6. Alexandre
Les chaises se remplissaient petit à petit de spectateurs sous l'oeil attentif d'Alexandre. Des amis de ses parents, des anciens professeurs, tous y étaient. Le bruit répétitif des vagues s'écrasant contre la mer passait aux travers des rideaux de soie. Sa mère avait loué une grande villa aux colonnes d'or, des plantes grimpantes partout sur les murs et avait installé son piano à queue dans le salon. Pour son premier concert, elle voulait une mise en scène grandiose, avait-elle dit. Mais Alexandre savait que même pour le centième, elle continuerait de louer des villas ou des châteaux pour lui.
Son père partageait un de ses vins avec des amis, plongé dans une discussion d'affaires. Il devait commencer à jouer dans dix minutes. William n'était toujours pas arrivé.
— Es-tu sûr de ne pas vouloir rencontrer Madame Delavoix ? insista sa mère.
— Je veux être tranquille avant de jouer.
Il admirait beaucoup sa mère - une femme brillante, majestueuse, à la longue chevelure rousse et au sourire éclatant- mais elle avait la sale manie de poser une question au moins vingt fois pour être sûre de sa réponse.
— Tu veux que je reste avec toi ?
— Non c'est bon.
Son index toucha furtivement son menton ; elle dut se mettre sur ses pointes pour déposer un baiser sur son front.
— Bonne chance mon chéri.
Alexandre se retira dans une chambre à part, prenant de profondes inspirations. La mélodie de Chopin jouait en boucle dans sa tête depuis des heures, et ses doigts s'activaient seuls. Ils couraient sur un clavier invisible, se remémorant les notes pour les rendre aussi naturels que des réflexes. Sa peur principale était de se bloquer dans un moment intense, de s'arrêter et de ne plus pouvoir reprendre. Son concert tomberait alors à l'eau. Et chaque fois qu'il jouait, il jouait seul, dans l'immense domaine de son grand-père, avec comme seuls spectateurs les anciennes collections de la bibliothèque. Là, il y aurait des personnes importantes. Des amis dont sa mère avait venté son immense talent, des partenaires à son père, des anciens de la haute à la culture enrichie par l'expérience de la vie. Et puis il y aurait William. William qui l'écoutait pour la première fois.
La porte s'entrouvrit.
— C'est quand tu veux, lui indiqua son père.
C'était le moment. C'était son moment. Tous les yeux fixés sur lui, sa petite personne comme centre de leur intérêt. Son père lui donna une tape d'encouragement dans son dos avant qu'il ne s'aventure dans la lumière du salon. Le silence était complet. Seule la mer continuait de chanter.
William était là, assis au deuxième rang, un sourire rassurant sur les lèvres. Il était venu. Il avait tenu parole. Alexandre s'en montra rassuré et angoissé à la fois. Néanmoins, il cacha ses émotions du mieux qu'il put et hocha la tête dans sa direction pour un "merci" silencieux.
Il jeta un oeil à ses partitions tandis que Élise, sa petite cousine, s'intallait derrière lui pour pouvoir les bouger pendant la pièce. Ce fut elle qui annonça la première pièce de sa voix fluette :
— La Fantasie Impromptu de Chopin, Opus 66.
Plusieurs murmures admiratifs parcoururent la foule. Une des pièces les plus difficiles du compositeur, et il la jouait lui. Devant eux. Une vague de fierté le poussa à s'asseoir sur son tabouret et chassa durant un cours instant sa peur d'échouer. Ses mains se posèrent doucement sur ses genoux.
Il respira. Les vagues suivirent son rythme, plus fortes dans le silence de la villa. Quand le piano commencerait à résonner, elles ne s'entendraient plus. La musique, par son charme, pouvait effacer les plus belles merveilles.
Ses yeux se posèrent sur les partitions. Il les connaissait par coeur, mais observer ces notes s'enchaîner à toute vitesse sur du papier le rassura. Le bout de ses doigts se déposèrent tendrement sur le clavier. Il était prêt. Au bord du gouffre, prêt à tomber, prêt à s'écraser sur les rochers de la difficulté mais entraîné par un profond désir d'entrer dans la mélodie et de ne plus jamais y ressortir.
Le premier accord grave s'éleva au dessus du piano, tel le carillon du danger. Le deuxième suivirent, les deux mêmes que le Prélude de Rachmaninoff dont la mélodie était la définition même du cortège funèbre. Tout de suite après, les premiers efforts de la main droite, puis ce fut la chute.
La villa n'existait plus. La mer non plus. Seulement la tornade de notes qui s'enchaînaient au bout de ses doigts, la douceur puis le fortisimo, et le mouvement tournoyant du clavier, l'escalier qui convergeait entre sa main gauche et sa main droite.
Une mélodie qui se répétait à deux fois, atteignait l'âme de l'auditeur pour le laisser dans la frustration d'un ouragan. Chopin connaissait la nature humaine. Car il n'offrit pas cet ouragan, mais un bel après-midi d'été. De petites notes touchant les fleurs une par une, envolées dans la brise tiède d'une saison chaude. La tranquilité même qui se répétait dans plusieurs mouvements, et dans lequel son coeur se réfugia. C'était doux, c'était humain. Il n'existait plus rien à part ce rêve éveillé où la musique avait un goût de réalité. C'était simple, ça sentait l'amour. Deux mains qui se lovaient l'une dans l'autre, deux lèvres qui se rencontraient, se goûtaient mutuellement, se découvraient et dévoilaient les profondeurs de leur âme.
L'auditeur venait de se sentir soulagé par cette tendresse improvisée, mais encore une fois, Chopin se jouait d'eux. Car après une chaleur soudaine, venait une violente tempête.
Le même air tournoyant reprit, la même souffrance pour sa main droite qui glissait sur le clavier, sa main gauche qui accompagnait par un mouvement vif et rapide. La vitesse était dédoublée, il fallait aller vite, vite et très vite, fortisimo, donner toute son âme, toute sa passion dans la mélodie de l'orage. Les deux amants venaient de ses séparer, la pluie fouettait les fleurs et les hautes herbes. Un tonerre qui se répétait à deux fois, deux cris désespérés dans la colère sauvage du ciel.
Puis ce fut la séparation tragique, la mort qui s'abattait sur ce rêve d'été oublié. Quelques secondes seulement de destin arraché, d'une conclusion non-finito. Vint ensuite la pesenteur de la mort, mêlée aux regrets d'un ancien temps passé. Et ce furent quelques notes qui conclurent ce drame. Les amants ne se retrouveraient jamais. Cette tristesse apparente que donnait la main gauche l'annonçait.
Il n'y aurait pas de fin heureuse pour cette histoire.
Ce fut le silence durant plusieurs secondes. Il fallait que l'auditeur se remette des émotions. Chopin remuait les sentiments comme une crème à fouetter, il prenait entre ses griffes les plus sensibles pour que jamais ils ne s'échappent. Alexandre avait joué cette musique des milliers de fois, et jamais il ne s'en était trouvé insensibilisé.
Les applaudissement envahirent le salon entier. Sa mère s'était levée, un énorme sourire plaqué sur son visage. Son père se faisait plus discret, mais la fierté dans ses yeux ne passa pas inaperçue. Il fut soulagé. Il avait réussi à transmettre ce que Chopin avait voulu transmettre en composant cette Fantasia, sa mission était accomplie.
Sa mère l'entraîna ensuite parmi ses connaissances, le présentant à tous ceux à qui elle n'avait pas pu le présenter avant le concert, mais avec la preuve, cette fois-ci, que son fils était une vraie pépite. On le félicita, venta son jeu. Son ancien professeur de piano lui exprima toute son admiration. Il demanda où se trouvait son grand-père, et Alexandre répondit qu'il n'aimait pas l'écouter avec autant de monde autour de lui.
Armand Voseire aimait l'intimité. Il l'écoutait jouer en méditant sur la mélodie, appuyé sur sa canne, bougeant ses doigts en même temps que son petit fils. Il connaissait cette Fantasia mieux que personne dans cette salle. C'était lui qui l'avait aidé pour l'étudier.
Alexandre, en jouant dans cette villa, n'avait pas cherché à satisfaire tous ces inconnus. Il avait voulu jouer pour son grand-père, un ancien pianiste dont les doigts n'arrivaient plus à bouger aussi vite qu'autrefois.
— William t'attends dehors, l'informa sa mère après une demi-heure de félicitations reçus.
Il se précipita dans l'air nocturne. Les vagues s'écrasant sur le sable profitèrent de nouveau d'une écoute attentive. Il leur avait pris la gloire pour un temps, mais elles la reprenaient vite. William fumait, adossé contre le mur de la bâtisse, le regard perdu dans les reflets noirs de l'immense étendue. Il ne prononça pas un seul mot quand il s'approcha. Seule sa fumée blanches s'échappant de ses lèvres parlaient pour lui. Est-ce qu'il avait aimé ? La musique classique n'avait jamais été sa prédilection, même s'il l'écoutait parler de Sarasate en souriant. Le fait qu'il s'y intéresse signifiait déjà beaucoup pour lui. Qu'il aime était autre chose.
— Je n'ai jamais ressenti ça avant.
Ce furent les premiers mots qu'il prononça.
— Ressenti quoi ?
— C'est difficile à expliquer.
— Essaie toujours.
Il poussa un profond soupir, approcha la cigarette de sa bouche, inspira, expira. Le bout du papier se consumait petit à petit et les cendres chutaient tragiquement.
— Je n'ai regardé que toi durant toute la pièce. Je voyais tes mains bouger, ton corps suivre le mouvement. La pièce de Chopin était magnifique, bien sûr, mais toi...
Il inspira à nouveau, s'interrompant tout seul.
— Tu étais l'oeuvre d'art qui embellissait la mélodie, termina-t-il.
Jamais on ne lui avait fait un compliment pareil. Pour lui, il n'était que le moyen du compositeur pour retransmettre sa musique à travers les âges. Il était un instrument, autant que le piano l'était. La vraie protagoniste du concert était la partition. Pas lui.
Mais derrière ces mots, Alexandre devina qu'il y avait plus. Les aveux étaient comme les notes : ce qu'on écoutait était le noyau, mais l'arrière pensée devenaient le rêve d'été et le cri malheureux des amants.
— Est-ce que tu aimes Emma ?
Ce fut une question si soudaine que même lui se trouva surpris de l'avoir posé. Le contexte n'y était pas, mais la lune écoutait, attentive. William le dévisagea.
— Pourquoi ?
— Est-ce que tu l'aimes ? répéta-t-il.
— Elle est ma meilleure amie.
— C'est pour ça que tu l'as embrassée.
Il parut se figer un court instant, avant de reprendre sa respiration.
— Qui t'as dit ?
— Emma était bourrée quand elle l'a avoué à Erwin. Et Erwin m'a dit.
Il éclata d'un petit rire sans joie.
— Les secrets ne durent jamais bien longtemps dans ce groupe.
— Alors, tu vas répondre à ma question ?
— J'y ai déjà répondu.
Sa cigarette venait de mourir dans sa main. Comme pour donner une occupation à ses doigts, il en reprit une autre et se remit à fumer. Alexandre eut l'impression d'avoir Lucas face à lui. Quand ses deux amis étaient encore en bon termes, ils s'assayaient parfois sur une terrasse pour éclater un paquet entier. Ça l'agaçait.
— Pourquoi tu la poses en fait ? reprit-il.
— Je veux savoir, c'est tout.
C'était vrai. Juste la curiosité. Tout le monde se posait la question mais personne n'osait la prononcer. Peut-être que la réponse n'existait pas. William tapota sur la cigarette pour faire tomber le papier brûlé.
— Emma me rappelle trop mon passé. Elle est exactement ce que j'étais il y a cinq ans : saoul et autodestructrice. La seule raison pour laquelle je reste près d'elle, c'est pour pas qu'un connard comme mon cousin l'entraîne dans la drogue, comme il l'a fait avec moi.
— Mais tu l'as embrassée.
— Alex, tu crois vraiment que je tomberais amoureux d'une ancienne version de moi ?
Il haussa les épaules.
— J'en sais rien.
— Non, t'en sais rien, c'est ça le problème.
— Mais je sais que tu l'as embrassée.
— Bon, c'est quoi le problème là ? s'énerva-t-il. Oui je l'ai embrassée, et alors ? Pourquoi ça te remue autant l'esprit ?
La vérité était que lui-même ne le savait pas. C'était gravé dans sa mémoire, juste là, et ça ne voulait pas partir. Parfois, il les imaginait presque collés l'un contre l'autre, s'échangeant des baisers langoureux au milieu d'une musique assourdissante. Il ne pouvait pas s'empêcher d'y penser. Ça revenait comme une gifle et ne le laissait jamais en paix.
— Après que vous soyez rentrés, vous avez dormi dans la même chambre. Est-ce que vous êtes allés plus loin ?
William resta interdit. Sa cigarette se consumait lentement dans sa main, mais il n'osait pas inspirer sa matière toxique. Alexandre évitait souvent de trop penser avant de parler, parce que sinon, il ne disait jamais rien, mais cette fois-ci, il aurait voulu y réfléchir à deux fois. Que penserait William de lui maintenant ?
— T'es sérieux là ?
— Oublie.
— Non non non.
Il lui attrapa le coude alors qu'il rebroussait chemin. Les deux jeunes hommes se dévisagèrent, à moitié cachés par l'obscurité de la nuit, et seulement illuminés par les lustres de la villa.
— On a juste dormi.
Alexandre s'insulta presque pour se sentir soulagé. Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ?
— Ok.
William le lâcha, mais Alexandre ne bougea pas. Il ne voulait pas abandonner cette intimité que la nuit avait crée. Il voulait rester là à l'observer fumer pour le restant de ses jours, que le soleil ne se lève jamais et que le temps ne s'écoule plus.
— T'as vraiment bien joué ce soir.
— Merci.
William reprit une gorgé de la fumée et tourna la tête pour recracher. Leur proximité ne fut évidente qu'à ce moment là. Alexandre se sentit soudain paniqué.
— Je ne sais pas pourquoi j'ai posé toutes ces questions. Pardonne-moi.
— Je ne sais pas pourquoi j'ai eu toutes ces pensées en te regardant jouer. Pardonne-moi aussi.
Un rire jaillit du balcon de la villa. Un nuage passa devant la lune.
— Quelles pensées ?
— J'ai cru voir ton âme ce soir.
Il avança son visage du sien. Alexandre devint une statue de pierre, pétrifié à l'idée de faire un faux mouvement, la gorge rétrécie par la surprise, par l'odeur de tabac qui venait subitement de l'enrober. Mais William dévia ses lèvres. Il colla sa joue contre la sienne, puis il murmura à son oreille :
— Elle était magnifique.
Quand le réveil sonna le lendemain matin, il eut l'impression d'avoir rêvé cette discussion. Le doute s'imisça et ne le quitta pas jusqu'à son arrivée à Memphis. Il rejoignit Erwin et William, s'asseyant à leur côté sans montrer aucun signe inhabituel. Il préférait faire cela. Prétendre qu'il ne s'était rien passé. Prétendre que ses mots ne tournaient pas encore en rond dans sa tête. Il pensait trop. William avait dit ça par gentillesse.
Mais le sourire que celui-ci lui offrit le fit rougir. Il le cacha en baissant la tête et en cherchant son téléphone dans son sac alors qu'il était dans sa poche.
— Tu m'aides pas, mec, se plaignit Erwin.
Pour la première fois, il remarqua son regard de détresse. Alexandre se redressa, pris de court.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Madden, soupira William comme si c'était évident.
— J'ai tout fait foirer, reprit Erwin.
Si par foirer il voulait dire soulever Madden sur une table et l'embrasser comme si sa vie en dépendait alors oui, il avait bien foiré.
— Dis lui que t'es prêt à faire semblant, le conseilla William, et hop, tu en profites pour être avec elle.
— Justement. Elle est pas idiote, elle a compris que je ferai ça.
— Moi c'est Madden que je ne comprends pas, intervint Alexandre. C'est bête de demander à quelqu'un de faire semblant de nous aimer si cette personne est déjà amoureuse.
— Ah, merci !
— Alors elle fait quoi, elle refuse de se plier au Mur au risque que vous y passiez vous deux ?
Il aurait bien répondu "elle a qu'à lui pardonner", mais il ne savait pas ce que c'était d'être trompé de cette manière. Il ne comprenait pas sa douleur, alors il n'était personne pour lui dicter les choses à faire.
— Au pire, vous avez encore un an.
— Huit mois, corrigea Erwin. Le bal est début Juin.
— Quatre mois pour tomber amoureux, quatre mois pour s'aimer, sourit niaisement William.
Le téléphone d'Alexandre se mit à vibrer. La surprise l'envahit quand il aperçut le nom affiché sur l'écran. Simon Beaulait. Que lui voulait-il ? Il vérifia qu'aucun de ses deux amis n'aient vu la même chose que lui. William était en rogne contre lui, sûrement à cause d'Emma, et Erwin n'hésiterait pas à le suivre en cas de problème. Simon lui demandait de le retrouver sur la piste d'athlétisme. Affaire urgente. Il s'était peut-être trompé de destinataire, Alexandre ne lui avait parlé qu'une fois dans sa vie.
Mais non. Un "merci Alexandre" ôta ses doutes.
— Il faut que j'y aille.
— Tu vas où ? s'enquit William.
— Retrouver un ami.
— Un ami ?
— Tu doutes que j'en ai ?
— Non, pas du tout.
Mais il ne semblait pas entièrement convaincu. Difficile de le croire en effet quand il passait ses journées avec eux depuis des années. Même Erwin plissait les yeux, soupçonneux. Il aurait du trouver une meilleure excuse. Son sac sur ses épaules, il ne donna pas plus d'information et se dirigea vers la piste d'althlétisme.
La chaleur remontait du sol tel un fourneau. La sueur flottait dans l'air, une odeur qui piquait dès qu'on posait son nez dessus. Des garçons parcouraient à grandes enjambées la piste. Un groupe de fille sautaient les haies. Un entraîneur exposait ses instructions à son groupe de demi-fond. Simon était en train de courir quand il arriva, un ami à ses côtés. Il esquissa un geste de la main puis sortit de la piste. Alexandre attendait patiemment une explication, observant à la dérobée tout ce petit monde. Simon passa une serviette derrière sa nuque tandis que son ami buvait goulument dans une bouteille d'eau.
— Merci d'être venu.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Allons parler au frais.
Il n'y avait personne dans le gymnase. Leurs chaussures crissèrent sur le sol, répercutant le bruit partout dans l'infrastructure.
— Je te présente Léandre. Son père vient d'ouvrir un restaurant près d'Orange et il a besoin de vins. De bons vins.
Le regard d'Alexandre passa de Léandre à Simon, de Simon à Léandre, et il comprit. Son coeur fit un bond dans sa poitrine. S'il parvenait à tisser une relation avec son père et un acheteur, ses parents seraient fiers de lui.
— Cool. Je peux arranger ça.
— À une seule condition, intervint Simon.
Léandre croisa ses bras sur sa poitrine.
— J'attends de toi deux choses, commença-t-il. La première, que tu me payes un restaurant pour deux personnes. La deuxième, que tu y emmènes Emma sans lui dire que j'y suis.
Simon voulait un restaurant avec Emma. Si William l'apprenait, il allait le tuer. Le massacrer. Lui arracher les yeux et les dents. Mais si Emma cédait à ses avances, il ne l'embrasserait plus. Et Alexandre arrêterait de se demander ce qu'il y avait entre eux chaque fois qu'ils se retrouvaient.
— Tu ne peux pas te payer ton restaurant toi-même ?
— Tu sais comment est Emma. Elle a des goûts de luxe, et pour la séduire, c'est mon seul moyen.
— Demande à celui qui t'a payé ta piscine en or.
— C'est moi mec, intervint Léandre, et j'ai plus d'argent à lui prêter.
C'était bête, en effet.
— Alors ? voulut savoir Simon.
Il était gagnant deux fois dans cette affaire. Son père gagnerait un acheteur et Emma sortirait des prétendantes possibles à William. Si elle se laissait séduire, évidemment. La connaissant, elle serait capable de mettre feu au restaurant avec Simon dedans.
— Laisse-moi appeler mon père.
— Pas de soucis, on t'attends.
Il s'éloigna de quelques pas. Après deux bips sonores, son père répondit.
— Qu'est-ce qu'il y a?
Il devait être occupé pour répondre de manière aussi bourru. Cela ne le dérangea pas. Il retrouverait vite sa bonne humeur.
— J'ai un acheteur.
— Qui ?
— Un ami à moi, mentit-il. Son père va ouvrir un restaurant à Orange et il veut des vins de qualité, locaux.
— Le nom ?
Alexandre colla le micro contre son tee-shirt et se retourna pour le demander. Il reprit le téléphone.
— Lavandier. Le fils s'appelle Léandre Lavandier, le père je ne sais pas.
Un court silence dans lequel il perçut le grattement d'un papier.
— Tu as réussi à avoir ce contact tout seul ?
— C'est un ami j'ai dit.
— Ne me prends pas pour un idiot.
Il serra sa mâchoire.
— Oui.
— Je ne veux pas que tu te mettes dans des affaires qui craignent.
— Papa, je sais ce que je fais.
— J'en doute.
Il détestait sa manie à toujours remettre en doute ses capacités. Il était censé reprendre le domaine un jour, il avait vingt ans et il ne lui faisait pas confiance. Que fallait-il qu'il fasse pour qu'il le regarde comme le digne héritier de toutes ses propriétés ?
Puis il se souvint brusquement de la demande de Simon.
— J'ai besoin que tu me laisses une marge dans mon compte, aussi.
— Alex, tu joues à quoi là ?
— Fais moi confiance, souffla-t-il avec exaspération.
— Combien ?
— Quatre cent.
Simon voulait un bon restaurant, il allait lui donner un bon restaurant.
— C'est pour quoi ?
— Depuis quand je dois te dire ce que je fais de mon argent ?
— Pour ta gouverne, cet argent est le mien, répliqua-t-il sévèrement.
— L'acheteur te remboursera.
— Nom de dieu, je me fiche d'être remboursé, je veux juste savoir si cet argent ne va pas dans du stupéfiant ou je ne sais quoi. C'est notre réputation qui est en jeu.
— Papa, tu me prends pour qui ? Je ne touche pas à ce genre de choses. Cet argent va pour un maudit restaurant, j'ai arrangé un truc entre Emma et un autre gars, c'est tout.
— Bon, c'est bien.
Le soulagement dans sa voix fut plus qu'évident. Alexandre leva les yeux au ciel.
— Entre Emma et qui ?
— À samedi.
Et il raccrocha avec agacement.
— Marché conclu, déclara-t-il face à Simon et Léandre.
— Merci mec, sourit Simon en lui serrant la main.
Il devait certainement déjà s'imaginer avec Emma face à lui et un repas de quatre cent euros dans son assiette. William disait que c'était un connard, mais Alexandre n'y voyait qu'un garçon amoureux qui serait prêt à passer des marchés économiques pour séduire la fille qu'il aimait.
— Je réserve pour la semaine prochaine, lui fit-il savoir.
— Parfait. Et ne lui dit surtout pas.
— Je sais.
Il partit avec l'heureuse sensation d'avoir fait quelque chose d'utile.
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