouvre à la première page et commence à lire. Elle jette de temps en temps un petit coup d’œil par-dessus l’ouvrage pour détailler le garçon. Ses yeux marrons sont fixés sur ce sur quoi il est concentré. Il passe parfois sa main dans ses cheveux roux et bouclés, hypnotisant la jeune fille. Dans ces moments où elle ne peut plus le quitter des yeux, Eleanor secoue la tête et remet ses idées en place.

Elle remarque au terme d’un certain temps que le jeune homme a terminé ce qu’il faisait. À présent, de nombreux crayons sont étalés un peu partout et il dessine. Eleanor l’a déjà vu dessiner, et pour l’avoir fixé de longues minutes, elle sait qu’il a un certain talent dans ce domaine. Alors, une idée lui vient à l’esprit. Et si elle allait le voir, pour le connaître un peu ? La jeune fille hésite quelques minutes avant de prendre son courage à deux mains. Elle se lève de sa chaise et va remettre le livre à sa place, avant de se diriger doucement vers celui qui l’intriguait. Il redresse la tête à son approche et la laisse s’asseoir en face de lui.

« Salut ! » Eleanor regrette son approche immédiatement après avoir dit le premier mot. Mais elle ne peut plus revenir en arrière. En plus, son exclamation ressemblait plutôt à une interrogation, chose qui ne lui arrive que trop souvent. Heureusement, il lui répond d’un air enjoué. Il discutent un peu, et Eleanor remarque qu’il a immédiatement déposé son crayon sur la table, signe qu’il est réellement intéressé par la discussion. Elle apprend qu’il a deux ans de plus qu’elle et qu’il s’appelle Tobias. Ils parlent de tout et de rien, de dessin, de lecture et de cours, mais ils apprennent surtout à se connaître. Lorsqu’elle retourne à sa table car elle doit partir et lui aussi, Eleanor ne regrette plus un seul instant d’être allée le voir.

Ils se dirigent côte à côte vers la sortie, en silence. Eleanor prend son parapluie dans le bac et constate que Tobias n’en a pas avec lui. Elle hésite quelques instants et se rappelle qu’ils habitent dans la même direction. Elle avise la pluie toujours battante quelques mètres devant, puis propose avec une certaine réserve de lui laisser de la place sous le parapluie. Il ne veut pas la déranger mais il accepte sa proposition et prend la poignée de l’objet, car il est plus grand et que c’est plus facile pour lui de le tenir.

Le silence qui règne autour des deux jeunes et sous le parapluie aurait pu être gêné, mais il est juste reposant. Les seuls sons parvenant à leurs oreilles sont ceux de leurs pas, de l’eau percutant le sol et le tissu, et des moteurs éloignés de voitures. Un petit sourire flotte sur les lèvres de Tobias, qui ne remarque pas le même sur celles d’Eleanor. Qui aurait cru qu’une atmosphère aussi morose rapprocherait deux êtres qui, ensemble, en font une journée ensoleillée ?

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