22.
Ce matin-là, en descendant de l’ascenseur qui l’avait déposé jusqu’à l’étage où se trouvait son bureau, Alioune Mar ne s’attendait pas à recevoir une convocation le sommant de se présenter devant le juge sur-le-champ. A la vue de celle-ci, son sang ne fit qu’un seul tour. Pour lui, cette éventualité était improbable. Son plan était parfait pour détourner le plus d’argent possible de la maison de disques. Le comptable était impliqué dans le coup, les vrais documents étaient falsifiés régulièrement, les deux autres actionnaires n’y voyaient rien. Seul Abdou Karim semblait être au courant de ce qui se tramait, mais n’avait pas agi. Il supervisait toute l’opération, il était impossible qu’il puisse tomber pour ça. S’il était dans cette situation, cela voulait donc dire qu’Ibrahima Mané l’avait trahi et avait parlé aux gendarmes. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de nier en bloc, mais avant de répondre à l’appel du juge, il devait s’assurer aussi qu’une porte de sortie viable lui était préparée.
Après avoir passé des coups de fil urgents, il s’était dirigé vers le tribunal avec la ferme intention de dissiper ce malentendu, car cela ne pouvait être qu’un malentendu. La seule chose qui le préoccupait, c’était que cette histoire n’arrivât aux oreilles des autres actionnaires. Son seul objectif était de limiter les dégâts au maximum. Dans la salle d’attente dans laquelle il avait été installé, il ne ressentait aucune pression, aucune peur ; il était serein, il avait tout sous son contrôle depuis le tout début, rien ne pouvait lui arriver. Cependant, lorsqu’en face du juge, il entendit la somme exacte qu’on lui ordonnait de rendre dans l’heure, il se figea sur place. Il avait l’impression que tout s’effondrait autour de lui. Un tas de questions traversèrent sa tête, telles des flashs de lumière. « Comment est-ce possible ? Comment peuvent-ils savoir ça ? Pour cela, il aurait fallu qu’ils aient les documents entre les mains, et ce n’est pas possible. Les seuls à les avoir eus entre les mains, c’est Abdou Karim et moi-même ; j’ai détruit la copie qu’il possédait, quand je me suis installé dans son bureau. Alors, le comptable m’a vraiment trahi. Mais pourquoi ? » Toutes ces questions restaient sans réponse. Il nia avoir détourné cet argent ; ce fut le seul réflexe de défense qu’il avait eu. Cependant, ce n’était pas le plus intelligent qu’il ait eu, car après avoir servi au juge plusieurs réponses négatives, Alioune Mar fut placé en garde à vue.
…
Il ne rêvait que d’une seul chose : avoir sous les yeux, celui qui l’avait mis dans cette situation. Et comme si l’univers entier était d’accord avec lui, il fut exaucé. Alioune avait été conduit dans la même pièce que l’expert-comptable. Il était face à lui. Une fois que les gendarmes qui lui avaient servi d’escorte quittèrent la pièce, il se jeta sur lui après l’avoir fixé avec un regard plein de haine et de dégout. Il le prit par le col de sa chemise :
- Qu’est-ce qui t’a pris de faire ça, Ibrahima ? Regarde dans quoi tu nous as mis, espèce de connard !
Il le relâcha.
- Tout ce que j’ai envie de faire en ce moment, c’est de te buter ! Je n’arrive pas à croire que tu gardais des copies. Je savais qu’il fallait se méfier de toi depuis le début.
Alioune décrivait des cercles dans la pièce, comme pour évacuer sa colère, mais c’était inutile. Il lui suffisait de croiser son regard et son envie de l’étrangler lui revenait.
- Notre plan était parfait, Ibrahima, mais tu as tout ruiné, TOUT !! Je pouvais faire de toi un homme riche, quelqu’un d’important, mais je ne savais pas que cette histoire t’empêchait de dormir le soir.
- Tu penses que je l’ai fait par regret ? demanda Ibrahima, qui lui, était resté muet depuis le début.
- Bien sûr ! Pour quelle autre raison on serait ici, à ton avis ? Ou bien, tu veux me faire tomber, c’est ça ? Mais, laisse-moi t’annoncer un truc, mon ami, je suis intouchable ! Je serai bientôt dehors en train de profiter de tout cet argent qui me revient de droit, sans avoir à dire un seul mot au juge. Il y a un tas de choses qui t’échappent, comme le fait que je suis en total contrôle de la situation. Et toi, Ibrahima, avant que je ne te propose de faire ce coup tu étais insignifiant. Je m’assurerai personnellement que tu disparaisses pour de bon.
Alioune ne dit plus rien après cela. Il voulait que celui qui l’avait trahi, se sente beaucoup plus en sécurité à l’intérieur de ces murs, qu’à l’extérieur. Il allait lui faire regretter son geste. Mais, ce dernier n’avait rien dit. Il n’avait même pas essayé de se défendre. Il se contentait juste de se tenir les côtes d’une main, et de rester assis sur une chaise qui traînait dans un coin de la pièce.
- Tu ne dis rien …
Ibrahima avait baissé le regard.
- C’est plutôt moi qui devrais être en train de me plaindre … Mais c’est trop dur, je n’ai plus de forces.
- Quoi ? dit-il d’un air surpris. Mais, qu’est-ce que tu racontes ?
- Tu te rappelles de ce que tu m’as dit quand tu essayais de me convaincre de t’aider ? Tu disais qu’il n’y avait rien à craindre, que c’était un coup sûr, comme quoi tu avais la situation « sous contrôle ».
- En effet, ça l’était. Il te fallait juste suivre mes instructions.
- Cela fait longtemps que tu ne contrôles plus rien, Alioune, et quand je m’en suis rendu compte, il était trop tard.
Alioune sentit son cœur battre à travers tout son corps. Les mots de cet homme qui était assis en face de lui, avaient créé un écho à travers toute la pièce et résonnaient à travers tout son être. C’était impossible qu’il ait raison, et pourtant, il commençait à en douter.
- J’ai suivi toutes tes instructions à la lettre, j’ai fait tout comme tu m’as dit, tous les comptes ont été falsifiés et je n’avais sur moi aucun des documents originaux.
- Mais, comment se fait-il qu’on soit là, alors ? Explique-le moi, bordel de merde !!!
- Parce que quelqu’un d’autre l’a voulu !! cria-t-il soudain.
L’expression sur le visage d’Alioune changea du tout au tout. Que voulait-il dire par quelqu’un d’autre ? Une autre personne était au courant de tout cela ? Alioune demanda des explications, et l’expert-comptable lui raconta sa mésaventure. Et au fur et mesure que ce dernier déroulait son récit, il avait peu à peu une vue d’ensemble.
- Tout cela a un rapport avec l’enquête sur la mort d’Abdou Karim. La personne qui m’a fait ça n’en a rien à foutre de nos petites histoires. Si je ne faisais pas ce qu’ils me disaient de faire, c’est moi qui allais mourir, Alioune. Je n’avais pas le choix, cette personne dont je te parle, ce n’est pas quelqu’un que tu peux affronter et juste gagner. Si je n’avais pas craqué, ça aurait été ton tour. Pour elle, nous ne représentons que des obstacles sur son chemin, et qu’il lui faut éliminer.
Le visage d’Alioune blêmit pendant un instant. Une peur soudaine commença à l’envahir. Quelqu’un arrivait à influencer l’enquête de la Section Recherche, mais qui était-ce ? Cette personne était au courant que les détournements de fonds de la maison de disques et la mort de son icône, avaient un lien. Alioune commençait à comprendre l’expert-comptable. Comment pouvait-il avoir un quelconque contrôle, si quelqu’un décidait pour lui ? Soudain, il avait l’impression que des barreaux s’érigeaient autour de lui, il se sentait en danger imminent, et ne comprenait plus rien. Il n’arrivait plus à avoir les idées claires, il sentait sur lui un regard oppressant qui, depuis le début, observait tous ses gestes. Cela n’avait aucun sens. Il le savait, dans cette pièce, il n’y avait qu’Ibrahima et lui-même. Mais, pour quelqu’un qui était constamment en position de force, se retrouver sous la botte d’une personne beaucoup plus puissante, sans même s’en rendre compte, était difficile à accepter.
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