Je suis là en train de frotter les assiettes et les couverts du repas. Comme à chaque fois, je m'oublie un peu. Mes mains bougent toutes seules, pendant que mon esprit vagabonde. Je finis en passant un coup sur l'évier et le plan de travail et enfin sur la table de la cuisine. Je mets un peu de musique en passant le balai que j'utilise comme micro. Et comme à chaque fois, je chante en playback. Je monte un peu le son, cette chanson d'Aznavour est tellement belle.
Même si elle raconte l'histoire d'un homme, je me retrouve dans ce personnage.
- Anita, baisse le son s'il te plaît, me crie Maman depuis sa chambre.
- Oui, Maman dis-je déçue.
- Et apporte moi un thé.
- Oui Maman.
Je mets à chauffer l'eau et finis de passer le balai.
J'arrive dans la chambre de ma mère, avec un petit plateau sur lequel est posé une tasse.
- Tiens je t'ai apporté ton thé.
- Et tu n'as pas mis un petit gâteau.
- Tu sais que le médecin te l'a déconseillé, Maman.
- Et tu crois que j'écoute toujours le médecin, Anita. Alors va me chercher un biscuit.
- Bien Maman. Tu pourrais dire merci quand même, marmonné-je.
- Quoi ?
- Non rien Maman. Je te rapporte ton biscuit.
- J'espère bien.
Et voilà ma maman dans toute sa gentillesse. Elle n'avait pas toujours été comme ça. Quand j'étais enfant, j'ai souvenir d'une maman aimante et douce. Et puis j'ai grandi et l'adolescence est passé par là avec son lot de conflit. Ayant toujours été très proche de mon père, c'était surtout avec ma mère que je me disputais. Et malheureusement pour ma mère, mon père prenait souvent ma défense. Jusqu'au jour où je suis allée trop loin. J'ai dit des horreurs à ma mère, pour une banale histoire de programme télé. Cette fois-là, mon père a voulu me remettre à ma place et je l'ai très mal pris. Je suis sortie de l'appartement en claquant la porte et j'ai marché de longue heure. Je ne suis rentrée qu'au petit matin, mais entre temps mon père avait décidé de prendre la voiture pour me retrouver.
Je n'oublierais jamais la tête de ma mère quand l'hôpital a appelé. Nous n'avons jamais pu arriver à temps et il est mort, seul. Un chauffard lui avait grillé la priorité à droite et avait embouti la voiture violemment.
Ma mère m'avait ensuite reproché sa mort et je ne pouvais qu'être en accord avec elle.
Tout s’est compliqué ensuite. Je venais d'avoir dix-huit ans et après mon bac, je devais entrer dans une école pour être décoratrice. Mais Papa n'étant plus là, le nouveau budget familial avait tout remis cause. Je me suis inscrite dans une fac et j'ai fait des petits boulots de serveuse. Ma mère qui n'avait jamais travaillé, c'est mise à faire quelques ménages. Il était déjà compliqué de travailler après les cours et de réviser, mais la situation s’est aggravée. Ma mère est tombée dans une grave dépression et n'a plus décollé de son lit. Dans ces conditions, il m'était impossible de tout assumer et il fallait faire rentrer de l'argent pour nous nourrir. Pour commencer, j'ai arrêté mes études. Je trouvé un bar où je pouvais gagner bien mieux ma vie, mais où il me fallait m'asseoir sur quelques-uns de mes principes.
C'est comme ça que le Candy est devenu ma deuxième famille. Ce bar pour danseuses exotiques avait l'avantage d'avoir des pourboires généreux et de n'être qu'à dix minutes à pieds de chez moi.
Bien sûr, j'ai menti à ma mère et je ne lui ai pas dit où je travaillais. Je ne lui ai pas dit non plus quand je suis passé de serveuse à strip-teaseuse. J'ai juste mis de côté un peu plus d'argent, en espérant qu'un jour, je puisse quitter ma mère.
- Bon, il arrive ce biscuit.
- Oui Maman.
Si seulement j'osais lui dire, mais j'ai honte de vouloir l'abandonner.
- Tiens, maman, ton biscuit.
- Il est tout petit.
- Il n'y a plus que ça, j'irais faire les courses demain matin. Là, je vais bientôt devoir me préparer pour aller travailler.
- Ton travail te prend trop de temps et je m'ennuie toute seule dans ce vieil appartement.
- Tu devrais faire des activités, sortir, plutôt que de rester tout le temps alitée.
- Mais tu sais que je n'en ai pas la force.
- Je suis sûre que si, Maman. Je ne serais pas toujours là pour m'occuper de toi, tu sais.
- Comment ça, tu veux abandonner ta mère ? Tu as rencontré quelqu'un ? Tu me l'as caché ?
- Mais non Maman, je n'ai rencontré personne et je n'ai pas prévu de partir. Mais un jour, je vais bien devoir voler de mes propres ailes.
- Je crois que ce jour-là, je mourrai.
- Mais non ne dit pas ça.
Et voilà le petit couplet culpabilisateur, comme à chaque fois que je lui parle de partir. S’en suivent en général des larmes et des cris et comme à chaque fois, je finis par lui dire que je ne partirais pas, pour me débarrasser de cette discussion pesante.
C'est pour ça que j'aime le Candy. Personne ne cherche à me manipuler, les choses sont claires. Je danse et en échange, on me donne un bon salaire et parfois même de très jolis pourboires.
D'ailleurs, il est l'heure, maintenant.