Partie de chasse
Le maître d’armes Śimrod Surinthiel représentait une véritable énigme à la cour de la reine Sneaśda. Il était là sans être là. Il ne paraissait concerné par aucune conversation ou activité, et répondait de manière égale à tout ce qu’on lui disait. Aux yeux de beaucoup d’observateurs, il semblait atteint d’une forme déjà sévère de muil. Mais il suffisait de le provoquer pour se voir remettre à sa place vertement, et parfois, un mauvais tour ayant lieu sous ses yeux amenait un léger rictus sur ses lèvres. Explosifs et meurtriers, ses accès de colère étaient légendaires. Inutile de dire qu’on s’en méfiait.
C’était pourtant le favori de la reine Sneaśda. La terrible reine d’Hiver, qu’on appelait volontiers « Glace » dans les chansons, se changeait en inoffensif flocon fondu en sa présence. À table, elle lui laissait toujours les meilleurs morceaux. Mais Śimrod faisait peu de cas de ces attentions.
Peu de temps après mon arrivée à la Cour d’Hiver, Sneaśda décida d’organiser une chasse pour tenter de dérider son amant, pensant que cela allait l’agréer. En tant que barde missionnée pour consigner les moindres évènements de cette cour, j’y fus évidemment conviée. Terrifiante et inexorable, Sneaśda chevauchait devant, d’une blancheur éclatante dans son armure de glace. Derrière elle trottait sa fille, la belle Daemana, puis ses sombres gardes rapprochés Amarië et Ardaxe, sicaires d’Urdaban, et enfin, un peu à l’écart, le jeune fils d’Amarië, Silivren, un timide hënnel qui, se trouvant en permission, avait obtenu le droit de quitter Æriban. N’étant encore proche de personne, je décidai de suivre Śimrod. Ce dernier avait en effet faussé compagnie au gros de la troupe dès le passage du portail, et menait sa monture par des chemins détournés. Étrangement, il ne se pressait pas et ne semblait nullement déterminé à débusquer les âmes égarées dans l’entre-monde comme ses pairs.
Il s’arrêta près d’une rivière bleue où s’était réfugiée une de ces âmes perdues. Cette dernière apparaissait à nos yeux sous la forme d’une jeune daurilim, que Śimrod contempla pensivement. Lorsque je fis mine de viser la créature avec mon arc, il m’arrêta d’un regard. Puis, entendant le jappement des chiens au loin, il fit faire demi-tour à sa monture et gagna rapidement les sous-bois.
Les piqueurs ruargs de la reine avait acculé quelque gibier dans une clairière. La troupe faisait cercle tout autour, alors que Sneaśda, Amarië et Ardaxe s’interrogeaient sur leur devenir. Daemana, une jeune elleth un peu précieuse, refusait de mettre pied à terre pour aller couper les pattes de la proie et la mettre dans sa besace comme l’instruisait sa mère. Elle craignait de salir ses beaux vêtements.
« Demande à Ren de le faire pour toi, alors, s’impatienta sa mère. C’est un sidhe d’Æriban : un peu de sang ne devrait pas lui faire peur, à lui ! »
En regardant le jeune Silivren qui se tenait en arrière, les rênes longues, je constatais que l’idée ne l’enchantait guère. Son joli visage sombre faisait montre d’un dégoût manifeste, que je ne savais guère à quoi attribuer.
Finalement, Ardaxe, produisant avec adresse une dague à la lame effilée, glissa lestement en bas de son cheval. Mortel et silencieux, il apparut devant sa proie, ses crocs luisant aussi sûrement que sa lame.
« Proie attrapée, proie gagnée… sourit-il dangereusement à la compagnie, ses yeux rouges brillant sous son excentrique couvre-chef. Celle-ci me reviendra !
— Fais-en ce que tu veux », lui octroya Sneaśda d’un geste lâche.
Personne n’ignorait le terrible sort de ces âmes captives, lorsqu’elles tombaient aux mains du cruel Ardaxe. Amarië elle-même plissa les yeux, avant de faire faire volte-face à son cheval.
« Si tu la ramènes, je ne veux rien en savoir », murmura-t-elle en partant.
Ardaxe ricana. Mais avant même qu’il n'ait eu le temps d’attraper sa nouvelle esclave, une flèche fusa, effleurant son nez et perçant le coeur de la créature qui tomba raide morte.
Stupéfait, Ardaxe releva les yeux sur Śimrod, auteur de ce tir aussi surprenant qu’adroit.
« Mon ami ! s’écria-t-il, la main sur le coeur avec sur le visage l’un de ces airs outranciers dont il avait le secret. Tu m’as ravi ma proie.
— J’ai décidé que c’était la mienne », déclara Śimrod sombrement, et, après avoir rappelé sa flèche, il rebroussa chemin à son tour. Sneaśda l’imita, puis Ardaxe, qui prit le train d’Amarië. La chasse était finie.
Je restai seule sur la plaine avec le jeune Silivren, qui contemplait le corps de l’humaine – car c’en était une – d’un air éteint. Le cœur et les yeux ouverts, la jeune fille contemplait la lune violette au-dessus d’elle, les pupilles déjà voilées.
« Au moins, murmura Silivren de sa voix douce et mélodieuse, elle est morte dans son sommeil, sans souffrir. »
Je le regardai. En croisant ses yeux innocents, je me pris à penser que celui-là avait moins à faire à Æriban qu’à Tir Ná Cerdyf, l’île des Bardes.
Alatorínn-chant-de-ruisseau, Jeunesse d’un barde aux Vingt-et-un Royaumes.
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