Chapitre II
J'avais repris conscience le lendemain au presbytère, dans la modeste chambre que j'occupais depuis mon plus jeune âge. Quand j'ouvris les yeux, notre curé veillait déjà à mes côtés, et bien qu'il faisait un effort incommensurable pour ne laisser paraître la moindre trace de faiblesse, je pus voir aux cernes sous ses yeux qu'il n'avait fermé l’œil de la nuit.
Cela faisait à présent plusieurs longues minutes, qui m'étaient semblables à une éternité, qu'il me sermonnait.
« - Être bon est un précepte important de Dieu, mais il possède tout de même comme limite l'inconscience. »
Le Père était celui qui m'avait recueilli lorsque peu de temps après mon arrivée en ce monde, j'eus été abandonné aux portes de l'église avec pour seul habit une étoffe d'une facture extraordinaire. Il m'avait élevé tel un fils, et jamais autre orphelin ne reçut de telles faveurs de sa part. Il m'avait enseigné la lecture, l'écriture, le comptage des nombres, les saintes écritures et la théologie. Il me disait avoir pour moi de grands projets, m'assurant postes prestigieux au sein des plus hautes sphères cléricales, me certifiant que je changerai la face de notre monde.
Ma jeunesse ne me permit pas tout de suite d'apprécier les sacrifices de mon Père à leur juste valeur. J'avais depuis mon plus jeune âge, développé un attrait certain pour le travail d’orfèvrerie et notre forge, où nous nous échappions Dacco et moi après certaines leçons, fascinés par le métal écarlate que d'un coup habile le maître forgeron modelait à sa guise. Le Père et moi avions donc conclu un accord. J'avais droit de travailler à la forge lorsque je n'avais de leçons, ni de devoirs d'église à accomplir, et le dit accord se verrait rompu si je venais à délaisser ou devenir médiocre dans son enseignement. Il s'assurait ainsi de mon ardeur et de mon assiduité pour mon parcours ecclésiastique.
Bien que nous ayons parfois nos différends, le Père Anthiaume et moi étions très proches. Il avait rythmé ma vie et mon développement, s'imposant comme la seule figure parentale que j'eus un jour connue. C'était un saint homme, d'une bonté extrême, qui s'occupait de Besansir et de ses ouailles avec foi et dévouement. Je ne l'avais jamais surpris à commettre la moindre injustice ni à se soumettre à un péché, et même quand il sermonnait, ses paroles étaient teintées d'une bienveillance profonde. Si l'amour de Dieu, tel qu'il est inscrit dans la Bible, devait connaître un émissaire sur notre terre, il ne pourrait être autre que le Père Anthiaume.
« - Lucain ! »
Sa voix se fit plus dure qu'à la seconde précédente. Comme à mon habitude, mon esprit vif s'était évadé ailleurs pendant qu'il m'expliquait mon erreur. Je sursautai légèrement, ne parvenant à cacher ma culpabilité. Mon air embêté l'amusa. Il me sourit, posant sa main sur mon épaule.
« - Tu ne dois pas oublier le digne destin qui est le tien. Dieu a guidé ton existence jusqu'à moi dans ce but, et nous nous devons de respecter sa parole. »
Son regard doux et pénétrant incrustait ses paroles dans mon esprit.
« - Oui mon Père. J'ai été naïf, je m'en excuse. »
Bien que j'étais conscient de l'inquiétude que j'avais pu lui causer, la sincérité de mes excuses laissait à désirer.
Il me sourit une nouvelle fois, puis se leva. Il se dirigea vers la porte, mais retint son mouvement. Il semblait pensif.
« - Pourquoi y es-tu allé ? Tu es un bon garçon, mais pénétrer au cœur d'un brasier ardent sans savoir ce qu'il s'y trouve, cela relève plus de la folie que du courage. »
Comment pouvais-je lui avouer que mon orgueil avait pris le pas sur ma logique ? Pris de cours, je me confondis dans une explication peu convaincante.
« - Je me suis dit que je ne pouvais laisser une création de notre Seigneur disparaître dans les flammes sans même essayer de sauver son œuvre. Mon Père, ne nous devons-nous pas d'aider notre prochain, quoi qu'il puisse nous en coûter ? Ne devons-nous pas nous abandonner pour suivre les volontés de Dieu ? »
Le Père n'en perdit pas son regard agité. Il passa sa langue sur ses lèvres crevassées pour les humidifier, choisissant ses mots soigneusement.
« - Lucain... Tu dois apprendre qu'en ce monde, le Mal existe au même titre que le Bien. Tu ne dois pas oublier que le Diable cherchera sans cesse à te faire douter, ou à t'écarter de la route que Dieu t'a offerte. Tu ne prends pas conscience encore de la grandeur qu'a la valeur de ta vie. Il te faut la préserver et la chérir. Le serviteur de Dieu aura toujours utilité plus importante que la brebis que l'égarement n'a de cesse de toucher... »
Ses paroles furent interrompues par quelqu'un toquant contre le bois de ma porte. Le Prêtre se racla la gorge, sortant brusquement de ses pensées. Il invita alors mon nouvel hôte à entrer, puis prit congé.
« - J'ai encore beaucoup à faire avant l'office. La foi n'attend pas. Que Dieu te bénisse, mon Fils. »
Dacco se glissa alors dans ma chambre, tout en observant notre Père remonter le long couloir du presbytère, ne manquant pas de remarquer son étrange agitation.
« - Hé béh, tu lui as craché sur la soutane ? »
Dacco avait toujours son air malicieux. Je levai les yeux au ciel, faisant mine d'exaspération.
« - Le blasphème est condamnable, l'aurais-tu déjà oublié ? Faut-il vraiment que j'en fasse part à notre Père ? »
Son rire franc et sincère fusa dans l'air, m'apportant du réconfort, alors que mon corps était toujours douloureux. Fermant la porte, il me répondit :
« - Aucun risque, tu as déjà pensé à l'ennui que serait ta vie si je n'étais plus ? »
Il réussit à m'arracher un sourire. Crispé par les vifs tourments des blessures de mon visage se craquelant sous l'effort, mais un sourire sincère. C'était un idiot. Il aurait dû apprendre à maîtriser ses paroles.
Il vint alors s'asseoir au bord de ma simple paillasse, posant à ses côtés de longues bandes de tissu blanc, un récipient rempli, ainsi que diverses herbes médicinales.
« - On a eu de la chance hier. Le feu n'a pas atteint le village, il a été arrêté par la rivière. Aucune âme humaine à déplorer. »
Tout en me parlant, il écrasa les plantes à l'aide d'un pilon créant ainsi un onguent pour soulager la douleur, dont l'odeur putride était à elle seule symbole de son efficacité.
« - Et la jouvencelle que t'as ramené, elle est un peu secouée, mais ça devrait aller. »
Il défit les bandages de mes mains, souillés de divers fluides. Sous ce dernier, les brûlures de mes paumes avaient brunies et commencées à durcir. Des lambeaux de peau pendaient mollement, prêts à se détacher. Dacco se saisit de l'éponge qui nageait au fond du bol d'eau dans lequel flottait des saponaires officinales. Il la passa sur mes plaies, enlevant les restes de l'onguent séché de la veille. Je ne pus retenir un gémissement contrarié.
« - Ça va aller la pucelle, la douleur ça veut dire la vie. », me dit-il, moqueur, tout en continuant son travail. « Bon, c'est moche, mais tu devrais survivre. Enfin, ce n'est que mon expertise d'apprenti mire de campagne. Donc il est toujours possible que tu restes infirme toute ta vie, et que je sois forcé de devenir le nouveau fils prodige de notre cher Anthiaume. Pas sûr que je sois vraiment tenté. »
Il savait que je souffrais. Raconter des sottises ainsi que tout ce qui pouvait traverser son esprit était sa manière de m'aider à faire face.
Une fois mes plaies propres, il plongea ses doigts épais dans la pâte médicinale, puis commença à l'appliquer, avec une douceur qu'on ne pourrait au premier abord lui suspecter.
« - Elle est plutôt agréable au regard, ta pucelle. Je l'ai aperçue tout à l'heure, quand mon maître est allé l'examiner. J'avais jamais vu des cheveux comme ça. On aurait dit qu'ils allaient enflammer sa couche. »
L'évocation de sa chevelure fit remonter en moi les souvenirs de la veille. De cette beauté salie et étrange qui m'avait frappé dès lors que j'avais posé mes yeux sur elle. Elle était très différente de toutes les filles que j'avais déjà pu voir au village. Elle semblait hors du temps, créature sublime que l'orage aurait délogé du paradis. Je me demandai si ce coup que mon cœur avait reçu à son contact était ce que l'on appelait l'amour dans les histoires chevaleresques qu'à la taverne, j’eus entendues. Dacco s'aperçut de mon chambardement interne, qui avait fait monter le rouge à mes joues.
« - Hé béh, je crois bien que tu l'avais remarquée avant moi ! Mais prends garde, mon frère, », il se racla la gorge et se mit à imiter l'élocution du prêtre Anthiaume, « la femme est à l'image même de la luxure, ton amour et tes attentions se doivent exclusifs au Seigneur, et jamais de sa voie tu ne dois t'écarter !
- Tu blasphèmes encore Dacco. Le Père veut le meilleur pour moi, c'est pour cela que ses paroles sont aussi strictes. »
Mon ami haussa les épaules. A mon inverse, il n'avait jamais été le bon Fils suivant aveuglément les règles qui lui étaient imposées. Il avait un désir d'aider les autres, mais également de liberté, et il ne pouvait assouvir les deux en restant enfermé dans la vie ecclésiastique.
« - Je ne sais comment tu parviens à rester dans ce presbytère. J'y ai à la fois les meilleurs et les pires souvenirs de mon existence. Je suis reconnaissant d'avoir pu y apprendre moultes choses et de pouvoir aujourd'hui apprendre la guérison du corps. Mais ici, tout est tellement compliqué, et emprunt d'une puante fausseté. Sais-tu vraiment ce que cela signifie, être libre ? »
Il s'interrompit. Ses larges sourcils étaient froncés. Il semblait préoccupé.
« - Voilà, c'est terminé. »
Je regardais mes bandages, essayant de bouger les doigts.
« - Si jamais mes mains deviennent noires, je te demanderai personnellement pour l'amputation. »
Son visage s'illumina de nouveau, et il se remit à rire.
Nous avons continué à discuter de longues minutes, jusqu'à ce qu'un chœur de voix animées provenant du couloir ne nous interrompe. En les entendant, Dacco posa son doigt sur ses lèvres, me faisant signe de me taire, puis se leva pour s'approcher de la porte, tentant de percevoir le sujet de la conversation extérieure. Depuis qu'il était tout jeunot, il avait cette mauvaise coutume d'avoir les oreilles traînantes dès que cela ne le concernait pas, cultivant sa curiosité sans borne. Bien que je dus reconnaître que parfois cela pouvait avoir du bon, nous ayant permis d'échapper à de nombreuses punitions résultantes de nos farces, cela n'était pas toujours pour le meilleur. Contrairement à lui, j'étais très impliqué dans toutes les valeurs transmises par nos saintes écritures et l'écoute aux portes n'étaient pas dans les actions félicitées. Je voulus lui faire comprendre que je me refusais à participer à son jeu, mais ce que j'entendis malgré moi m'en empêcha.
Dans le long couloir, je reconnus la voix du Père Anthiaume et de l'un de ses vicaires.
« - Mon Père ! Il nous faut apaiser le village avant que la panique ne vienne courir nos rues. Nous ne pouvons nous risquer à un lynchage arbitraire de la part de la population ! Nous devons maintenir notre renommée !
- Calmons-nous. Vous direz aux paysans de n'utiliser à présent que l'eau de nos puits, jusqu'à ce que la rivière redevienne claire. Nous déposerons également une demande auprès de l'évêque pour aider le financement de nouvelles bêtes. »
Je me tournais alors vers Dacco, ne saisissant pas le sens de ce que je venais d'entendre, mais en en comprenant la gravité.
« - Dacco, de quoi parlent-t-ils ? Ne m'avais-tu pas assuré qu'aucun dommage n'était à déplorer ? »
Mon ami me sembla soudain beaucoup moins jouasse. Ce n'était pas dans ses habitudes d'user de mensonge envers moi.
« - Je... Je suis désolé Lucain. Je ne voulais pas t'inquiéter, tu as besoin de repos. Dans la matinée, nous avons fait face à un incident. Le vacher a mené ses bêtes s'abreuver à la rivière, et avant qu'il ne put les rentrer, elles sont toutes tombées mortes ! Leurs ventres se sont mis à enfler, tellement qu'elles s'en sont ouvertes ! Tout le rivage n'est plus qu'un mélange de terre et de viscères. Même les poissons ont déserté les eaux. Et... »
Il s'interrompit brusquemen, et baissa les yeux, hésitant à poursuivre.
« - Dacco. »
Je le poussais à m'en dire plus. Il finit par céder.
« - D'accord. Il se trouve que certains voient un lien entre la mort des bêtes et l'arrivée de ta donzelle. Les rumeurs courent déjà les rues aussi vite que les rats. Il paraîtrait que son dos est constellé de marques laissées par le diable, que sa peau ne cesse de devenir de plus en plus chaude... J'ai aussi ouï que sous sa robe calcinée, sa peau était immaculée, sans aucune trace de brûlure... Certains disent qu'elle serait une salamandre ayant pris forme humaine, naissant en plein cœur du brasier, venue libérer sa mère de la prison de notre forge. Ils disent que quand tu as éteint vos flammes, elle a libéré de son venin dans le cours de la rivière.
- C'est complètement absurde. Après toutes ces années, tu crois encore à ce que ces vieux fous ignares du bas peuple peuvent raconter ? Leur peur infondée, c'est tout ce qu'il y a de vérité dans leurs affabulations fantasques.
- Lucain. Je ne te dis pas qu'ils ont raison. Je te demande simplement de faire preuve de prudence. C'est une étrangère dont on ne connaît ni la provenance, ni les intentions. »
Je sifflais entre mes lèvres d'agacement. Je redoutais plus que tout cette bêtise humaine conduisant les hommes aux folies les plus abjectes. Je ne supportais pas m'imaginer ces paysans s'en prendre à celle qui depuis que je l'avais rencontrée, ne cessait de hanter mon esprit.
« - Cela suffit. Oublies-tu qu'un jour, toi même as été un étranger pour ce village ? Ne sommes-nous pas une sauveté, un lieu saint où chacun peut se réfugier et expier de ses fautes ? »
J'étais devenu froid comme l'hiver. Je ne me rendis pas compte que mon ami n'essayait que de me protéger, comme il l'avait et le ferait toujours. A cet instant mon être tout entier était infecté par ce doux et amer sentiment qu'elle me faisait ressentir. Un rictus aigre s'afficha sur le visage de Dacco.
« - Bien. Je tâcherai de me dire que si tu te comportes en vraie merdaille, ce n'est qu'un effet secondaire de ton corps malade. Je repasserai plus tard, à moins que cette fois-là encore tu ne décides de me voir comme ton ennemi. »
Dacco me laissa seul. Des regrets face à mes paroles se firent ressentir en moi, mais j'essayais de les contenir, et de trouver de nouveau le sommeil.
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