7 – Pseudo : La chèvre de gare - Les moutons ne sifflent plus -- Auteur incipit : Vis9vies - Auteur texte : Ainhoa

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« Le train n’a pas sifflé. La neige était tombée sur la belle menottée. On l’avait droguée avant de l’attacher. Le train n’a pas sifflé, mais il a déraillé. On a recensé vingt-quatre morts et cinquante-six moutons éviscérés. Leur laine se fondait dans le paysage hivernal tandis que leurs intestins découverts apportaient des touches de couleurs éparpillées. Ça sentait la poudre et la mort. Du blanc, du froid, du rouge, du sang, des râles, de la tôle froissée, puis le silence, et la respiration sourde de la prisonnière. A moitié dans le gaz, elle observait cette immense peinture vivante remplie de points frénétiques, de traits vengeurs, de corps démembrés et d’un peu de brume pour cacher l’insupportable. Le voile de l’horreur. »

Franck referme le bouquin d’un geste sec après avoir lu les premières lignes à son épouse.

- Cette lecture met en appétit, dis-moi ! C’est ton cousin qui a écrit ça ? Celui qui a été quitté par sa femme l’an dernier ?

Annie ne prend pas la peine de lui répondre. Elle se demande si la promotion sur le magret est bien passée en caisse. Sur le coup, le montant ne lui a pas paru anormal mais de nos jours, il faut faire attention à tout.

Son mari retourne le roman afin d’étudier avec intérêt sa couverture. Un train (extrait d’une vieille photo) tel qu’on l’imagine à l’époque de la ruée vers l’or rempli la quasi-totalité de la page. Le titre « Le train muet » s’étire en larges lettres rouge italiques en bas à droite et le nom de l’auteur, Hugo Camprain, figure plus discrètement en haut de l’illustration. Est-ce qu’une honte non assumée l’avait-il saisie au moment d’associer son nom à son œuvre ? Franck réprime un rire moqueur. Il tient entre ses mains une telle pépite que l’excitation lui fait perdre ses moyens. L’incipit lui suffit pour apprécier la totalité de l’œuvre. Il a beau saluer l’esprit créatif des artistes en général, il se demande comment de telles idées saugrenues peuvent naître dans un esprit normalement sain (flanquée d’une écriture médiocre) ?

- Ce n’est quand même pas une maison d’édition qui l’a édité ? Si ? Comment on peut le savoir ? Ah si ! Là ! Ah ah ! Il est bon ton cousin ! Il s’est auto-édité ! En un sens, ça me rassure !

Annie se contente de hausser les épaules tout en continuant de ranger les courses. Elle ne compte pas se laisser distraire par son mari aussi puéril qu’un gosse. Lorsqu’il pose une question faussement innocente, c’est pour mieux déverser ses sarcasmes ensuite. Il se fiche de la mettre en retard pour emmener Johan au club de foot.

- Non mais chérie, réponds-moi honnêtement, tu l’as lu ce livre ? Parce que franchement… Comment dire… C’est glauque ! Très mal écrit et de mauvais goût surtout ! Et puis c’est quoi cette histoire de mouton ? Hein ? T’y comprends quelque chose ? On dirait Perceval qui tombe dans le remake de retour vers le futur III et peut-être bien Super 8 aussi, tiens ! Un super scénar pour un nanar, je nomme « le train muet » !

Annie bourre les paquets de céréales dans le placard et claque la porte ensuite.

- Tu es cinéphile à présent ? Tu m’impressionnes ! Je ne sais plus quand est-ce que je l’ai lu. Il y a longtemps, élude-t-elle.

- Donc avant qu’il se fasse larguer par Nawelle ? Ben tu m’étonnes ! Hugo est gentil, hein, je dis pas le contraire, mais un peu dérangé. Finalement, ça ne me surprend pas. Des moutons éviscérés ! Ça ne doit pas tourner bien rond dans sa tête. En même temps, c’est bien lui qui tenait à dormir dans un sac de couchage alors que nous avions préparé le lit nickel. Tu sais que son ex aurait pu se servir de ce livre comme pièce à conviction devant le juge ?

- Non mais, tu t’écoutes sérieusement ? Tu te crois dans une série américaine ? Et puis c’est moi qui avais fait la chambre, pas toi !

- Papa, ça veut dire quoi évischéré ?

Johan déboule dans la cuisine et fonce tête baissée dans les jambes de son père qui le saisit à la volée.

- Ah bah, t’es là toi ! Je pensais que tu jouais dans ta chambre.

Franck soulève son fils et le pose comme un vulgaire sac à patates sur son épaule. L’enfant rit aux éclats.

- Alors papa, ça veut dire quoi ?

- Oui chéri, ton fils te pose une question.

Le père repose Johan au sol et encadre ses épaules menues de ses larges mains.

- Éviscérés… comment dire ? C’est… euh... Tu ne m’aides pas là ? adresse-t-il à son épouse.

Annie, adossée contre l’évier affiche un sourire au coin des lèvres :

- Non, pas là, non… Mr le cinéphile, rétorque-t-elle accompagné d’un clin d’œil.

Franck répond par une grimace appuyée et reprend son sérieux devant son fils :

- C’est un mot qui veut dire une horrible chose. En fait, tu es trop petit pour le connaître.

- Tu ne sais pas ce que ça veut dire ?

- Si ! Bien sûr que si ! Papa est très intelligent, tu sais.

- D’accord… et c’est vrai que cousin Hugo est fou ?

- Mais où vas-tu chercher ça mon bonhomme ? Mais non pas du tout ! Cousin Hugo est… normal. Aussi normal que toi ou moi. Allez, retourne jouer ailleurs.

Joan disparait aussi vite qu’il était apparu, laissant ses parents à nouveau seuls.

- Bon, après cet interlude fort en révélations, je dois passer vite fait à la poste avant d’emmener Johan au foot.

- Comment ça ? interroge Franck. Tu veux dire quoi par là ?

- Ohhh mon chéri, pour un papa très intelligent, tu me déçois, glisse -t-elle à son oreille.

Annie enfile son manteau et s’amuse à observer la figure décomposée de son mari.

- J’en ai pour dix minutes, mais si tu ne me vois pas arriver, tu peux préparer les affaires de foot de Johan ? Enfin si le papa super intelligent est capable de les retrouver grâce à sa finesse d’esprit ou il peut aussi utiliser son instinct de mâle primitif.

- Pfff, je suis un incompris dans cette maison ! tonne Franck, mi amusé, mi vexé.

Quelques minutes plus tard, aprés s’être plié à la demande de son épouse, Franck retrouve son fils dans sa chambre. Celui-ci est agenouillé au sol, un petit train à la main, et des animaux de ferme en plastique tout autour d’une maison Playmobil.

- Tchouuuu ! Tchouuuu ! Voici le train ! Tchouuuu !! Attention les moutons, le train arrive ! Beeee ! BEEE !!! Bong !!! Bing ! Tiens le mouton !

D’un geste sûr, le petit train fait sauter les animaux en plastique. Johan s’y reprend à trois reprises après s’être assuré que chaque mouton avait eu droit à son vol plané. Franck assiste à la scène, muet, pétrifié à l’idée d’avoir donné naissance à un nouveau Hugo Camprain.

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