Chapitre 46 : Snoog

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Mon regard faisait le tour du salon privé, transformé en salle de presse pour l'occasion. Gordon avait calé un rendez-vous avec les journalistes pour cet après-midi, entre les deux concerts. Cela arrivait souvent et quasiment à chaque étape importante, dans une capitale ou dans une grande ville quand nous y demeurions plus de deux jours. Et ces deux dates de concert, à Dublin, s'y prêtaient particulièrement bien. Notre première prestation s'était bien passée, nous étions tous satisfaits et nous avions bien l'intention de réitérer pour la dernière date irlandaise, demain soir.

Edna s'était proposée pour garder April durant sa sieste et Ally veillait sur les deux monstres, Thilia et Steve. Je les trouvais plus excités que précédemment, mais il était possible que la présence d'April y soit pour quelque chose. Je voyais bien que Thilia, notamment, faisait parfois un peu sa jalouse et, à d'autres moments, se montrait très protectrice avec April. Un peu comme une grande soeur, c'était du moins ce que pensait Jenna. Je reconnaissais que j'avais noué avec Thilia une relation sans doute proche de celle d'un oncle et d'une nièce, et que ça ne devait pas être facile pour elle de me voir m'occuper d'April. Si encore j'avais été en couple avec Loren depuis sa grossesse et la naissance de ma petite perle, cela aurait été différent, elle aurait eu le temps de s'habituer, et là, c'était un peu soudain pour elle. Mais comme elle avait bon caractère, j'avais aussi espoir que ça ne durerait pas.

Gordon et le proprio de l'hôtel avaient bien fait les choses. Le salon était assez grand pour recevoir du monde, ils avaient prévu des fauteuils confortables, tant pour les journalistes que pour nous. Ca donnait une atmosphère sympathique. D'autant qu'il n'y aurait pas non plus la grande foule : on n'était pas à Londres, à New York ou à Paris. Ca prendrait sans doute un côté convivial, même si je m'attendais à des questions politiques et un peu difficiles. J'avais pris le temps d'expliquer à Loren ce qu'il en était, pour qu'elle n'en soit pas surprise. Elle et Jenna avaient pu prendre place dans une pièce voisine dont la porte était restée ouverte : elles ne verraient pas vraiment ce qui se passait, mais elles pourraient tout entendre. Si le visage de Jenna n'était pas inconnu des fans et de la presse spécialisée, comme celui d'Ally d'ailleurs, Treddy veillait beaucoup à préserver Edna. Quant à moi, je ne voulais pas que Loren se retrouve trop tôt sous le feu des projecteurs, du moins tant que notre situation particulière ne serait pas clarifiée. Et je savais pertinemment que le jour où tout le monde comprendrait que j'avais une compagne - et une fille en plus ! -, ce serait le déchaînement. Je n'avais rien fait pour susciter une autre réaction, avec la vie dissolue que j'avais menée jusqu'à présent et à laquelle tout le monde avait fini par s'habituer, que ce soient les groupies ou les amateurs de scandales.

Les journalistes commençaient à arriver, une jolie blonde se plaça bien en face de nous. Elle pouvait toujours courir pour que je garde son numéro après. J'avais ma belle brune qui m'attendait et aucune envie de goûter à d'autres fruits que les siens. Nous discutions tous les cinq entre nous, David toujours un peu sur la réserve dans ces moments-là. Il faudrait qu'on finisse par résoudre son cas, car s'il aimait nous accompagner en tournée, il ne se sentait pas capable d'intégrer pleinement le groupe, ni d'apporter plus qu'une ou deux petites interventions en studio. S'il ne touchait pas de royalties ou très peu sur la vente des albums, en revanche, pour les retombées de la tournée, c'était cinq parts, une fois tous les frais payés et les salaires de l'équipe versés.

Gordon nous rejoignit et je compris que les choses sérieuses allaient commencer. Je me redressai un peu dans mon fauteuil. Stair et Lynn cessèrent leur petit échange en aparté, l'attention de Treddy se porta vers la quinzaine de personnes qui nous faisait face. Gordon prit le premier la parole, nous présentant les journalistes en citant aussi les noms des médias pour lesquels ils travaillaient. J'appréciai toujours qu'il le fasse, c'était très pro de sa part et ça nous permettait de casser certaines barrières. Ca mettait tout le monde à l'aise, même si les gens en face de nous étaient en général de vrais pros aussi, surtout ceux de la presse musicale spécialisée. Mais il nous arrivait quand même de tomber sur des gros balourds qui n'y connaissaient rien ou qui ne voyaient que l'aspect marketing.

Les premières questions commencèrent, classiques. Est-ce qu'on était content de jouer en Irlande, comment s'était passée la tournée, y aurait-il un live à l'issue... Certains nous demandaient aussi des précisions sur une chanson en particulier, sa signification. Puis on en vint à la question délicate. Ce fut la blonde qui la posa, alors qu'elle était peu intervenue jusqu'à présent.

- Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous n'avez pas interprété No man's land à Belfast alors qu'elle figure dans votre tour de chant ? Cela a suscité beaucoup de réactions sur les réseaux sociaux et certains vous ont même qualifiés de frileux, voire couards.

- Vous pourriez dire pire, répondis-je en me souvenant très bien de ce que Jenna et Ally nous avaient rapporté concernant les réactions après le concert. Mais j'vais vous répondre ainsi : c'est un choix, et un choix totalement assumé par l'ensemble du groupe. Vous êtes pas sans savoir que Belfast est, à l'heure actuelle, une poudrière. Et même si j'reste très modeste quant à l'implication d'un groupe de hard-rock dans les événements actuels, se trouver dans ce genre d'atmosphère incite à une certaine prudence. Avez-vous jamais été dans un endroit comme celui-là, Madame ?

- Mademoiselle, répliqua-t-elle.

Ouais, cocotte, j'avais compris. Mais j'aimais bien provoquer un peu... Elle reprit :

- Je pense que personne ici présent n'ignore la situation nord-irlandaise et elle est suffisamment préoccupante pour nous tous. Mais pouvez-vous préciser votre choix ?

- Ne pas être l'étincelle qui mettra le feu à la poudre, répliquai-je avec sérieux : je ne voulais pas passer pour un guignol sur cette question-là, je la considérais comme beaucoup trop importante.

Je poursuivis :

- Nous sommes Anglais, Treddy et David sont Ecossais. Pour ma part, j'envisage de plus en plus sérieusement de changer de nationalité et de dev'nir Ecossais aussi. La question de l'Irlande du Nord a toujours été un sujet auquel nous avons porté attention. No man's land est une chanson que nous aimons beaucoup, car la composition de Stair en est très réussie. De plus, c'est une chanson qui a une vraie histoire. J'en ai écrit les paroles lors de notre toute première tournée, alors qu'on peinait à rencontrer quelques-uns d'entre vous, qu'on était encore un petit groupe juste apprécié par les vrais amateurs de hard-rock, ceux qui sont à l'affût des nouveautés. Nous étions allés nous balader sur le site de l'ancienne prison de Mazé. Je vous ferai pas l'affront de vous raconter ce qui s'est déroulé là-bas, du temps de la prison comme de son démantèlement. C'est un lieu encore chargé d'histoire, comme Glencoe, comme Culloden, comme le stade de Santiago du Chili, comme la Place de Mai, etc... Impossible d'être insensible à c'qui s'en dégage.

- Mais utiliser les propres paroles de Bobby Sands, c'était quand même chercher l'affrontement, renchérit-elle.

- Je nie pas que cela peut être interprété ainsi, qu'on peut y voir d'la provocation. Mais je trouve ces paroles très belles et aussi pleines d'espérance. Il y parle de l'avenir. Un avenir de paix. Un avenir où tous les enfants d'Irlande, qu'ils soient protestants ou catholiques pourront vivre ensemble, sans s'affronter, sans avoir peur de l'autre, sans l'rejeter, ni l'ignorer. C'est c'que vous avez essayé de construire depuis 1998. Et je suis, nous sommes admiratifs de ce qui a été fait. Ce serait seulement dommageable que tous ces efforts soient balayés parce que certains appellent à nouveau aux armes, à la violence. S'ils veulent s'en prendre à quelqu'un, qu'ils s'en prennent aux vrais responsables de cette situation.

- Vous voulez dire au gouvernement britannique ?

- A ceux qui ont œuvré pour le Brexit, oui. Et y'en a au gouvernement.

- Vous appelez donc à prendre les armes contre eux ? Vous soutiendriez des actes terroristes ?

- S'en prendre aux vrais responsables veut pas dire les massacrer. Des armes, y'en a de toutes sortes. Les mots en sont une et c'est la nôtre. Chacun peut s'en emparer. Pas besoin d'prendre des grenades ou des fusils pour s'faire entendre. Et la meilleure manière de donner tort à ceux qui sont à l'origine de ces troubles, c'est de continuer à lutter pour la paix et pour maintenir ce qui a été construit. Là est le vrai défi et c'est à ceux qui se battent encore, chaque jour, pour faire reculer la violence que va notre soutien. Qu'ils soient catholiques, protestants ou athées, on s'en moque.

- C'est donc ainsi que vous répondez à ceux qui disent que vous avez manqué de courage ?

- Le vrai courage, c'est de pas laisser détruire ce qui a été construit. Le vrai courage, c'est de s'opposer à ceux qui veulent voir revenir le cercle infernal de la violence et des exécutions. Le vrai courage, c'est de tendre la main à celui qui habite la rue voisine, le quartier d'à côté. Le vrai courage, c'est d'abattre les murs, pas d'en construire.

- Ne pas construire de murs alors que vous militez pour l'indépendance de l'Ecosse ? C'est reconstruire un mur que de créer une nouvelle frontière...

Je jetai un regard à Treddy et à David. Voulaient-ils répondre ? Lors de ce type d'interviews, chacun prenait un peu la parole selon les questions. En général, Lynn parlait peu, mais c'était souvent lui qui concluait, par une phrase bien sentie, souvent pleine d'humour. Stair et Treddy se partageaient les questions liées directement à la musique, à certains choix mélodiques. Moi, je me gardais les questions politiques ou concernant la vie du groupe, ses projets. Treddy prit finalement la parole :

- Le projet indépendantiste n'est pas de créer une nouvelle frontière, mais de faire tomber celle qui est érigée contre la volonté du peuple écossais, en le mettant en-dehors de l'Union Européenne. Nous avons voté contre le Brexit, à une large majorité. Ce choix n'a pas été entendu, ni respecté par les autorités britanniques qui n'ont retenu que le résultat final, sans tenir compte des votes des différentes nations. En cela, le vote nord-irlandais est proche du nôtre. Cela resserre aussi nos liens. Et notre souhait que la meilleure solution possible soit trouvée pour l'Irlande.

Je lui lançai un léger clin d'œil. Il avait parfaitement répondu. Mais connaissant les journaleux, ils allaient peut-être encore insister. Fort heureusement, certains semblaient vouloir s'intéresser plus à nos projets et posèrent quelques questions sur notre label, comment nous vivions notre indépendance totale par rapport aux maisons de disques.

La conférence se termina ainsi, sur une note musicale. Alors que chacun s'éloignait - Gordon avait prévu un petit buffet pour les journalistes s'ils souhaitaient prendre un verre ou une collation avant de repartir -, la blonde me retint. Je m'en doutais et je laissai faire. Elle me tendit une photo du groupe, pour une dédicace pour un improbable neveu. Alors que je signais, je sentis qu'elle glissait un petit papier dans ma main. Je fis celui qui ne remarquait rien et lui souhaitai simplement une bonne fin de journée. Elle me lança un regard expressif. En d'autres temps, je l'aurais peut-être emmenée direct dans ma chambre pour la soirée. Là, j'avais autre chose à faire. April avait dû terminer sa sieste et j'avais entendu les filles parler d'une petite balade au parc pour sortir s'aérer cet après-midi. Ouais, mes potes hallucineraient s'ils étaient dans mes pensées : préférer une sortie au parc avec des gamins à une partie de jambes en l'air... Ce qu'ils ne savaient pas, c'était que la partie de jambes en l'air serait aussi au programme. Mais juste après.

Lynn avait déjà rejoint Jenna et Loren dans la salle voisine, Stair étirait ses longues jambes et manqua de faire trébucher David. Ils commencèrent à plaisanter. Stair avait vraiment la patate en cette fin de tournée et j'étais quasiment certain que ce serait lui qu'il faudrait suivre, demain soir, sur scène, que ce serait lui qui donnerait le rythme et pas Lynn.

Ce dernier échangeait avec Jenna et Loren, au sujet de l'interview. Les premiers mots de Jenna me confortèrent dans la manière dont nous avions répondu aux questions politiques.

- Ouais, fit Lynn, j'pense que c'était clair.

- Tu sais bien que les journalistes aiment toujours fouiller, voire jeter un peu d'huile sur le feu, dit-elle.

- Pas bien malin quand même. Elle n'a jamais dû mettre les pieds à Belfast, la blondasse.

Je m'approchai et enlaçai Loren. Ca faisait plus d'une heure qu'on répondait aux questions et elle m'avait manqué. Elle me sourit et déposa un léger baiser sur mes lèvres.

- Tu t'en es bien sorti et Treddy aussi, dit Jenna en me regardant.

- J'ai dit c'que je pensais, répondis-je avec aplomb. Quand ils auront compris que ça sert à rien de se tirer d'ssus...

- Il leur manque un Martin Luther King, soupira Jenna. Un jour peut-être...

Je hochai la tête. Puis je regardai Loren et dis :

- On va libérer Edna ? P'tre que la louloute est réveillée...

Avant qu'elle ait pu répondre, Lynn ricana.

- Quoi ? fis-je.

- La blondasse, elle t'a donné des idées... J'espère qu'April dort encore profondément.

- D'ailleurs... fit Loren. A ce propos... Elle t'a pas laissé quelque chose, cette journaliste ?

Je la fixai d'un air qui se voulait innocent. Mais elle n'était pas dupe et je rendis vite les armes. Je tirai de ma poche le bout de papier qu'elle m'avait donné, le chiffonnait sans regarder ce qu'elle avait écrit dessus, en fit une boule et la jetai dans une poubelle.

- Voilà c'que j'en fais, dis-je simplement. Bon, on va voir la louloute ?

- Ok, me dit-elle en souriant.

J'espérais qu'elle ne me taperait pas une crise de jalousie. Mais Loren était trop fine et trop intelligente pour cela.

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