Histoire (2)

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Max :

Rose et Claire me regardent avec attention. Je prends mon temps avant de commencer à parler, j'avale ma salive en prévision de l'assèchement de ma gorge ; je prépare à côté de moi une cannette de bière dont j'ouvre l'opercule et prends une cigarette dans la main puis je finis par dire :

–Je m'en rappelle comme si c'était hier, je venais d'arriver en ville. Il faisait nuit, je cherchais un endroit où dormir et en passant devant la falaise, j'ai vu quelqu'un sauter dans le vide. J'ai marché jusqu'au rebord et à ma plus grande surprise, je ne voyais pas le corps, il avait disparu.

J'allume ma cigarette et prends une grande inspiration de nicotine, de goudron, d'arsenic, d'acétone et d'additifs, pourquoi je retiens des informations comme celle-là ? Retourne à ton histoire :

–Ce phénomène m'intriguait, il était hors de question que je dise ça à qui que ce soit. Un SDF qui délirait sur des suicidés qui disparaissent comme par magie, pour moi, ç'aurait été l'asile direct. J'avais donc patienté et une autre personne à sauter peu de temps après. Cette fois-ci, j'avais vu la chute et la disparition. Pour moi, c'était comme s'il y avait une sorte de mer invisible qui avalait tout ce qui passait. J'avais fait des tests et tout était aspiré par cette mer. Je patientais au bord de la falaise quand une énième personne est arrivée. Je ne lui avais même pas jeté un regard et je lui avais demandé :

–Toi aussi, tu veux sauter le pas ?

–N'essaye pas de m'en empêcher.

–Fais comme tu veux, moi, je m'en fiche.

Je m'étais levé en me tenant à ses côtés :

–Je voulais sauter avec quelqu'un.

–Tu es très bizarre comme mec.

–Merci pour le compliment.

Nous avons sauté en même temps, quand je me suis réveillé, j'étais dans le Somnium.

Je prends une pause pour boire ce liquide ambrée qui attend bien sagement à côté de moi, je suis interrompu par Rose qui me demande :

–C'est là que t'a rencontré Gloriam ?

J'avale le reste de ma boisson et remplis de nouveaux mes poumons de substances chimiques, je lui réponds en soufflant :

–Non, il est arrivé bien après. J'ai erré longtemps dans le Somnium, j'pense que j'ai dû passer une journée entière là-dedans. J'étais passé par plusieurs stades, l'émerveillement, la panique et l'acceptation, un peu comme les sept phases du deuil si tu veux.

Claire me coupe :

–Comment ça ?

–Découvrir quelque chose de nouveau est follement excitant, puis j'ai paniqué en me disant que j'étais probablement dans une sorte de purgatoire. J'ai finalement accepté ce qui était en train de m'arriver. J'ai exploré et réfléchi aux différentes possibilités qui s'offraient à moi. Je ne comprenais absolument rien à ce nouvel endroit, rien de tout ce que j'avais lu et vu ne décrivait cet endroit. Mon cerveau n'arrivait tout simplement pas digérer le fait que je n'étais pas sur terre et à ma plus grande surprise…

Shusendo me coupe d'un coup, c'est vrai qu'il a fait du théâtre, il doit bien aimer mettre en scène nos souvenirs :

–Je suis arrivé !

Shusendo :

Elles ne l'avaient pas vu venir, pour une fois que je peux être sur le devant de la scène, ça fait longtemps remarque, en plus de faire cracher un maximum de thune de la part de tous ceux qui sont là à regarder uniquement leur portable, ah, c'était le bon temps, je continue l’histoire de notre rencontre :

–J'étais tombé dans le Somnium. Au départ, moi aussi, je croyais être dans une sorte de purgatoire. Dès que j'ai vu Max, j'ai accouru vers lui.

Max qui pose sa tête sur sa main, dont le bras est fixé sur l'accoudoir du canapé, me regarde un rictus sur les lèvres :

–Ouais, en plus tu m'as fait peur en arrivant en chaussette.

Rose me demande estomaquée :

–Comment ça se fait que tu étais en chaussette ?

C'est si choquant que ça ? Remarque, vu comment les informations sont trafiquées, cela ne devrait pas m'étonner, personne ne connaît les traditions de son voisin, cela est bien dommage, j’explique donc les coutumes de chez moi :

–C'est normal chez moi, de retirer ses chaussures avant de se suicider ou en rentrant chez quelqu'un. J'dois avouer que j'ai paniqué quand on a commencé à se parler.

Max acquiesce en penchant légèrement la tête tout en gardant son sourire, qui est des plus radieux :

–On ne se comprenait pas du tout.

J'acquiesce à mon tour, Claire me dit ce qui sonne pour moi comme une évidence :

–Maintenant, tu n'as plus aucun souci à ce que je vois.

Je l'informe qu’il n’y a pas que moi qui soit dans cette situation :

–Oui, Max aussi d'ailleurs.

Max me répond avec un accent qui laisse à désirer :

私は同意する傾向があります.*

Rose sursaute :

–Depuis quand tu sais parler ça toi ?

Max pointe son doigt sur son front et le touche en faisant des mouvements de va-et-vient :

–Je te l'ai déjà dit que j'ai une mémoire photographique, même si ma prononciation doit laisser à désirer. Je n'ai absolument aucun problème pour la lire ou l'écrire.

Je recentre le sujet, lassé par le fait que Rose occupe toute son attention :

–Du coup, on essayait de se parler. Maladroitement j'avoue, en faisant des gestes complètement absurdes. Puis j'ai griffonné sur un papier quelques mots. Je lui ai donné mon bout de papier en lui passant mon stylo. Il m'a, lui aussi, écrit un mot, on est sortis après, enfin Max m'a traîné vers la sortie.

Rose demande, intriguée :

–Vous êtes sortis ensemble ?

Nous répondons en même temps :

–Oui !

Rose continue :

–Du coup, Shu, tu t'es fait téléporter en France ?

Ah ! Ah ! Si simple d’esprit de penser comme cela, je lui réponds amusé :

–Non ! J'ai atterri là où j'ai sauté. Oui, je sais, c'est très bizarre. Mais il existe plusieurs portes pour atterrir dans le Somnium qui mène tous à la même entrée. Et quand tu reprends cette porte, tu atterris là où t'es rentré, c'est clair ?

Rose hoche la tête pour montrer sa compréhension, vu tout ce qu’elle a vécu depuis notre rencontre, cela serait étonnant qu’elle soit surprise pour si peu, je reprends :

–Du coup, avec le papier, j'avais un indice pour réussir à communiquer. Il me suffisait de prendre le bon dictionnaire et c'était bon. Enfin, en théorie, la pratique a été plus laborieuse. Votre alphabet est tellement loin de mes idéogrammes. Sur le papier, il m'avait donné rendez-vous à la même heure qu'on s'était rencontré. Je suis allé au point de rendez-vous et Max était déjà là. Il était en train d'écrire en japonais, c'était de simples petits écriteaux du genre oui, non, on a communiqué comme ça pendant… combien de temps, on a mis déjà ?

Je me tourne vers Max qui me répond en se frottant le front pour se remémorer :

–Je ne sais plus, je crois qu'on a fait ça durant deux jours sans s'arrêter.

Rose nous hurle, choquée :

–Deux jours ?!

Je hoche les épaules :

–Ouais, c'était tellement nouveau, on avait tellement de choses à ce dire. Deux jours nous ont suffi pour se comprendre en phrase simple, on tenait des conversations entières comme ça.

Claire nous demande, intriguée :

–Personne n'a signalé votre disparition ?

Max lui répond égale à lui-même :

–Qui s'intéresserait à un SDF disparu ?

J’ajoute pour éclaircir ma situation :

–Et moi, mes parents s'occupaient uniquement de Ai. Si, je n'avais pas eu cours à ce moment-là, ils n'auraient absolument rien remarqué. Au bout du deuxième jour, on avait convenu de se rejoindre dans la vraie vie véritable, il nous a fallu six jours pour qu’on soit d’accord sur où et comment se rejoindre. Max n’aurait jamais pu rester chez moi. Pas la place et puis sa prononciation était vraiment trop horrible. Moi, grâce à mon lycée, je pouvais facilement le rejoindre. Il fallait juste préparer le terrain pour que l’école accepte sans broncher.

*Je suis totalement d'accord

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