Chapitre 10
Tout dans la comète S.I. était fait pour symboliser le pouvoir dans la sobriété et inspirer la peur. L'architecture intérieure multipliait les salles démesurément grandes, mais sous-équipées en mobiliers taillés géométriquement à même des blocs rocheux massifs. Les couleurs de cette pierre qui les composait offraient une trop large palette de noirs. Le sas d'entrée était la plus immense cavité. Le reste de cette comète habitée était constitué d'une myriade de couloirs étroits et labyrinthiques, allégorie architecturale de ses tortueux complots.
Le silence mat. L'odeur minérale mêlée à des notes discrètes d'hydrocarbures. Le fonctionnalisme des aménagements réduits à leurs plus simples utilités. Tout concourait à donner l'impression qu'il s'agissait d'une comète fantôme, un lieu déserté de toute vie.
Pourtant, cette comète était une véritable petite ville en soi. Elle abritait une dizaine de milliers d'âmes, toute entière dévouée à la surveillance et la sécurité de l'Amas. S'y mêlaient agents de liaison pour les espions infiltrés dans toutes les strates de la population, censeurs du réseau capsulaire, propagandistes, les forces d'intervention, Contrôle dont elle était sous les ordres, les reconditionneurs de ceux qui s'éloignaient du droit de chemin et d'autres métiers qu'Antéa ne soupçonnait pas.
Antéa ne vit aucun de ces services. Elle ne put vérifier non plus si la douteuse rumeur de l'absence de femmes dans les rangs de Silence Immobile était avérée.
Bien qu'elle n'avait rien fait de répréhensible – au contraire même – une sourde terreur montait en elle. Antéa aurait préféré de la compagnie. Le Conseiller Halley l'attendait dans le vaisseau qui les avait conduits à bord. Ce vieil homme lui avait paru une personnalité complexe quoiqu'en apparence bien intentionnée. Malheureusement, sa présence n'avait aucunement été requise et Amitié dans sa version bridée avait dû être laissé au niveau des contrôles de sécurité. Pour bien la mettre dans l'ambiance, elle y avait subi l'humiliation d'une fouille corporelle avec palpation complète et balayage intégral.
Elle jeta un regard en coin vers les deux S.I. mutiques qui l'encadraient.
Était-ce un de ces deux-là qui avait baladé ses mains gantées sur son corps ? Difficile de savoir. Les S.I. se ressemblaient tous avec leurs tenues noires et leurs casques hermétiques à la visière tactique. Des accessoires complétaient la traditionnelle panoplie sans donner plus d'indices sur leurs identités. Matraque à baïonnette et pistolet à carreaux de filets de stase étaient les armes règlementaires. Ils en possédaient d'autres à projectiles perforants pourtant peu usités. Ses armes étaient proscrites étant donné la présence du vide spatial de l'autre côté des coques des comètes aménagées. Il en existait toutefois des versions antipersonnelles capables de tuer sans occasionner de dégâts matériels. Ces armes létales devaient appartenir à cette dernière catégorie.
Antéa, toujours passablement énervée par la fouille ravala sa fierté.
Elle et son escorte arrivèrent en silence après un dédale de couloirs et d'escaliers. Ils s'immobilisèrent face à une porte semblable à toutes les autres. Ils se figèrent plusieurs minutes ainsi.
L'entrée se déverrouilla automatiquement.
L'un des S.I. fit un geste à Antéa avant qu'ils ne se postent de part et d'autre de l'encadrement de porte.
Antéa avança timidement, sans un mot, ne parvenant pas à cacher un léger tremblement qui se répercutait jusqu'à l'extrémité de ses cheveux.
À l'intérieur, un petit bureau sobre avait tout de quelconque, sans même une vue sur le vide. Deux hommes observèrent son entrée hésitante. Un prêtre-programmeur se tenait debout tandis qu'un homme d'une cinquantaine d'années en tenue noire était assis derrière. Tous deux étaient chauves et totalement imberbes jusqu'aux sourcils.
— Asseyez-vous, Capitaine Antéa, dit le plus âgé assez sèchement.
Elle ne répondit pas. On ne lui avait pas posé de question. Elle se contenta d'obéir. Un siège affreusement désagréable profita du confort de ses fesses.
Le temps parut s'étirer et le silence s'épaissit.
Le S.I. lisait un rapport sur un écran que son interface lui projetait tandis que le prêtre-programmeur la dévisageait de son œil cybernétique. Il devait récolter des données sur elle à l'aide de ses senseurs : rythme cardiaque, tension, activité cérébrale, température corporelle, peut-être même le volume de ses gaz intestinaux et Dieu sait quoi encore. Elle se sentait mise à nu, stressée à l'idée que son corps trahisse ses rares secrets. Elle n'aimait pas ces types modifiés. Sous couvert de Raison, ils s'y cachaient les pires cinglés de l'Amas cométaire, des fanatiques de la survie ayant troqué une part d'Humanité pour des processeurs cybernétiques, dans l'intérêt commun... Selon eux. À peu près certaine qu'ils ne lisaient pas les pensées, Antéa se créa l'image d'un doigt d'honneur. Elle tenta ainsi de se rassurer. Enfin, elle parvint à se ressaisir. Le peu de transgressions qu'elle se permettait ne faisait pas d'elle une personne à risques pour la sécurité de l'Amas cométaire.
— Je suis le Chef des S.I, reprit l'homme assis, comme si cette information était négligeable.
Antéa ne put empêcher son cœur de s'emballer. Elle s'en doutait, mais venait d'en avoir confirmation. L'homme était le plus puissant de l'Amas et aussi le plus dangereux. Ce n'était pas une personnalité publique et son visage était donc peu connu. Il gouvernait depuis l'ombre de cette comète. Antéa n'aurait jamais imaginé qu'un tel homme se trouve dans un bureau si petit et austère. Voilà qui contrastait avec le luxe ostentatoire de la comète du Conseil.
Le prêtre du Logos montra au Chef des S.I. les images holographiques du sauvetage par Antéa des embryons.
Le prêtre-programmeur présent aux côtés du Chef des S.I, Antéa ne devait pas s'attendre à ce qu'il lui soit présenté. En prenant la robe du Logos, on renonçait à son identité et son individualité, réduite à peu de chose dans l'Amas. Chaque habitant n'était désigné que par un prénom distribué aléatoirement à la naissance, parfois suivi d'un numéro lorsque le prénom était déjà pris par un autre. Les noms de famille avaient perdu toute utilité depuis l'abandon du concept de famille nucléaire et d'autres corolaires tels que la filiation ou la succession. Les rares possessions des gens normaux ne nécessitaient pas que les S.I. s'y intéressent. Ainsi au suicide de sa mère, Antéa n'hérita que d'un simple gilet. Et pour ceux qui étaient parvenus à accumuler beaucoup trop, la collectivisation intervenait après les décès. Silence Immobile confisquait tout au profit du peuple dans son intégralité. Les prêtres-programmeurs allaient plus loin, allant jusqu'à renoncer à leur identité.
Antéa détailla davantage le prêtre-programmeur et s'attarda sur ses implants cybernétiques sans pouvoir masquer des micro-expressions faciales de dégout. Ce mélange de chair et de puces informatiques imbriquées le rendait repoussant. Des rumeurs disaient que les prêtres du Logos étaient reliés entre eux par une sorte de réseau, qu'ils ne possédaient plus d'individualités propres, mais une conscience collective.
« Si c'est vrai, cela signifie que j'ai en face de moi une foule de personnes qui me scrutent. »
Son sentiment de malaise s'intensifa.
Le Chef des S.I. déclencha d'un mouvement une pause sur la vidéo, au moment où Antéa se plaquait sur la paroi de son vaisseau tandis que le bombardement de débris les frappait.
— Vous n'avez pas froid aux yeux. On aurait bien besoin de gens téméraires comme vous dans les forces d'intervention.
Le Chef des S.I. scruta la réaction d'Antéa. Elle essaya de rester neutre, mais ne parvint pas à cacher les discrets signes de sa profonde aversion. En une remarque, le Chef des S.I. l'avait percé à jour. Il savait qu'Antéa n'aimait pas Silence Immobile.
— Silence Immobile vous remercie pour votre sauvetage, salue votre sang-froid, etc. Vous êtes promue Commandante du nouveau vaisseau-couveuse, à savoir le vôtre dont le réaménagement de la soute, l'équipement d'un laboratoire de génétique et les réparations structurelles débuteront dans les jours à venir et seront conduits à marche forcée. Vous aurez sous vos ordres l'ancien équipage à l'exception de l'ancienne Commandante. Nous vous attribuerons également une technicienne de maintenance de façon permanente, ce afin d'éviter qu'une panne touche à nouveau la comète où est conservée la nouvelle génération. Il vous est demandé de préparer des couchettes pour la venue de votre nouvel équipage. Vous continuerez toutefois des missions de rang 3 qui ne mettront pas en danger votre cargaison, ce jusqu'à ce que les chantiers d'aménagement des futures comètes d'habitations soient achevés. Nous verrons alors, ce que nous ferons de vous et de votre vaisseau. Avez-vous des questions ?
Antéa accusa le coup, ne parvenant pas à s'empêcher de ciller. C'en était fini de la tranquillité dont elle avait joui jusqu'à présent, seule à bord de son vaisseau-comète avec Amitié. En pensant à lui, elle réalisa immédiatement à quel point elle allait devoir faire preuve de discrétion. Elle ne connaissait pas ce nouvel équipage. Elle avait juste cogné sur l'un d'entre eux.
Antéa se mordit fort la lèvre pour ne pas protester face à cette promotion. Il lui était impossible de refuser. Le Chef des S.I. ne lui avait pas demandé son avis, juste si elle avait une question. Une lui trottait en tête. Elle prit son courage à deux mains.
— Que devient l'ancienne commandante ? demanda-t-elle.
Cette question provoqua une moue agacée du Chef des S.I.
— Cela ne vous regarde aucunement, mais nous l'avons autorisée à prendre sa retraite avec effet immédiat.
Antéa n'osa pas demander si cela était le souhait de cette pétillante femme qui avait pris sa défense quelque temps auparavant. Prendre sa retraite dans l'Amas cométaire signifiait qu'on n'acceptait de ne plus être utile à la société. En d'autres termes, on se rendait sur la comète Hôpital pour se voir servir de cobaye, être euthanasié puis – dans tous les cas – recyclé. L'autorisation accordée à l'ancienne commandante du vaisseau-couveuse par Silence Immobile avait tout d'une sanction dans ce cas présent. Peut-être aussi la culpabilité de la perte de son vaisseau-couveuse avait été trop forte pour elle ? Peut-être avait-elle réellement demandé sa retraite ? Dans tous les cas, elle avait l'âge de partir.
— Parlons d'autres choses, Commandante Antéa... Malgré vos résultats excellents au test universel de positionnement annuel, le Logos porte à mon attention que les rapports d'incidents de conduites émis par Contrôle et votre enfance compliquée témoignent d'une immaturité émotionnelle.
Antéa ne releva pas, se contentant d'un regard neutre à l'attention du prêtre-programmeur qui n'avait pas cligné les paupières une seule fois de son unique œil organique depuis qu'elle était rentrée dans la pièce. Ce commentaire délibérément provocateur visait à la faire réagir. Antéa ne lui en n'offrirait pas le plaisir.
Le vieil homme esquissa un début de sourire en observant sa réaction. Il continua.
— Vous voici désormais en charge de la future génération, cinquante-mille âmes. Il serait bon de vous calmer en matière de pilotage.
Antéa resta silencieuse. Elle ne parlerait que si elle y était à nouveau invitée.
— Par ailleurs, l'attention que le peuple de l'Amas vous porte ne va sans doute pas retomber immédiatement. Il nous apparait que d'aucuns veulent vous ériger en modèle pour la jeunesse de l'Amas. Oui. Nous sommes très bien informés. Vous saluerez d'ailleurs de ma part, Monsieur le Conseiller en repartant. Bref, votre situation peut servir le dessein de Silence Immobile. Nous ne leur avons donc pas interdit de vous mettre ainsi en avant. De doux utopistes essaieront peut-être ainsi de vous manipuler tout en vous protégeant par une surmédiatisation. Leur raisonnement est qu'une femme anonyme comme vous, solitaire, sans famille, sans même d'amis pourrait disparaitre du jour au lendemain sans que nul ne s'en rende compte...
Le vieil homme marqua un long silence.
— En réalité, vous ne risquez strictement rien de Silence Immobile tant que vous n'enfreignez pas notre doctrine. Que vous soyez une inconnue ou une personnalité, nul n'est intouchable. Silence Immobile vous invite donc à faire preuve de modération dans vos prises de paroles publiques. Le mieux serait même de les limiter jusqu'à ce que nous ayons besoin de vous. Vous passerez des messages à la jeunesse de l'Amas pour nous, ce que vous ne sauriez nous refuser... M'avez-vous bien compris ?
Antéa acquiesça, terrifiée et profondément outrée par le rôle que Silence Immobile comptait lui faire jouer.
— Vous pouvez disposer.
Antéa s'en retourna vers la porte du bureau. Sa tête lui parut lourde, sa démarche chancelante. Les menaces explicites qu'elle venait de recevoir étaient on ne peut plus limpides. Si elle causait du tort aux S.I, elle disparaitrait purement et simplement. On lui laissait la liberté de devenir une marionnette au service de cette police secrète. Alors qu'elle approchait de la porte, la voix du Chef des S.I. reprit la parole d'un ton très neutre.
Antéa s'immobilisa. Ses muscles du cou se raidirent, douloureusement. Cette journée devait prendre fin et vite.
— Commandante, je doute que vous ayez envie que la totalité de l'Amas apprenne votre statut d'Unique et la honteuse infertilité qui vous a valu tant de déboires par le passé. Nous ferons taire ce genre d'informations par nos services si elles remontent à la surface, mais nous pourrions tout autant faire connaitre votre tare au plus grand nombre. Me comprenez-vous bien ?
Un sentiment d'horreur étreignit Antéa.
— Oui, parvint-elle à dire d'une voix faible et étranglée.
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