Chapitre I

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Ceci est mon Évangile, vestige de la vie que j'eus vécu, testament de mon existence. L'ultime création de ma mémoire vacillante, mon héritage divin à ce monde.

Mon histoire prit racine en l'année du Seigneur 1253. Nous vivions une époque alors bercée par le Mal et la cruauté des Hommes. Croisades, querelles armées entre seigneurs, violences inquisitoriales... Les dérives et effusions de violence étaient monnaie courante, encouragées par le pape Innocent IV et l’adoption de la bulle Ad extirpanda, qui marqua la norme de l'usage de la question lors des interrogatoires envers les hérétiques.

C'est au cœur de cet âge troublé, alors que je possédais encore les privilèges de ma jeunesse, que je connus les jours qui bâtirent ma destinée.


Il m'en va de conter ces faits tels que je les ai vécus à l'époque, faisant fit de mon expérience nouvelle, me plongeant de nouveau dans le moi passé, les revivant ainsi comme la première fois.


J'avais grandi au sein d'une sauveté plutôt modeste de taille, paisible demeure que les malheurs humains avaient épargnée. Malgré son apparente humilité, Besansir jouissait d'une renommée certaine, s'étendant dans tous les confins de la France. Notre forge, disait-on, donnait naissance aux plus beaux ouvrages. Cette notoriété nous protégeait de nombreux conflits, chaque homme de pouvoir se trouvant désireux de posséder à son tour l'une de nos lames. De plus que cette spécificité, nous possédions également, et ce en lien direct avec le statut de notre village, une population très hétéroclite. Nous pouvions voir dans les champs l'ancien serf ayant fuit ses obligations côtoyer le vagabond repenti et le chevalier las de la guerre.

Cet étrange assemblage humain instiguait au village un folklore d'une grande richesse, que jamais je ne vis ailleurs. Légendes et contes plus étonnants les uns que les autres et emprunts d'une sottise propre à la populace, prenaient vie chaque jour, glissant sur le fil des conversations des plus âgés. Une poule noire, sortant de son œuf, plongea Besansir dans un élan de crainte durant de longues semaines, ne pouvant être qu'une personnification diabolique annonciatrice d'un grand malheur. Les superstitions étaient profondément ancrées dans notre communauté, découlant de plusieurs années de récits oraux, et de traditions, dont le renouvellement était constant.

Jamais je ne crûs en toutes ces histoires dont le seul usage était d'empêcher l'enfant curieux de vagabonder après le coucher du soleil, et de complaire l'adulte dans son aveuglement face à ses péchés. J'ouïs beaucoup de ces nombreux boniments durant mon enfance, mais celui qui me berça le plus ne concernait pas moins que notre plus grande fortune. On y racontait qu'un hiver, un seigneur réussit à enfermer dans le four d'une forge une grande salamandre. Les gens disaient que depuis ce jour les flammes de la fournaise dansaient éternellement, sans jamais faiblir, et que le démon devenu esclave, attendait son heure, avide de vengeance et de liberté.

Ce jour-là, Décembre avait déjà toqué à nos chaumières, nous plongeant au cœur d'un hiver qui fut l'un des plus rudes de mon existence. La terre avait entièrement gelé, ne nous laissant que peu d'espoir quant aux récoltes des céréales printanières.

Ce jour-là, les vents étaient entrés dans une rage meurtrière. Les cieux, d'une noirceur lugubre, s'éventraient dès lors que le tonnerre grondait comme une bête des plus féroces. Pourtant, il n'y eut pas une seule goutte de pluie. C'était un orage comme jamais je n'en revis de semblable. L'univers tout entier semblait hurler de douleur.

 Tout le village était en branle. Une vieille paysanne édentée criait à la punition divine pendant que les hommes rentraient les bêtes, barricadaient les réserves de nourriture, et que les femmes réunissaient les enfants avant d'aller se réfugier à l'église. J'aidais à la tâche, vérifiant la solidité de certaines de nos installations. Une large main fraternelle se posa alors sur mon épaule, me faisant me retourner.

« - Lucain ! »

La voix de l'homme était forte et puissante, quoique déformée par les cris des rafales.

Dacco avait été recueilli enfant par l'église de Besansir. Selon notre curé, le Père Anthiaume, nous étions proche en âge. Bien qu'il fut recueilli plus tard que moi car déjà en capacité de se mouvoir seul, nous avons fait tous deux une grande partie de notre éducation ensemble, éducation aussi bien ecclésiastique que plus populaire, et plus malicieuse. Dacco, à mon contraire, n'avait pas poursuivi son apprentissage théologique au-delà que ses quinze ans, se refusant à une carrière au sein des ordres, aspirant à une vie au cœur des champs et du peuple, faite de plaisirs simples. Malgré son départ du presbytère, il était resté mon ami le plus cher. Enfants, nous nous ressemblions beaucoup. Puis en grandissant, la vie du peuple l'avait changé. Alors que j'étais resté dans une certaine apparence enfantine, il avait développé une imposante carrure, sa peau avait été brunie par le soleil et ses mains autrefois sans aucune imperfection, étaient à présent caleuses et sèches. Cela lui valait, avec ses longues boucles blondes, les faveurs de nombreuses des damoiselles de passage, ce qui n'était pas sans lui déplaire. Cependant, ses yeux eux, étaient restés les mêmes, deux larges iris teintés d'un bleu presque gris, desquels n'avaient cessé de se dégager espièglerie, ainsi qu'une touche de provocation et d'insolence désinvolte.

« - La Mathilde ne trouve pas ses enfants », continua-t-il, essayant de couvrir de ses mots le raffut ambiant.

J'hochai la tête, et lui répondis.

« - Va voir près du cimetière et fais le tour du village en suivant les bornes de pierres, je vais m'occuper du pont et de la forêt ! »

  Dacco acquiesça mes paroles. Nous savions que le temps nous était compté, la tempête ne faisant que forcir. Je pus sentir sa poigne se resserrer sur moi. L'air habituellement enjoué de mon ami était cette fois teinté d'inquiétude et de sérieux.

« - Fais attention mon frère, on pourrait croire que l'apocalypse est à nos portes. Le vent pourrait arracher le plus solide des arbres. »

Je posai ma main sur son épaule en retour, me voulant rassurant.

« - Je suis bien plus malin que n'importe quelle intempérie. »

Cela fit sourire Dacco, qui sembla en même temps recouvrer son humeur joyeuse.

« - Peut-être que tu pourrais survivre à la fin des temps, mais ton orgueil lui ne te laissera aucune chance ! »

Nous nous séparâmes alors.


Les violentes bourrasques glaciales ralentissaient considérablement mes recherches. Je finis cependant par atteindre le pont menant à l'extérieur du village. Tout en traversant, je jetai un regard sur les courants de la rivière, redoutant la vision d'un corps flottant dans l'eau. Je fus soulagé de ne rien voir.

Je finis par atteindre l'orée de la forêt, à quelques toises à peine du cours d'eau, ainsi que de certains de nos champs.

Les deux garçons étaient bien là, tremblants et grelottants de tous leurs membres, abrités sommairement derrière le large tronc d'un vieux chêne. Leurs pleurs étaient étouffés, perdus dans les hurlements de la nature.

« - Dépêchez-vous ! »

J'attrapai alors le plus jeune par la taille, le soulevant du sol, et saisis la main de son frère, me hâtant pour aller les mettre à l'abri, loin de cet enfer. Alors que nous quittions l'abri de fortune des enfants, j'entendis derrière nous le grincement sourd de branches imposantes bousculées par la tempête, puis le craquement assourdissant du bois se brisant.

Je me dirigeais vers le pont, encombré par les deux enfants, quand un gigantesque éclair illumina le ciel d'une lueur éclatante, s'abattant avec une force titanesque sur la cime de l'arbre le plus haut de la forêt. Le sol trembla sous le choc, manquant de me faire perdre l'équilibre. Le grondement du tonnerre résonna dans l'air, suivi d'un autre cri, humain cette fois. Je crus entendre la voix d'une femme venant du plus profond de la vaste étendue verte, que je voyais devenir peu à peu orange et vacillante.

Poussé par mon orgueil et ma jeunesse, je reposai l'enfant que je portais, lâchai la main de l'autre, et leur ordonnai à tous deux de rejoindre l'église promptement. Puis, sans hésitation aucune, je pénétrai dans l'immense forêt rougeoyante. Le froid qui mordait mon corps encore quelques secondes auparavant était à présent détrôné par une étouffante chaleur. Je peinais à discerner avec précision les environs, dévorés à une vélocité grandissante. La fumée commençait à être épaisse, piquant mes yeux et rendant mes recherches d'autant plus ardues. Je marchais de longues minutes, perdu au milieu des troncs immenses.

Je sais à présent que jamais je n'aurais dû sortir vivant de ce brasier, si ce n'était que Dieu avait été à mes côtés.

A force de persévérance, je finis par me trouver près de l'arbre sur lequel la colère du ciel s'était abattue.

« - Pitié ! »

Je me tournai immédiatement en direction de la voix. Et c'est là que je la trouvais enfin. Elle était au sol, le regard suppliant. Une fine coulée de sang s'étalait le long de son visage, prenant racine au cœur de sa chevelure flamboyante. La beauté que je vis en elle me frappa immédiatement. Je crois que c'est à cet instant précis que je commençais à l'aimer.

Une branche, que l'impact de la foudre avait du faire se décrocher, coinçait sa jambe. Sans perdre une seule seconde de plus, je m'approchai d'elle, cherchant comment venir à bout de son entrave. La forêt autour de nous s'effondrait, sa luxuriante verdure transformée en poussière. Si je voulais que nous sortions vivants de cet enfer, je devais agir vite. J'enlevai mon mantel, l'enroulant autour de mes mains dans l'espoir qu'il puisse me protéger. Après une longue inspiration, je saisi la branche. Une douleur ardente ne tarda pas à pénétrer mes doigts, puis mes paumes. Dans un hurlement sourd, je jetai l'objet enflammé et ce qu'il restait de mon vêtement plus loin, parvenant enfin à libérer la jeune fille, non sans en payer un tribut. Mes mains tremblaient de douleur, tout mon corps était en sueur. Jamais je n'avais connu une telle souffrance, si vive et profonde. Le crépitement du feu se faisait de plus en plus intense. Je devais me relever. Je saisis la jeune fille, pour la porter dans mes bras. Je fus surpris par son incroyable légèreté. Ses paupières lourdes se baissaient sur ses yeux, deux amandes d'un brun orangé comme des feuilles en automne. Je la sentais partir dans mon étreinte.

Le temps me manquait. Toute la forêt semblait à présent n'être plus qu'une épouvantable fournaise. L'air était irrespirable, et mes poumons brûlaient de l'intérieur, se remplissant d'une fumée âcre. Mes jambes étaient tremblantes, peinant à faire le moindre pas, manquant de lâcher à la moindre aspérité du sol. Des braises, bercées par la brise, avaient embrasé mes braies et ma tunique, et ne tarderaient pas à faire rôtir mon corps. La chaleur était infernale. Si jamais je devais un jour côtoyer les Enfers, je suis convaincu qu'ils ne seraient en rien différents de ce que je vécus ce jour-là.

Mes pas étaient lourds, guidés par mes pieds dont les chausses n'étaient plus. J'avais de plus en plus de mal à me mouvoir. La tête me tournait, l'inconscience proche. Refusant de fermer les yeux, je me mis à parler, luttant de toutes mes forces restantes contre l'épuisement et la douleur.

« - Je...Je m'appelle Lucain. »

Mon souffle était court, ma voix bégayante.

Sans grande surprise, je ne reçus aucune réponse, la jeune fille ayant déjà succombé à l'appel du sommeil.

« - Syre ? C'est un prénom charmant. »

Je continuais de monologuer, cherchant à protéger mon esprit. Je ne sais comment, mais cela m'aida à faire revenir quelques forces dans mon être fatigué. Je marchais à présent d'un pas plus sûr. La douleur me sembla devenir insignifiante, mon besoin de vivre reprenant les rênes de mon corps.

Enfin, elle était là. La fin de mon Enfer.

Je vis de nouveau les cieux. Au loin, je perçus des voix s'élever, appelant sûrement mon nom. Le battement de mon sang dans mes tympans s'accentuait, à mesure que je sentais la douleur reprendre ses droits. Tout me semblait étouffé, le monde dissimulé derrière un épais voile, que je ne parvenais à franchir.

Le feu continuait à consumer ma peau, lentement, frayant son chemin toujours plus profondément. Je me jetais alors dans la rivière, tenant toujours Syre dans mes bras. Il fallait éteindre nos affublements, endormir les brûlures. Le froid mordant de l'eau de la rivière fit son œuvre, tétanisant nos corps en une solide étreinte. J'entendis des hommes parler. Le bruit de l'eau qui s'agite. Et puis je discernai Dacco, arrivant vers moi.

Je ne compris ce qu'il me dit. Ma vision était nuageuse, et mon esprit embrumé. Un villageois vint prendre la jeune fille et la ramena sur la berge. Mon ami passa alors un de ses bras sous mon épaule, entourant ma taille pour me soutenir. Une vive douleur transperça mon être de part en part. Machinalement, je sortis mes mains à présent vides de l'eau. Mes paumes étaient rougeoyantes, cloquées. Une substance blanche se mêlait au sang qui coulait de mes plaies. Ma peau se détachait en de noirs lambeaux. Et je la sentis. Cette odeur de mort. Les effluves de ma chair brûlée.

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